vendredi 10 avril 2009

chapitre N-51 (début du roman)

Avec son air de Playmobil nordique pouvant sourire "d'une oreille à l'autre" sur une "quarantaine" de dents plus que parfaites, Stéphane Dambert ne passait pas inaperçu. A 18 ans, bien que petit (1m70), il était "loin du sol": ses jambes avaient confisqué des centimètres au dos et au cou, par rapport à la moyenne, de sorte que vu seul il semblait plus grand qu'il ne l'était, de même que son torse semblait large parce que court. Il savait qu'il grandirait encore nombre d'années: "les arbres qui poussent trop vite ne font pas du bon bois", lui avait dit sa grand-mère maternelle quand il disait qu'il se trouvait petit. Dans ce cas, franchir 1m80 semblait possible mais 1m85 incertain: il allait falloir en manger, de la soupe... Sans être costaud, parce que biologiquement jeune pour son âge, il donnait une impression de santé et de solidité grâce à des attaches épaisses (poignets d'où des menottes glisseraient facilement sur les mains, cou bref et épais, chevilles solides) et une allure générale "pas compliquée", tout en ayant ceci-cela d'intéressant dans le dessin (des yeux, des lèvres, etc).
Quand il était tout petit, des gens se demandaient même s'il n'était pas vaguement trisomique, tellement il était assemblé épais, pas compliqué et avec un air paisiblement heureux.
Ses parents avaient une assez bonne situation, étant tous deux employés de mairie: son père aux services techniques, sa mère au secrétariat à mi-temps. Son père était propriétaire (sans "communauté de biens") d'une petite maison plus que centenaire, de pierres apparentes, située à huit kilomètres de la côte d'où un prix d'achat très inférieur aux localités d'où l'on pouvait aller à la plage en vélo (certes, 8km c'était faisable, mais pas juste pour retourner chercher sa serviette si on l'avait oubliée à la maison), voire à pieds. Il était fils unique, en compagnie de Dolmen, chat tigré trouvé tout à fait anonyme (le "vrai" chat de gouttière) et ronronnant. Il y avait une chambre pour chacun de ses parents, "comme dans un château". La maison était équipée de systèmes de sécurité divers (incendie, intrusion, fuites d'eau, de gaz, etc) pouvant aussi être utiles en cas de perte des clefs, comme la porte de la cuisine qui avait une serrure à code mécanique "invisible": on l'actionnait en tournant la poignée et en comptant les crans ressenti dans la main ce faisant. Rotation d'un cran en sens inverse pour passer au chiffre suivant (il y en avait cinq), rotation à fond à l'envers pour remettre tout à zéro (un ressort plus puissant évitait de le faire par inadvertance). Après avoir règlé le cinquième chiffre (toujours invisible), le cran en arrière ouvrait la porte... si c'était bon. Ca ne faisait que dix mille combinaisons, mais comme il fallait un certain temps pour faire chaque combinaison (on ne pouvait pas revenir corriger d'un cran celle déjà faite, une fois que l'on avait essayé d'ouvrir) ce n'était pas humainement explorable, d'autant plus que contrairement à un système à chiffres apparents un visiteur non averti ne savait pas comment ça marchait. On pouvait d'ailleurs ouvrir en sa présence sans que celà lui permit de deviner le code, si on le faisait relativement vite, par habitude. Il constatait juste que la poignée tournait sans ouvrir la porte. Les autres serrures étaient électroniques, bien plus rapides à utiliser, mais expliquaient la présence d'une serrure purement mécanique "au cas où", car on ne pouvait pas faire totalement confiance à l'électronique. Le système mécanique était beaucoup plus robuste qu'une serrure à clef: on ne pouvait pas le casser en forçant sur la serrure avec une pince, car en "marche avant" ça cliquerait sans fin, tandis que si on allait au dela de la limite "remise à zéro" en marche arrière ça patinait aussi (sans clics). On ne pouvait pas enfoncer quelque chose ou injecter de la colle dedans, vu qu'il n'y avait aucun orifice. Ca avait l'apparence d'une porte ne se verrouillant que de l'intérieur.
Il y avait aussi un système pour faire partir des squatteurs éventuels, par envoi de gaz incapacitants (CS) voire mortels: le "halon" du système anti-incendie, qui confisquait l'oxygène de l'air, car s'ils s'étaient installés pour squatter ce serait qu'ils auraient neutralisé toutes les alarmes sonores, y compris celle du système anti-incendie, donc seraient victimes dans leur sommeil de leur propre forfait. Ce n'était pas automatique: il fallait l'actionner de l'extérieur de la maison, après l'effraction (s'il rien n'avait été forcé ça ne fonctionnait pas) s'ils n'étaient pas parti lors de celle-ci sous l'effet de l'alarme et du lâcher de gaz lacrymogène qui suivait cette alarme. C'était pour le cas où après la première effraction ils reviendraient s'installer.
De plus les rares fois où toute la famille était partie, les objets de valeurs et souvenirs personnels avaient été rangés dans une armoire métallique étanche surgissant du sol du garage, sous la grille pour l'eau (si on ôtait la grille, ça n'avait l'air que du plan incliné d'écoulement, le dessus de l'armoire étant cimenté), les Dambert laissant dans la maison des choses de peu de valeur, comme le vieux magétoscope Hitachi dont la courroie sautait souvent mais qui pourrait faire illusion si les cambrioleurs se contentaient de l'essayer quelques minutes avant de l'emporter, et autres choses de ce genre: l'ancienne chaîne hifi dont une des platines K7 ne marchait plus, la fausse argenterie sur la cheminée, des jouets que Stéphane aurait aussi bien accepté de donner à une association... Le scénario prévisible était soit la fuite sans avoir réussi à entrer, par déclenchement de l'alarme dès la pénétration dans le jardin, ce qui démarrait aussi l'enregistrement vidéo, soit après avoir réussi à entrer (avec des verrins hydrauliques on pouvait toujours réussir à forcer une huisserie, même blindée), fuite sous l'effet des lacrymogènes (ça pouvait marcher huit fois) en emportant au plus vite ce qui leur tomberait sous la main.
Ses parents ne faisaient pas de dépenses "d'évaporation": pas de voyages, par de restaurant, de cinéma, etc, de plus il était inutile de partir en vacances quand on habitait à 8km d'un bord de mer. Grâce à quoi le crédit de la maison avait été payé dès les 12 ans de Stéphane (Loïc n'en avait pas hérité, d'ailleurs Stéphane avait encore ses quatre grands-parents et trois de ses arrière-grands-parents maternels), tout en pouvant s'offrir l'école Kermanac'h (tarif réduit grâce aux résultats corrects du petit) et nombre d'équipements modernes pour la maison (dont l'informatique dès le début des années 80), une voiture de "gamme moyenne supérieure" (la BX) sans avoir attendu que la GS ne fût à bout d'acharnement thérapeutique et en mettant de côté une épargne non négligeable: Stéphane pourrait ainsi règler les droits de succession de la maison s'ils mourraient prématurément.
Stéphane ne ressemblait pas à son père, costaud mais court sur pattes, châtain clair chiffonné un peu dégarni, nez épais, visage bombé, yeux flous (et pas uniquement parce que myopes) d'un vert presqu'incolore, lèvre inférieure épaisse, ni à sa mère, mince, cheveux lisses et secs châtain glacé, yeux vert-de-gris, avec un profil droit, certes, et un nez léger, presque asiatique, petite taille (1m65). Tous deux avaient des taches de son, mais pas lui, et il n'y avait pas un atome de cuivre dans l'alliage d'or et d'argent qui formait ses cheveux et ses sourcils. Son regard de "navigateur breton" était d'un vert un peu trop bleu (sans être "bleu-vert") pour ne venir que de sa famille. En faisant un dosage adroit entre ce qui provenait de certains de ses arrière-grands parents, on aurait pu obtenir une approximation d'un personnage comme Stéphane. Mais ça revenait à vouloir remettre pois cassés, riz et lentilles chacun dans une assiette après les avoir fait cuire ensemble.
Sans être laxistes, ses parents n'étaient pas embêtants. Contrairement à ce que croyait leur entourage, ils ne cherchaient pas à réussir quelque chose par procuration via Stéphane. Ils l'avaient comme on a un chat, ni plus ni moins. Ils ne lui avaient jamais fait la bise (de même que l'on n'embrassait pas les chats), mais souvent pétri ou câliné, petit. Une fois quelqu'un de la famille avait carressé les cheveux de Stéphane, cinq ans, et sa mère l'avait aussitôt retiré de sous cette main en disant "on n'est pas dans une orgie romaine: si tu veux t'essuyer, prends une serviette", ce qui avait fait rire tout le monde mais montré qu'elle n'aimait pas que l'on touche son fils avec "des gestes de propriétaire". Là était la différence avec un chat, qu'elle aurait laissé caresser par autrui. Les autres enfants pouvaient jouer avec lui (Geneviève savait qu'il n'était pas fragile, à âge égal, et moins douillet que la moyenne), mais pas les adultes. Geneviève était-elle déjà consciente de l'existence de pédophiles "mondains", y compris des femmes, bien que l'on en parlât moins à l'époque?
Fin juillet 1994, après passage du permis de conduire par Stéphane. Sur ces photos de famille un peu surexposées règnaient les années 70: les voitures, les coiffures, les vêtements, les tabourets en plastique: tout y était. Il y avait longtemps que Stéphane n'avait pas vu de R14 ou de Fiat 127, contairement à certains modèles des années 70 et même 60 que l'on croisait encore de temps en temps. Il ne connaissait pas tout le monde, ou alors ils avaient changé depuis. Ce "Viking synthétique" d'au moins 1m90, avec sa tante et des cousines, qui était-ce?
Stéphane posa la question à sa tante.
- ah oui... Eetu. Avec deux "e" au début. Beau garçon... C'était un étudiant finlandais. Ca doit dater de septembre 1975.
- oui: on voit une 604, là-bas, donc c'est au moins en 1975. Ca non plus on n'en voit plus, des 604.
- tu arrives à voir que c'est une 604? On n'en voit qu'un petit bout.
- Eetu... la Finlande?
Sa tante sembla changer d'attitude, comme si elle venait mentalement de tirer le frein à main. Puis:
- oui, c'est très loin, et à l'époque c'était à moitié soviétique: on parlait de "finlandisation", et ce n'était pas un sort enviable.
Il explora les autres photos de l'album. Eetu apparaissait sur deux autres. Une où l'on voyait aussi la GS et deux des tabourets "tam tam" oranges, mais lui, on l'y voyait moins nettement que sur la première. Même si la photo avait été bien plus floue, impossible de confondre Eetu avec quelqu'un d'autre. Sur la troisième Eetu participait à une partie de pétanque. La découvrait-il ou cela se pratiquait-il aussi chez eux? Stéphane visualisa la scène: le cochonnet s'enfonçait dans la neige à l'atterrissage puis les joueurs en "tchapka" et pelisses visaient le petit trou, les boules disparaissant dans la neige à leur tour. Il faudrait utiliser des boules en plastique en ôtant une partie de l'eau qui les lestait: elles pourraient ainsi rouler sur la neige. De plus leurs couleurs vives se repéreraient mieux.
Stéphane était né le 16 juin 1976. Coïncidence? Sinon ça pouvait expliquer la moitié des choses. Pour l'autre moitié, il y avait l'arrière-grand-mère Henriette (la mère de son grand-père maternel) qui avait été toute blonde, avec un petit nez retroussé et des yeux en amande assez rapprochés. Probabilité de récupérer la moitié de ça au troisième héritage: 25% pour chaque chromosome concerné. Faible, mais possible. Si on incorporait une demi-part d'Eetu dans la pâte avant de pétrir et de mettre au four, ça pouvait avoir fait Stéphane. Eetu semblait avoir une vingtaine d'années, sur cette photo, donc il n'était probablement pas mort. Si c'était lui son père, il ne le savait certainement pas, étant reparti avant. Il était peut-être marié à une vraie Finlandaise (donc grande) avec des enfants tout aussi finlandais qu'eux, là-bas. Stéphane ne serait pas allé le déranger, parce qu'un "à côté de vacances", en ces années où le Sida n'existait pas donc où le préservatif n'était pas la règle, ça ne pouvait pas l'engager auprès du résultat éventuel de ceci (lui, Stéphane). Toutefois il aurait souhaité en savoir plus sur Eetu ("merci pour tes chromosomes..."), et sur la Finlande en général.
Stéphane s'était peu soucié de tout ceci avant. En Bretagne Nord, les petits enfants blonds n'étaient pas une rareté, sans être majoritaires. C'était par la suite que quelques allusions avaient commencé à pointer, en particulier de ses cousines qui, de fait, lui enviaient ces caractéristiques, en plus du fait qu'il n'ait subi ni lunettes, ni appareil dentaire, ni boutons, lui. Stéphane comprit rétroactivement qu'elles avaient déjà fait le rapprochement avec l'étudiant venu du froid. Finlandais, c'était encore plus exotique que suédois. Stéphane n'avait jamais vu de plaque "SF" sur des voitures. "S", rarement, mais de temps en temps. "N", plus rarement que "S", mais il en avait déjà vu, en été, par ici. "DK" n'était pas rare, sans être aussi fréquent que "NL", "D" ou "GB". Mais "SF"... trop loin pour venir en voiture, probablement, quoiqu'il eût déjà vu une plaque "H": Hongrie.
Il avait deviné depuis longtemps que son père trompait sa mère (jamais à la maison, mais il y avait parfois du parfum d'autre femme dans la voiture: la GS break, puis la BX), mais il n'avait pas deviné que sa mère en avait fait autant. Au moins une fois avant sa naissance.
Il entreprit donc d'apprendre le finnois, avec une grammaire à côté de laquelle le russe et le latin seraient passés pour des langues faciles. Pendant sa première année à Centrale Dinard, il s'était attaqué (avec succès) au suédois, pas parce qu'il se croyait d'origine suédoise, mais parce que beaucoup d'élèves-ingénieurs apprenaient cette langue en vue du voyage en Suède tant espéré, pour lequel ils pratiquaient tant bien que mal l'acharnement thérapeutique sur de grandes (ou petites) routières en phase terminale.
Il y avait bien des choses, dans cette école d'ingénieurs, comme la machine d'escrime virtuelle (répliquée à plusieurs exemplaires suite à ce projet d'études réussi): c'était une poignée au bout d'un bras multiarticulé robuste, venant d'en avant et au dessus du joueur, avec des verrins hydrauliques à asservissement électronique (pour les mouvements en force) et des moteurs électriques à vissage/dévissage pour les mouvements rapides demandant moins de force, mais permettant de bloquer la position (irréversibilité de la vis) une fois atteinte et finir au verrin pour obtenir l'ajustement final en force.
Avec des lunettes à immersion, on ne voyait plus le mécanisme mais une épée, un sabre laser, une tronconneuse (il suffisait de changer la poignée) selon le type de combat. La machinerie simulait l'inertie de l'arme: elle aidait les mouvements (tant qu'il n'y avait pas d'obstacle) pour les armes légères, de façon à ce que le joueur n'ait pas le poids du système à déplacer, donc ait la sensation de tenir quelque chose de léger (épée "mousquetaire"), ou au contraire augmentait l'inertie (rendant plus difficile la mise en mouvement puis la continuant une fois amorcée, ce qui faisait aller plus loin que prévu si on n'en tenait pas compte) pour les armes lourdes: épée à deux mains, tronçonneuse, disqueuse... avec les bruits et vibrations ainsi que l'effet gyroscopique d'un moteur s'il y avait lieu.
Le plus difficile (et qui avait vallu l'intérêt des professeurs pour ce projet d'études de l'an dernier) était le retour d'effort et en particulier le retour de choc: d'où l'intérêt des transmissions à vis qui bloquaient net à la position atteinte dès que l'on bloquait le moteur les entraînant. Il avait fallu lutter contre les flexions et torsions des sections ainsi que de leurs articulations. D'où une parenté du bras multi-articulé avec ceux de certains robots industriels.
Le joueur sentait son épée (par exemple) heurter et riper le long de cette de son adversaire (alors qu'il n'y avait rien: c'était la machinerie qui arrêtait et déviait le mouvement), impression confortée par le son et l'image. Le système pouvait aussi donner l'impression de trancher dans du "pas si mou que ça", par exemple de heurter des os dans de la chair.
Cette machinerie demandait une sorte de pont roulant et tournant au plafond (car le joueur pouvait se retourner et donc le mécanisme devait le suivre). Son encombrement et son coût d'industrialisation, s'il y avait lieu, l'excluait du marché "grand public" des jeux.
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Après cette première année d'élèves-ingénieurs à l'Ecole Centrale de Dinard, c'était à bord d'une vaste Audi 100 gris métallisé (version 1977) appartenant fièrement à Thierry, un copain de l'école venu de Rennes, qu'ils avaient pris la Nationale 13 pour Paris puis la N17 pour la Belgique (l'autoroute étant trop chère), le 2 juillet 1994. Vélos sur le toit, camescopes, matériel de camping, caisse à outils Facom (mais ce n'était pas que du Facom dedans). Il y avait une petite rumeur étrange sur les autoroutes belges, mais ça pouvait être un cardan, ou les roulements de la boite. Ce fut sur l'A1 un peu avant Wuppertal que la petite rumeur se mua indiscutablement en pilonnement de bielle coulée. Thierry leva le pied, cessant de profiter de la vitesse libre teutonique (quoiqu'avec le 1588 de cette Audi 100 "de base" la vitesse restât raisonnable) mais le bruit de marteau-piqueur devint tel qu'il fallut renoncer et sortir de l'autoroute pour prendre une décision. Le moteur n'était pas capable d'aller en Suède. Ni même au Danemark. Ni même de retourner en Belgique. Ce à quoi Stéphane (qui utilisait le prénom Aymrald à l'école) répondit:
- nous sommes en Allemagne: l'Audi 100, ils doivent en avoir plein leurs casses. Nous devrions trouver un moteur pas trop cher.
Thierry estima que peut-être, et qu'il n'y avait pas d'autre solution.
Il cherchèrent (moteur 1600 d'Audi 100 ou 80 ou VW Sirroco ou Passat, de préférence d'Audi 100 pour que les raccords et connexions soient exactement les mêmes), il trouvèrent: 280 marks, preuve qu'effectivement la demande locale était inférieure à l'offre. Ils n'étaient pas venus près de la casse avec la voiture (mais avec les vélos) pour ne pas montrer l'urgence de la situation. Il fallait dire qu'ils revenaient en France et qu'un copain à eux cherchait ce moteur mais qu'il pensait que ce serait moins cher en Allemagne qu'en France. Thierry n'alla la chercher qu'une fois le moteur facturé et payé, après avoir vérifié qu'il était complet (il avait passé assez de temps à bricoler l'Audi 100 pour savoir ce qu'il devait comporter). L'allumeur y était, ce qui n'était pas toujours le cas sur les moteurs dans les casses. Ceci éviterait d'avoir à transplanter l'ancien donc à le re-règler entièrement, Thierry n'ayant pas de lampe stroboscopique. Le volant moteur y était aussi: il suffirait de récupérer le mécanisme d'embrayage de l'ancien.
Thierry avait sa caisse à outils bien garnie, mais l'extraction de l'ancien moteur (en protégeant bien le radiateur. Heureusement ce n'était pas un cinq cylindres, donc il y avait la place pour le tirer contre le radiateur sans retirer celui-ci) fut une opération longue et difficile, en ayant soulevé alternativement les deux côtés de la voiture tout en glissant de gros morceaux de bois sous les roues puis sous le cric pour pouvoir aller dessous. Lors des derniers déplacements au moteur, il y avait eu un choc plus fort que les autres puis un bruit différent. Capot ouvert, le moteur n'était plus tout à fait aligné "comme d'habitude". Thierry pensa que les vibrations avaient déboulonné un des supports, celui de gauche vers l'avant, le chercha de la main... et trouva un bout de bielle surgi à travers un trou dans le carter en fonte du moteur, pile à l'emplacement du pas de vis pour le support, éjecté, d'où le basculement du moteur. Infarctus.
Cela leur prit 11 heures, vu l'absence de matériel de levage "mon empire pour une chèvre et un palan", avait dit Thierry.
-demande plutôt une nouvelle voiture
Quelques pauses (et décrassage des mains) pour prendre l'avancement des travaux au camescope: on ne le ferait probablement pas deux fois dans une vie. Réinstaller l'alternateur et reconnecter tout le reste fut presque une récréation, par rapport à l'épreuve de force de la transplantation de bloc. Reboulonner les bras des articulations du capot (il ne s'ouvrait pas assez pour l'opération): ouf!
Remplir à la seringue la cuve du double-corps (en ce temps là, même les voitures allemandes n'avaient pas toutes l'injection) pour éviter d'avoir à réamorcer le circuit d'essence au démarreur: la batterie ne l'aurait peut-être pas permis. Du coup, joie de toute une vie quand le moteur greffé s'anima au quart de tour, et qu'après avoir embrayé avec prudence l'Audi se déplaça. Re-contrôle des niveaux, hisser le moteur mort dans le coffre (des années 70, donc à seuil haut. En plus c'était un bloc fonte, et non alu: encore plus lourd) après l'avoir enroulé dans des cartons d'emballage et du plastique pour ne pas salir. Retour à la casse: quitte à se débarasser du moteur éclaté, autant voir si on pouvait en tirer quelques marks au poids. OK: 20 DM. Ca payait l'huile, la pâte à décambouiser les mains et un peu d'essence en plus.
Après cette longue partie de mécanique aboutissant à une victoire de l'homme sur la machine, le voyage reprit. Thierry ne poussait pas trop son nouveau moteur ("nouveau" mais déjà daté de 152 517 km dans la "donneuse d'organes") sur autoroute, histoire de s'assurer d'abord que tout allait bien: "on fera de la vitesse au retour. Pour le moment, qui veut voyager loin ménage sa monture".
-nous sommes sur autoroute allemande dans une grosse Allemande et il faudrait se traîner comme en France dans une petite Française?
-j'économise de l'essence, vu les frais imprévus que je viens de subir. 280 marks, ça en aurait fait, des kilomètres...
-objection acceptée.
Ils s'arrêtèrent pour dormir avant de quitter l'Allemagne: un pays "pas trop exotique", avec une langue qu'ils connaissaient bien, des casses pleines d'Audi, une population ni hostile ni malhonnête, quoique depuis la réunification il y avait beaucoup de chômage donc tout n'était plus aussi net ni sérieux qu'avant.
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Stéphane, tout en étant pas banal avec son air d'importation finlandaise avait vécu une enfance qui lui avait semblé banale, avec une scolarité qui lui avait aussi semblé banale, sans se rendre compte que les rails qu'il fallait avaient été posés devant lui au bon moment par des parents qui tout en étant dans les services publics (communaux) n'étaient pas dupes de la "médiocratie institutionnelle" française.
Il était né à la maison (dans la baignoire pleine d'eau à 31°C: sa mère avait entendu dire que c'était une méthode "naturelle" et le médecin de famille, présent, n'avait rien contre) le 16 juin 1976. Stéphane était son second prénom et "prénom d'usage" pour l'école (souligné par les parents), jugeant que le premier risquait de faire rire ses camarades: Aymrald. L'officier d'Etat-Civil n'avait rien objecté, car ça avait un air de prénom "anciennement classique français", plutôt snob mais pas inventé. En fait sa mère voulait l'appeler Aymeric car elle avait entendu ce prénom et le trouvait intéressant. Son père qui s'appelait "Loïc" et que l'on avait hélé par des "Loïïïïc!" insupportables était prêt à n'importe quoi qui ne finît pas par "ic": pas question de Yannick, Patrick, Eric, Pierric, Frédéric ou autres, et donc pas Aymeric. Sa mère ayant aussi suggéré Gérald, ce fut Aymerald que Loïc déclara à l'Etat Civil (qui l'écrivit Aymrald: Loïc avait précisé "avec A Y au début", mais n'avait pas pensé que le "e" pouvait sauter), puis Stéphane (s'il n'aimait pas Aymrald, il pourrait toujours se rabattre sur ce classique anonyme) et Erwann (au cas où il voudrait un prénom breton, mais un qui ne fût pas en "ic"). Comme il y avait déjà deux Erwann dans la classe d'entrée (3 ans) où sa mère pensait l'inscrire, ce fut Stéphane qui fut choisi comme prénom d'usage, car Aymrald, on allait trop souvent lui demander de l'épeler, vu que ça pouvait s'écrire aussi Aymerald ou Emerald, de même qu'il y avait Emeric et Aymeric, le second plaisant plus à Geneviève, sa mère, qui avait souffert d'être appelé "jeune vieille" pendant son enfance. Oui, Aymrald Dambert c'était tentant, car on avait plutôt tendance à supposer "d'Ambert", mais Stéphane Dambert c'était plus "portable" à l'école.
Stéphane devait écrire les trois prénoms sur les fiches, donc il était au courant, et ses parents lui avait dit "quand tu auras ton bac et que tu seras sorti de cette école, tu pourras utiliser un des deux autres si tu préfères, ou garder Stéphane: on a fait ça pour que tu aies le choix".
Il avait été un élève "honnêtement moyen" mais avec progressivement un puis deux ans d'avance dans cette école expérimentale subventionnée par le fabricant de vélos, triporteurs et machines-outils Kermanac'h, qui accordait des bourses "aux résultats" aux élèves qui s'y comportaient correctement. On ne sautait pas de classes dans cette école, mais on faisait plus d'un an par an tout en ayant moins de jours de classe par an que dans l'enseignement public, selon le principe "toute journée travaillée est fatiguée en entier". Les élèves "coulissaient" plus ou moins vite dans chaque matière, donc ne se retrouvaient pas toujours avec les mêmes: il n'y avait pas une "classe" au sens classique, mais un système informatique qui répartissait les élèves de façon à leur éviter des horaires "gruyères" ainsi qu'aux professeurs. En particulier il y avait des travaux sur place (jamais de devoirs chez soi) qui ne nécessitaient pas la présence du professeur (seulement après) mais juste d'un surveillant, ce qui permettait de dispenser plus de savoir utile par nombre de professeurs disponibles, d'autant plus qu'ils faisaient les 40 heures, contrairement à l'enseignement public. Ce n'était pas parfait, mais ça gaspillait beaucoup moins le temps des élèves (puisque chacun était "mis dans le wagon" correspondant à son niveau du moment dans telle matière) et des professeurs par rapport au système "monocylindre" classique. Les éléments nuisibles à la sérénité d'étude des autres, même s'ils étaient doués, étaient renvoyés systématiquement, ce qui contribuait aussi au bon rendement apprentissage/temps de cette école, qui malgré 25% d'horaires en moins par rapport au système scolaire classique fournissait 20% (en moyenne: pour certains élèves ça pouvait atteindre le double: deux années "équivalent public" acquises en une) de savoir réellement acquis en plus, tout en enseignant bien d'autres choses, dans les travaux manuels, puisque c'était une industrie très traditionnelle (mais aux méthodes modernes: machines-outils à commande numérique, vélos à pneus increvables, transmission par arbre et freinage sans câbles) qui était à l'origine de ce projet pilote. Il n'y avait que 75 élèves par année, répartis en trois à quatre groupes (en moyenne) pour chaque matière, puisque la participation à un groupe ne dépendait pas de l'année mais uniquement du niveau dans cette matière, donc le coût était raisonnable.
De plus ça permettait à Kermanac'h d'obtenir des capacités de travail réelles (et non "classiquement scolaires") supérieures à celles d'un ingénieur d'une grande école classique (pour ceux qui allaient jusqu'au bout du système Kermanac'h) sans en avoir le titre donc en pouvant difficilement les faire valoir auprès d'une autre entreprise. Du personnel compétent, déjà trié pour avoir un caractère "sans problème" et pas trop cher, tout en étant attiré par la perspective de gagner de l'argent bien plus tôt que les autres: dès 18 ans, parfois même dès 16 pour les plus doués. Ils passaient le bac C (puis S, au fil des réformes, sorte de simplifcation de l'ancien C permettant de le passer encore plus tôt) dès que jugés aptes, donc presque toujours avant 18 ans, souvent 16, voire 14.
L'école conçue par Kermanac'h ne prenait pas que des "surdoués", mais aussi des élèves qui se seraient contentés de suivre passivement le flot (sans briller ni couler) dans le système classique et qui pouvaient fort bien faire de même dans un système tournant plus vite, plus "à la carte" matière par matière tout en leur apprenant d'autres choses. Seuls les plus forts passaient au "supérieur" pour devenir "ingénieur maison", avant 20 ans (contre 23 ou 24 dans les grandes écoles classiques, selon que l'on y était entré en 3/2 ou 5/2), voire plus tôt.
Les élèves "simplement à niveau" (du système Kermanac'h, donc nettement en avance sur l'enseignement public) faisaient des "prépas" compactes (un an seulement, équivalent à Sup puis Spé M), après le bac, avec optimisation individuelle de la préparation (contrairement aux prépas classiques) pour éviter d'être "largué" dans une matière (par exemple la thermodynamique ou l'électromagnétisme) et fortement handicapé pour les concours. Ca ne prenait qu'un an car l'enseignement Kermanac'h comportait dès les petites classes une orientation "ingénieur" (dessin industriel, etc) et n'investissait pas dans les "littéraires", moins encore dans l'artistique ou le sport. La formation "générale" n'était que celle qui serait demandée au bac scientifique (où il en fallait aussi), Kermanac'h préférant "mettre le paquet" sur les langues étrangères à grammaire compliquée (russe, allemand, japonais) dès les petites classes, en sachant que grâce à des alphabets différents le russe et le japonais pouvaient être enseignés dès quatre ans (en moyenne) sans risque d'interférences avec la maîtrise de la lecture et de l'écriture en français. Ces langues n'étaient pas obligatoires: juste essayées, pour voir si l'élève "accrochait", sinon on en essayait d'autres, mais un peu plus tard en raison de l'usage de l'alphabet latin qui aurait pu prêter à confusion au début.
Stéphane eut donc l'impression d'être "dans le flot", car quand un élève était trop en tête de son groupe dans une matière on le faisait coulisser dans le suivant, tout en donnant le temps à la queue d'un groupe de migrer vers le milieu puis la tête s'il lui fallait plus de temps. Les élèves étaient rémunérés (pas beaucoup, mais pour un enfant ça représentait beaucoup) aux résultats, là était le truc.
Ceci le porta "sans effort ni paresse" au bac à 16 ans (ce qui n'était pas dans les "bons", chez Kermanac'h, mais dans les "acceptables") puis à passer des concours des grandes écoles à 17, où ayant obtenu Centrale Dinard (entre autres) il prit car ce n'était pas loin, et qu'il n'avait eu aucune école de "premier rang".
La préparation Kermanac'h ne préparait pas qu'aux concours: contrairement aux prépas classiques, elles préparaient aussi à ce qui serait demandé scolairement dans l'école, qui était complètement différent (et parfois cause d'échec) par rapport au programme des concours. Les concours, selon Kermanac'h, mesuraient uniquement la capacité à bourrer un crâne, sans se préoccuper de l'utilité ultérieure de ce que l'on y compressait. Chez Kermanac'h, on y mettait à la fois de quoi passer le concours et ne pas se planter complètement dans les matières trop nombreuses et trop inédites (RDM, TDS, mathématiques "bizarres" sans aucun rapport avec celles des prépas...) qui les attendaient derrière.
L'autre atout de la "prépa compacte" Kermanac'h, outre ce qui avait déjà été préappris bien des années avant et allait y servir, était l'absence de stress. Les élèves n'étaient pas comparés entre eux car on ne leur donnait pas les mêmes archives de concours à "plancher": ça dépendait des aptitudes de chacun. Kermanac'h n'avait pas la prétention de préparer tout le monde pour l'X et ciblait plutôt les écoles "moyennes" des grands concours communs (Mines, Centrale...) où l'on entrait plus facilement mais dans lesquelles l'enseignement était souvent plus difficile et plus exigeant que dans le "haut du panier", d'où la nécessité de préparer aussi les élèves à "l'après concours". Toutefois, il y en avait aussi qui arrivaient à avoir Centrale Paris, les Mines de Paris et parfois même l'X. Kermanac'h ne mettait pas plus de monde dans ces trois-là que "d'assez bonnes" prépas parisiennes, mais avait très peu d'échecs complets (retour bredouille des concours), car d'une part, on n'avait pas de deuxième chance, chez Kermanac'h (si on voulait faire 5/2 il fallait aller s'inscrire dans une prépa classique du public ou du privé, en plus du fait que ce fût déjà un "monobloc" Sup+Spé en une seule année), d'autre part on n'aiguillait vers les prépas que les élèves ayant déjà prouvés qu'ils avaient de forte probabilités de pouvoir suivre, grâce aux évaluations faites bien avant cela sur des échantillons (plus abordables, mais réalistes) des matières concernées.
Cela s'était su, et motivait beaucoup de familles à payer la scolarité chez Kermanac'h car l'un dans l'autre, gagner plusieurs années sur le cursus complet représentait une économie pour les familles. Même par rapport au public, pour peu que l'élève avance bien et obtienne au moins des "bourses partielles" pour ses résultats dans certaines matières.
Stéphane n'était pas "génial", mais juste fiable, avec comme atout principal une indifférence au stress qui lui permettait de disposer en examen réel de la même intelligence qu'à froid, contrairement à la plupart des gens. On l'aiguilla donc vers les prépas, sachant qu'il ne se planterait pas aux vrais concours s'ils réussissait les concours blancs. Et inversement: la prépa Kermanac'h ne s'attendait pas à ce qu'il entre à l'X ou dans une des grandes écoles parisienne, et comme prévu il eût une "moyenne gamme" de concours commun.
Comme on l'y avait appelé "Aymrald" (second prénom mal souligné, ou soulignement pas rentré dans l'informatique) il décida que pourquoi pas, "pour voir" et ne pas avoir à rectifier à chaque fois. Nouvelle école, nouvelle tranche de vie, nouveau prénom. Ce fut donc Aymrald à Centrale Dinard et Stéphane à la maison, symbolisant la séparation entre le travail et la famille. Il ne dit pas à ses parents qu'il utilisait "Aymrald" à l'école: après tout, ça ne les regardait pas. Et puis bon, à 17 ans, quand on n'avait pas de complexes (à part d'être petit, mais la différence d'âge l'excusait), endosser le personnage "Aymrald d'Ambert" (on l'entendait ainsi, bien que ce fût "Dambert") était amusant. Autre avantage: on ne pourrait pas l'appeler "Stef" et il n'y avait aucun diminutif pour Aymrald. Alors il ne rectifia pas ce que l'administration avait "pioché".
Aymarld (donc), y fit une scolarité sans surprises, une fois de plus, sans pouvoir espérer être parmi les bons, mais sans être largué non plus. C'était un de ces élèves "du peloton" sur lequel on passait peu de temps dans les délibérations entre professeurs, sa seule caractéristiques scolaire remarquable étant d'être entré mineur en première année mais il n'était pas le seul, à Centrale Dinard: il y avait d'autres "de chez Kermanac'h" dans ce cas, eux aussi "dans le gros du peloton", car les plus doués avaient eu de meilleures écoles où avaient été captés "à la source" par Kermanac'h pour travailler directement comme "ingénieur maison" (sans le titre officiel) dans son usine. La jeunesse était selon les enseignants de Kermanac'h un atout important, à connaissances égales: plus on était jeune, moins on avait d'autres préoccupations. Ils avaient remarqué que ceux qui avaient une puberté précoce échouaient beaucoup plus que les autres (au point, souvent, de ne pas être gardés dans le système Kermanac'h), car ça diminuait fortement la capacité d'apprentissage du cerveau (et non celle d'utiliser les connaissances acquises). C'était donc une course de vitesse entre l'enseignement et la "bombe à retardement hormonale", sans connaître sa date de détonnation ni la puissance de la charge: ce n'était parfois qu'une "bombe à eau", alors que pour d'autres c'était "le Tchernobyl des neurones". Sur ce plan, Aymrald était aussi "nordique" de l'intérieur que de l'extérieur: une charge peu puissante associé à une minuterie longue, avec en prime un tempérament pas du tout nerveux donc peu sensible à cela. Sa peau non plus n'y était pas sensible puisqu'il n'eût jamais de bouton, ni même de luisance cutanée. Parentée oncogénétique entre le tissu cutané et le tissu cérébral? Possible. Le peu ou pas de récepteurs hormonaux cutanés évitait, de plus, de gaspiller les androgènes à y faire des dégâts: il en restait d'autant plus pour le développement musculaire. Chez Aymrald "dopage comptait triple", d'où une certaine solidité générale tout en ayant un taux d'androgènes modéré. Les avantages géométriques de la puberté sans ses inconvénients (pas de troubles du sommeil, et pas de transpiration non plus, puisque pas de récepteurs cutanés pour l'installer, idem pour la pilosité), ceci dans le calme, sans se presser. Il lui tardait d'atteindre 1m80 et il n'était pas conscient de ses privilèges génétiques: il ne savait pas encore qu'il était nettement mieux conçu que la quasi-totalité des autres, métaboliquement. Sans être un surhomme: avec juste moins d'inconvénients que le "tout venant". Statistiquement, son espérance de vie était largement supérieure, et pas uniquement parce que son compteur tournait moins vite: aussi parce que ce compteur ne déclenchait pas autant de "facteurs de vieillissement". Il ne se rendait pas compte de l'effet "imbécilifiant et fébrilisant" du stress chez beaucoup d'autres. En plus de rendre inefficace, le stress nuisait à la santé. Il ne savait pas ce qu'était de puer des pieds ou de sous les bras, de dormir mal, etc. Lunettes, appareils dentaires, cheveux gras, n'ayant rien vécu de tout cela il ne savait pas que c'était une chance d'y échapper. "On ne pense à son dos que dans il commence à nous faire mal", disaient les médecins. C'était vrai aussi pour le reste: on ne se préoccupait pas de ce qui ne dérangeait pas. Il savait juste qu'il fallait faire attention pour les dents, car même s'il existait des salives capables de tuer les bactéries génératrices de caries, rien ne garantissait qu'il en fût doté. Il pensait juste à bien suivre à Centrale Dinard, tout en participant (mais sans jamais en être à l'origine) à des activités périscolaires comme la construction des engins aquatiques "sans voile ni moteur" pour les compétitions ainsi que leurs équivalents terrestres où ses travaux pratiques chez "Cycles Kermanac'h" le rendaient compétent.
Ce fut chez Kermanac'h qu'il put faire son stage ouvrier de premiere année, dans la manufacture de "multicycles" destinés aux loueurs des villes côtières touristiques. Tridems, quadridems voire pentadems, "rosalises" à 3, 4, 6, 8 places, versions surbaissées à chaînes passant à côté des pédaleurs, avec 18 vitesses de chaque côté: tout ceci était fabriqué chez Keramanac'h avec une robotisation non négligeable (même s'il restait nombre de tâches manuelles), de façon à garder ses parts de marché face aux fournisseurs belges habituels de ces engins cyclables touristiques. Le modèle surbaissé, avec son "pédalier-vilebrequin" entièrement sur roulements (contrairement à ceux des pédalos) permettant d'envoyer directement la chaîne sur les pignons de la roue arrière en passant à côté du pilote (et idem pour son voisin) donc d'être assis plus bas que la chaîne, offrait des performances intéressantes qui avaient posé des problèmes aux loueurs car quand on tapait en biais dans une voiture en stationnement avec ça, on y causait des dégâts de tôlerie non négligeables, vu que c'était plus lourd qu'un vélo et que ça ne basculait pas. L'engin avait déjà des ceintures de sécurité et au moment du stage d'Aymrald, Kermanac'h était en train de l'équiper d'un pare-choc avant gonflable (comme un boudin de Zodiac) pour rassurer les loueurs et leurs assureurs. Etait-ce une si bonne idée? Se voyant précédés et protégés par ce boudin à entoilage renforcé, les pilotes risquaient de se croire au volant d'une auto-tamponneuse.
Kermanac'h avait aussi fabriqué des "vélos à pédalage en long" (souvent appelés "vélos couchés"), comme certains fabricants hollandais, mais ça se vendait mal, peu de gens croyant que l'on pouvait tenir en équilibre là-dessus, en plus de la crainte d'être vu trop tard par les automobilistes en ville car moins haut que les voitures, contrairement à un cycliste normal qui se voyait de loin. Le tricycle "de transport" (version inverse du triporteur: avant de vélo, caisse entre deux roues à l'arrière) se vendait assez bien, car il ne coûtait que deux fois et demi le prix d'un VTC courant, ceci grâce à la mise au point d'un châssis en fibre de verre et résine injectés évitant toutes les soudures complexes d'une structure tubulaire, tout en diminuant le poids de 20% à résistance mécanique totale égale. Cela formait directement la caisse, les lames (!) de suspension du train arrière, le support de selle et l'avant de cadre jusqu'au tube de fourche. La fourche et les points d'ancrages des organes mécaniques étaient en acier. Le cadre avant monopoutre creux (façon Mobylette) donnait une impression de lourdeur, esthétiquement, mais en réalité c'était plus léger que les prototypes en tubes d'acier soudé qui avaient précédé cette structure. De plus elle répondait élastiquement à des chocs qui auraient faussé "pour de bon" une structure en métal. L'ajout de tresses métalliques à certains endroits, dans les nappes de fibre de verre, empêchait une cassure totale en cas d'effort dépassant la résistance du matériaux: ça se brisait, mais ça ne rompait pas d'un coup.
Aymrald participa au câblage électrique de l'éclairage de divers modèles, ainsi qu'à l'installation de la tringlerie de freins: Kermanac'h n'utilisait jamais de câbles: non seulement ça cassait et c'était difficile à règler, mais en plus ça créait tellement de frottements dans les gaines et glissières que l'essentiel de l'effort à la poignée servait à vaincre ces frottements plutôt qu'à serrer les freins.
Pas de câbles de dérailleurs non plus: les engins ayant 1 à 5 vitesses avaient une transmission par arbre avec un moyeu arrière à trains épicycloïdaux (les brevets Sturmey Archer et autres étant tombés dans le domaine public, Kermanac'h, fabriquant de machines-outils donc aussi de boites de vitesses pour celles-ci, pouvait rentablement en fabriquer, en plus de les faire plus adéquatements aux besoins de ces engins). Ceux à 18 vitesses avaient souvent des chaînes (car ça revenait moins cher qu'une boite de vitesses mécanique à 18 vitesses) mais même dans ce cas le dérailleur était remplacé par un système coulissant à molettes plus grandes (et sur roulements) freinant moins la circulation de la chaîne, tout en étant plus facile à manoeuvrer car sans ressort de rappel: c'était la rotation d'une tringle qui décalait le coulisseau dans un sens ou dans l'autre.
Pour les cycles à deux roues, Kermanac'h n'utilisait pas de chaîne, mais une transmission par arbre avec changement de vitesses épicycloïdal: 5 vitesses suffisaient, car dans ces systèmes (Keramac'h ou concurrents) on pouvait avoir des rapports bien plus espacés que ceux d'un groupe de pignons (ou "cassette") car il n'y avait le problème de faciliter la transition de la chaîne d'un pignon à l'autre.
Keramanc'h n'aurait pas été compétitif par rapport aux VTC d'importation chinoise "fabriqués pour deux bols de riz dans les camps de travaux forcés": il fallait donc proposer des avantages techniques évidents (pas de chaîne, pas de câbles de freins, pas de crevaison, pas de casse de rayons, roulements de moyeux à rouleaux côniques (fabrication maison), dynamo au moyeu, etc) pour justifier un prix plus élevé, et ça se vendait. Un vélo à pneus increvable, transmission "indéraillable" propre et sans entretien, freins idem, suspension avant et arrière (nécessaire avec les pneus pleins...) et seulement 15% plus lourd qu'un VTC n'ayant rien de tout ceci, ça se vendait, malgré le surcout. Le tricycle-porteur (et non triporteur) à deux roues motrices, grâce à un différentiel antipatinage (rien de sorcier: deux roues libres...) ne coûtait qu'une fois et demi le prix des VTC tout suspendus Kermanac'h, avec lui aussi transmission par arbre. Celle-ci avait un avantage supplémentaire dans le cas d'un tricycle: elle ne tirait pas sur le centre de l'essieu, contrairement à une chaîne, donc ne pouvait le tordre ainsi, d'où un essieu bien plus léger sans aucun problème de fiabilité. Kermanac'h proposait une version à roues indépendantes pour les clients qui le souhaitaient, mais en usage réel ce n'était pas indispensable. On pouvait avoir un auvent déroulant (tendu par un mât oblique partant de devant le guidon) pour rouler à l'abri du soleil et de la pluie.
Kermanac'h faisait aussi des triporteurs, mais dans ce cas la suspension avant était non seulement à roues indépendantes, mais à "roulis inversé" (penchant donc un peu trop vers l'intérieur du virage en braquage fort à l'arrêt, pas assez à grande vitesse, mais c'était déjà bien plus stable qu'un train avant "passif") pour être plus stable en virage sans devoir "faire du rappel", position anti-ergonomique pour pédaler.
Il y avait beaucoup de demandes de stages pour cette usine, aussi Aymrald pouvait-il s'estimer chanceux d'y avoir eu un stage ouvrier. Connaissant cette demande, c'était peu payé (il n'y avait pas de minimum légal pour les indemnités de stages scolaires, la recommandation étant "que cela couvre au moins les frais d'hébergement" mais ce n'était pas obligatoire) mais Stéphane n'avait pas besoin d'un logement pour cela, n'étant qu'à 11 km de chez lui et pouvant y aller en Trielec Kermanac'h. Ses parents lui avaient offert cette monoplace sans permis de forme prismatique relativement basse à l'occasion de son bac, à 16 ans. En fait c'était conductible dès 14, vu la puissance modeste de l'engin, limité électroniquement à 45 km/h.
Il y avait un moteur électrique pour chaque roue arrière. La roue avant pouvait pivoter à angle droit de part et d'autre ce qui, combiné à la possibilité des moteurs de tourner en sens inverse l'un de l'autre, permettait de pivoter sur place. Un pédalier-vilebrequin de secours (les commandes étant au guidon) entraînait sur la roue arrière gauche par un arbre latéral (le long du pilote), avec cinq vitesses épicycloïdales, ceci pour éviter de devoir pousser à pieds en cas de dépassement d'autonomie. La gestion électronique différentielle des moteurs autosynchrones aidait la voiture à virer, ce qui compensait le peu de poids sur la roue avant, en échange de quoi celle-ci avalait les obstacles sans problème (même en tout-terrain "raisonnable") bien que non motrice. Des voiturettes virant "entièrement aux moteurs" avaient déjà existé, par exemple la "voiture électronique Jared" des années 60 dont la roue avant était à pivot libre, comme celle d'un charriot d'hypermarché. Toutefois ceci n'avait pas permis son homologation sur route. Kermanac'h n'avait donc pas suivi cet exemple et avait conservé le guidon. On y accédait par une porte papillon (une seule) côté trottoir, ce qui avait permis à Kermanac'h de ne pas échancrer la structure trop bas donc de gagner en rigidité sans allourdir. Mercedes avait inventé ce type de portes pour la 300SL pour la même raison.
C'était modeste, et bridé électroniquement à 45 km/h, mais on y voyageait à l'abri de la pluie avec quelques bagages ou des accumulateurs supplémentaires (Ni-Mh) permettant d'augmenter l'autonomie au détriment de la charge utile. L'engin était plus long et moins haut (gage de stabilité) que les voiturettes sans permis classique, d'où moins de prise au vent et moins de puissance à fournir pour rouler à 45 km/h, en plus d'une allure générale plus "sportive" grâce à ces proportions (autant qu'une voiturette à trois roues puisse d'être). Vu la limitation à 45 km/h et la masse modeste (145 kg dont 86 d'accus), Kermanac'h avait équipé les trois roues de pneus increvables, ce qui assurait aussi une bonne fermeté de "gonflage" donc une économie de puissance. La suspension arrière possédait une fonction "viraplat" qui s'enclenchait dans les virages serrés pris vite (dès que l'on commençait à braquer, quand la vitesse était supérieure à 25 km/h) pour s'incliner un peu vers l'intérieur des virages, par un procédé mécanique (et non électrique) prenant son énergie sur l'arbre de la roue concerné (la roue située en extérieur, donc en appui) de sorte que cela marchait même quand on dévalait une pente sans utiliser les moteurs.
Cet engin était surtout acheté par des personnes âgées n'ayant pas besoin d'aller loin de chez elles, seules (en échange d'être monoplace, l'assurance était moindre que pour une voiturette classique et le prix était de 11 000F TTC en version de base (où le bénéfice brut de Kermanac'h était encore de... 50%), alors que ces voiturettes concurrentes coûtaient plus cher qu'une vraie petite voiture neuve) et souhaitant un engin à entretien très réduit mais sans obligation de casque pour aller faire les courses, emmener les chats chez le vétérinaire ou aller prendre le thé chez une amie quand il pleuvait. Le système de recharge ne rechargeait jamais un accu insuffisamment déchargé: la gestion se faisait tout seul entre les quatre, six ou nuit groupes disponibles, un seul étant utilisé à la fois, et ceci jusqu'à épuisement.
Argument supplémentaire: ça se revendait facilement.
Ca existait aussi en biplace, et avec un 50cm3 quatre temps "de secours" ou "pour voyages" pouvant prendre le relais du moteur électrique au delà de l'autonomie. Dans la version biplace sans moteur thermique complémentaire, chaque occupant disposait d'un pédalier pour entraîner chacun sa roue arrière, comme dans une "rosalie", sauf que l'on était assis plus bas et mieux abrité que par un simple baldaquin. Kermanac'h ne fabriquait pas de quatre place à moteur diesel de 400cm3, contrairement à ses concurrents, car cela faisait changer de catégorie, ainsi que de poids et de prix. Autant exploiter un créneau négligé par eux. Des voiturettes électriques, il y en avait eu pendant l'Occupation (Kermanac'h en fabriquait déjà), puis elles étaient réapparues dans les années 60 et surtout après chaque choc pétrolier, mais sans fournir un rapport prestation/prix satisfaisant ni, dans la plupart des cas, une production suivie dans le temps. Le principe général de la "Trielec" Kermanac'h était très proche du modèle circulant pendant l'Occupation (un moteur par roue arrière, roue avant pivotant à 180°, le ou les pédaliers-vilebrequin avec transmission latérale par chaîne ou par arbre selon les matériaux disponibles, les pneus pleins permis par l'étude des suspensions à cette fin...), seul le style général, les matériaux (aluminium et stratifié, vitres en polycarbonate), l'électrotechnique (moteur autosynchrone, microcontrôleur, batteries Ni-MH en attendant la démocratisation des "lithium-ion" dans de telles capacités) ayant évolué.
Dans les années 30, Kermanac'h fabriquait de vraies voitures. Et pas n'importe quoi: seize cylindres en W (quatre rangs de quatre à 45° les uns des autres, pédalant sur un vilebrequin commun à quatre mannetons), 5 litres de cylindrée, 215ch, traction avant, boite de vitesses automatique Examatix (dérivée d'une boite pour machine-outil, mais pouvant aussi fonctionner en rétrogradage "frein moteur", contrairement à celles-ci) à convertisseur électromagnétique servant aussi de démarreur et de générateur, tout en permettait de passer les vitesses pile à coïncidence de régime, l'arbre primaire étant amené à celui-ci en un temps record par le rotor agissant en moteur ou en générateur (frein) selon le cas, ce dispositif à double rotor et stator commun remplaçant de ce fait tous les synchros d'une boite moderne ainsi que l'embrayage, avec une précision de régime qu'un convertisseur hydraulique ne pouvait pas fournir. C'était plus lourd, mais vu les organes électriques qui s'en trouvaient du même coup supprimé, et le nombre élevé de rapport permis (neuf, selon que les deux trains épicycloïdaux étaient utilisés en série ou non: une prise directe, cinq rapports "de route" (où l'un des deux trains tournait monobloc) et quatre rapports plus courts pour le démarrage ou les côtes fortes, et quatre marches arrière), toutes les manoeuvres étant faites par des bobines électromagnétiques avec détection de coïncidence de régime par disparition des courants induits entre éléments tournants.
Le moteur disposait de quatre carburateurs double corps de fabrication maison, à règlage électrique en roulant, et de tubulures moins "plaquées au bloc" que chez les concurrents (même Bugatti et Mercedes commettaient cette erreur) d'où beaucoup moins de pertes de charge à l'admission et un meilleur vidage à l'échappement. En échange de quoi ce moteur très compact aux bancs en éventail faisait beaucoup plus "fouilli" qu'un bloc en V, car il fallait bien faire passer par dessus les échappement venant des deux bancs centraux. Le vilebrequin n'avant que quatre mannetons (quatre bielles sur chaque), Kermanac'h avait "osé" le tout sur roulement à rouleaux, avec un vilebrequin démontable en huit parties, d'où une construction plus épaisse pour conserver de la rigidité, mais au total ça restait moins lourd qu'un vilebrequin de V16, à résistance en torsion égale. Le montage des roulements des pieds de bielles (eux aussi usinés directement dedans) était bien plus simple car l'axe était enfoncé par un côté du piston, comme pour un montage sans roulement.
L'ingénieur Vittorio Ranzani, qui avait conçu ce moteur chez Kermanac'h en pensant initialement aéronautique (d'où les cylindres disposés en quatre "demi-étoiles") n'avait pas confiance dans les lubrifiants pour la tenue des coussinets de bielles, surtout à haut régime. D'où un montage plus compliqué mais beaucoup moins exigeant quand à la qualité et surtout la pression de l'huile. C'était lui aussi qui avait eu l'idée du turboalternateur: autant les temps de réponse des turbocompresseurs de l'époque limitait leur usage à l'aéronautique et aux diesels de sous-marins, autant c'était un moyen presque "gratuit" de produire du courant. Courant qui évitait de prendre de l'énergie mécanique via le convertisseur électromagnétique et pouvait même lui fournir 5 kW supplémentaires (il n'y avait pas de petit profit) au profit des accélérations, surtout à bas régime (ce n'était pas un diesel).
Raffinement supplémentaire donnant toute sa souplesse à bas régime et son aptitude aux hauts régimes du W16 Ranzani-Kermanac'h: la distribution électromagnétique à l'admission (mais pas à l'échappement, la pression à vaincre pour ouvrir les soupapes étant trop forte) ce qui permettait de faire varier le taux de "croisement" selon opportunités, avec un système d'abaque tournant piloté par des masselotes centrifuge. Grâce à cela le moteur se contentait de deux arbres à cames en tête car ils n'actionnaient que l'échappement du banc (extrême) sur lequel ils étaient et les échappement du banc voisin par culbuterie transversale (ce qui compliquait visuellement un moteur déjà encombré, mais simplifait sa fabrication): la course courte et l'angle de 45° entre banc rendait ces tiges courtes donc cette solution ne pénalisait pas le régime maxi. Il n'y avait ainsi qu'une cascade de pignons de chaque côté. Les allumeurs (8 cylindres chacun) étaient fixés à l'avant de ces arbres. Rien n'était entraîné par courroies, autour de ce moteur: la pompe à eau aussi bénéficait de pignons, tandis que le ventilateur bénéficait de pales orientables (comme une hélice d'avion) par un matériau thermodilatable. L'arbre était sur cannelures pour ne pas imposer au radiateur les mouvements du groupe moteur-boite sur ses supports. Non seulement les courroies gâchaient de la puissance, savait Ranzani, mais en plus leur usure puis rupture était source de pannes.
La boite Kermanac'h ne comportait elle non plus aucun dispositif à friction: le convertisseur électromagnétique à détection de coïncidence de régime permettait de craboter directement avec une précision dont aucun pilote virtuose n'aurait été capable, et moins encore les "synchros" de l'époque (à moins de prendre leur temps). Il n'y avait pas d'embrayage: la "première première" était bien assez courte (double démultiplication: par chaque train épi en série) pour permettre au magnétocoupleur de faire rouler directement la voiture, même en côte puis d'y embrayer le moteur à un régime acceptable. Les vitesses les plus courtes étaient automatiques, car pour en tirer partie efficacement il aurait fallu les passer si vite (sauf démarrage difficile où on les gardait plus longtemps) qu'un conducteur humain n'en aurait pas été capable. On choisissait manuellement les cinq vitesses "de route" (simple démultiplication, l'un des trains tournant monobloc avant ou après l'autre), la première étant déjà plus longue qu'une "première" classique, du moins tant que le régulateur du moteur l'autorisait: en cas de régime excessif ou de sous-régime pouvant faire "cogner" (bien avant de caler) la boite commutait toute seule. Nulle électronique n'était nécessaire pour cela: de la bonne grosse électrotechnique suffisait.
Rien de noeuf pour Kermanac'h dans la boite "Examatix" puisqu'il fabriquait déjà tout ceci pour ses tours programmables (à cartes perforées: comme le métier Jacquard. Seul le changement d'outil n'était pas automatique, par rapport à une MOCN moderne), mais dans l'automobile, c'était nouveau, et donnait à la Tracmatix Kermanac'h des performances remarquables (surtout pour les reprises) et une simplicité de conduite plus remarquable encore, le tout avec un entretien réduit.
Autre dispositif Kermanac'h: le "Viraplat", système agissant sur les paliers d'encrage des barres de torsions (longitudinales à l'avant comme à l'arrière, contrairement à la Traction Citroën dont les barres arrière étaient transversales) bout à bout pour les déphaser de babord à tribord dans les virages par vissage ou dévissage sur un arbre revenu (par un chemin un peu compliqué, vu qu'il lui fallait éviter le moteur) de la boite de vitesses. Le moteur W16" très court pour sa cylindrée (5 litres) avait permis de mettre le différentiel devant la boite, et non entre celle-ci et le moteur, d'où une reprise de mouvement moins compliquée.
Enfin, ce différentiel disposait d'un système antipatinage à engrenage et arbre "comparateur" à roues libres à cliquets réversibles (électromagnétiquement, pour la marche arrière, et pouvant être mis en position neutre pour ne pas cliqueter pour rien tant que l'on était loin d'un patinage) interdisant à une des roues de dépasser de plus de 20% de régime de la couronne (la moyenne des deux). Ceci sans friction ni à-coup, puisqu'en cas de perte d'adhérence la différence de vitesse augmentait jusqu'à mettre "en appuis" la roue libre concernée, et cessait alors d'augmenter.
Pour "rentabiliser" cet arbre comparateur et simplifier la conception des moyeux avant, tout en allégeant les roues, les tambours de freins étaient sur les arbres qui tournaient six fois plus vite que les transmissions destinées aux roues, sans roue libre (celles-ci étaient sur le "comparateur"), d'où des tambours plus petits (puisque tournant plus vite), mieux ventilés et pincés par l'extérieur (comme des roues de wagons), car on avait la place de faire cela à cet endroit, là où elle aurait manqué dans les roues ou exposé ce mécanisme à la boue.
D'où un freinage avant commandé directement par tringles, sans renvois, depuis la pédale de frein, fiable et efficace (les tambours surmultipliés demandaient moins de pression de mâchoires à décélération égale), le freinage arrière étant par tringles et renvois (le long des triangles inférieurs arrière. Il n'y avait pas de triangles supérieurs arrière mais des coulisseaux verticaux guidant les roues) comme... dans les vélos Kermanac'h, déjà.
Ce système était bien plus fiables et précis que les freins hydrauliques de l'époque (pas de fuites, pas de "mou", pas de disfonctionnement à chaud) et que les freinages par câble encore utilisés par la plupart des constructeurs.
Autre exclusivité Kermanac'h des années 30: les jantes "roulaplat", utilisant des pneus à trois flancs (deux compartiments), sans chambre, l'étanchéïté étant faite par une peau vulcanisée contre l'intérieur du pneu et la prise en sandwich des talons par les entretoises annulaires contre les rebords de la jante, le bord extérieur déboulonnable servant à bloquer et étanchéïfier le tout. Des ressorts toriques sur les entretoises assuraient l'absorption des chocs et limitaient l'affaissement en cas de crevaison, d'autant plus qu'il était peu probable de crever les deux compartiments d'un coup. C'était moins lourd que des pneus jumellés, sans frottements parasites à la jonction et sans risque d'y pincer des cailloux. De plus, en cas de crevaison, l'ensemble pneu + entretoises sortait sans effort du "tambour" de jante une fois le bord déboulonné, et l'on pouvait rustiner en toute confiance par l'intérieur, puisque la pression de l'air tendrait à appliquer encore plus fort la rustine au lieu de la décoller.
D'autres fabricants avaient trouvé des solutions rendant un service voisin, mais n'avaient pas su les industrialiser avec un poids raisonnable, une fiablité suffisante et un prix acceptable, car il fallait aussi fabriquer ou faire fabriquer les pneus correspondants.
Kermanac'h commercialisait aussi des jantes "roulaplat" moins coûteuses car à une seule entretoise large, pour permettre l'utilisation de pneus ordinaires après juste un doublage à chaud par une "chambre ouverte", ces pneus n'étant pas conçus d'origine pour un usage "tubeless". La version "triflanc" équipa surtout des Tracmatix allégées et raccourcies utilisées en compétition et pour des records d'endurance à grande vitesse.
L'allure générale de la voiture s'inspirait de la Voisin Aérodyne mais avec un avant évoquant plus la 402, à ceci près que Kermanac'h avait encastré les phares dans le raccord d'ailes au lieu de les juxtaposer derrière la calandre. Moins original, mais moins "pris pour une moto" de loin la nuit. Le rond de verre les couvrant (et qui n'était pas le verre du phare proprement dit) continuait exactement la courbure de la tôle dans laquelle il s'insérait. Deux petits phares complémentaires, sous les bord des ailes, au dessus du pare-choc, braquaient dans les virages. Cadillac l'avait fait bien plus tôt (mais placés autrement), ce que peu de gens savaient, attribuant à tort cette "innovation" à la DS. Il s'agissait d'une Cadillac V16, ce qui expliquait que Kermanac'h, employant aussi un 16 cylindres, eût quelque connaissances des autres réalisations dotées d'autant de cylindres à travers le monde. Il n'avait pas non plus construit la première traction 16 cylindres: les frères Buccialli, (en France) l'avaient fait avant, avec un "U16" (deux huit cylindres en ligne juxtaposés), mais ce modèle n'avait pas été produit en série.
Avec 215 ch DIN (mesurés selon cette norme dans les années 60 sur un exemplaire en bon état de conservation) elle atteignait 206 km/h sur la prise directe (là où aucun train épi ne "pignonait" donc au rendement maximal)... ce qui était trop pour les pneus de l'époque, si on trouvait une ligne droite assez longue pour maintenir durablement cette vitesse, et surtout avait un tenue de route en courbe impressionnante puisqu'elle s'y inclinait presque comme une moto: le système Viraplat (mal nommé puisque ça aurait dû s'appeler "viravion", l'impression ressentie étant d'un virage aéronautique, les vibrations de roulement en plus) étant mû par la transmission réagissait toujours sur la même distance (environ 20 mètres pour passer du "rappel maxi babord" au "rappel maxi tribord") quelque fût la vitesse: si la voiture roulait plus vite, le système vissait ou dévissait plus vite, contrairement à un système électrique ou hydraulique qui n'aurait pas pu réagir aussi vite à moins d'organes exagérément lourds. C'était d'ailleurs la raison pour laquelle la DS de série n'avait pas été équipée (contrairement à certains de ses prototypes) d'un système hydraulique d'inclinaison "moto".
Avec ceci (qui délestait bien moins les roues du côté intérieur du virage qu'une suspension passive) et le différentiel à glissement limité, la motricité du train avant restait exemplaire même en conduite sportive (ce que le rapport poids/puissance permettait, surtout pour les normes de l'époque).
En avril 1940, un prototype fut carrossé en s'inspirant des 402 et 802 Andreau, avec des airs de dirigeable, et grâce à ceci roulait à 254 km/h avec le moteur d'origine, une démultiplication allongée de 20% par changement du couple cônique et des pneus "de compétition".
Cette voiture était bien plus chère qu'une "Traction" (même une "15"), malgré la production économiquement efficace de ses organes mécaniques, mais moins que les voitures de luxe à 8 ou 12 cylindres qu'elle concurrençait, plus lourdes et bien moins stables tout en étant moins souplement suspendues: le Viraplat permettait une suspension souple puisqu'il pré-contrait le roulis. Restait le tangage, mais la longueur de cette limousine le limitait.
Kermanac'h avait fabriqué 2187 "Tracmatix" entre 1936 et 1940, les derniers exemplaires (dont les six prototypes aérodynamiques) ayant été confisqués par l'occupant ainsi que l'outillage pour la production du moteur W16 qui intéressait les Allemands pour de petits avions espions, ce moteur en aluminium étant remarquablement silencieux et d'une bonne puissance au kilo, grâce à son aptitude aux régimes élevés prolongés que lui conférait la course courte de ses pistons. "Nous n'avons jamais fabriqué de moteurs pour la Luftwaffe: les Allemands ont embarqué les stocks et les machines pour en fabriquer eux-mêmes chez eux", avait expliqué Kermanac'h après la guerre. Quant à Vittorio Ranzani, il n'était pas parti en Allemagne "le révolver sur la tempe", loin de là: faire des moteurs d'avions pour le vainqueur (pour le moment) de la guerre au côté de l'Italie l'enthousiasmait. On reprocha rétroactivement à Kermanac'h d'avoir employé un ingénieur fasciste, à quoi il répondit que Ranzani ne faisait pas de politique, en France: uniquement des moteurs, donc que ça ne le concernait pas.
Il en restait deux exemplaires à l'usine, qui servaient de publicité du savoir faire mécanique et électromécanique Kermanac'h car même dans les voitures "modernes", nombre de ces options manquaient: Viraplat, Roulaplat, distribution électromagnétique, boite à magnétocoupleur, plus précise et plus rapide que les boites "robotisées" modernes, en échange d'être plus lourde, embiellage et paliers entièrement sur roulements, différentiel antipatinage sans friction, turboalternateur...

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