vendredi 10 avril 2009

chapitre N-42

Stéphane était heureux d'avoir un chat: ça lui avait beaucoup manqué, en plus de tout le reste. Un chaton dodu et bien fourré: idéal pour l'hiver d'un pays froid. Il avait sur lui un chaton finlandais: incroyable, mais vrai. Il ne savait pas ce qu'il fallait penser de la compagnie d'Atte, mais la compagnie de Surimi était un "plus" indiscutable. Cette nuit, Surimi fut dans la cuisine, dans un carton rembourré d'un pull. Se procurer dès que possible une banquette en osier (ou raffia, peu importait): les chats adoraient ça. Chez les Dambert, le chat dormait dehors, et même un chaton (autorisé à dormir dedans) n'aurait pas eu le droit de dormir dans la chambre de quelqu'un. Stéphane aurait bien transgressé la règle en laissant Surimi s'installer sur son lit (sur la couverture, pas dedans) mais il respecta la règle "les chats pas dans la chambre la nuit". De même qu'il avait décidé qu'Atte ne dormirait jamais dans la maisonnette en semaine (les six nuits bordant des jours de travail): il ne fallait pas casser la hiérarchie, ça aurait compliqué les choses pour Atte qui semblait avoir besoin de repères stables. Le lendemain, il donna des cubes de poisson BFR (sorte de surimi, mais au hareng, très peu salé (donc permis aux chats), sous forme de dés) à Surimi, qui trouva cela délicieux. La littière avait été utilisée par endroits: il était donc bien élevé. Stéphane ôta les parties humides avec une cuillère à soupe dont il tordit le bout du manche pour ne pas la confondre avec les autres.
Il se rendit compte qu'Atte risquait d'habiter le garage "un certain temps", le chat servant de prétexte pour rester à proximité. Après tout, si Atte s'accomodait d'une situation aussi peu confortable, ça le regardait. Le matin, en venant manger (Atte achetait aussi de la nourriture. Il achetait même toute la nourriture non disponible chez BFR, comme une sorte de loyer implicite pour le garage: ce n'était pas un parasite), il lui dit que son père et sa soeur croyaient qu'il était chez une copine, il leur avait dit que oui mais qu'il ne leur dirait pas laquelle: sa vie privée ne les regardait plus. Quand au courrier, il se le faisait adresser dans une boite postale, sans avoir besoin d'aller la vérifier pour rien: en effet, il pouvait savoir via internet à l'usine s'il y avait du courrier (sans savoir quoi, par confidentialité au cas où l'accès eût été piraté) avant de s'y rendre ou non, ce bureau de poste poposant gratuitement ce service.
Atte se mit à apprendre le français avec une méthode sans le dire à Stéphane, car il n'était pas sûr de réussir. Cette langue lui semblait moins difficile que l'allemand mais plus que l'anglais (à l'écrit) et le suédois: les trois langues qu'il avait (à peu près) apprises à l'école.
Seppo et Vertti avaient construit pour Stéphane un "amuse-chaton" automatique, au comportement imprévisible (au moins par un chaton), avec un détecteur de proximité (quatre récepteurs IR de récup dans des appareils hors d'usage) qui lui permettait de prendre la fuite au moment où le chaton s'en approchait trop, ce qui l'obligeait à ruser. C'était recouvert de caoutchouc épais (bande de roulement de pneu découpée) puis de moquette velour grise pour pouvoir être mordu sans que les dents (même d'un chat adulte) n'atteignent le mécanisme ou l'électronique. L'engin pouvait faire le gros dos pour se remettre tout seul sur ses trois roues si le chaton le retournait au moyen d'une des prises de sumo dont les chatons usaient entre eux. En absence de petit corps chaud près de lui, le bidule se déplaçait aléatoirement, entre des périodes d'immobilité pour économiser les accus.
Laisser un chaton seul toute la journée aurait nui à son développement, supposait Stéphane, alors qu'avec l'amuse-chaton il aurait de quoi se divertir et s'entraîner pendant ses périodes d'éveil. Surimi eût d'abord un peu peur du mini-robot velu puis ayant rendu compte que cet engin avait peur de lui (puisqu'il s'éloignait quand il s'en approchait) finit par oser le poursuivre et le plaquer. De plus, le soir, à "l'heure des chats tout fous", c'était Stéphane ou Atte qui jouaient avec Surimi.
BFR avait accepté de fournir les plaques de liège épais (6mm) pour le doublage interne des murs extérieurs et de faire revêtir l'extérieur d'un crépi épais isolant (parce que plein de bulles d'air) dont la finition à faux "joints" évoquait l'illusion d'empierrage des tours porte-éoliennes de l'usine. Ceci fit gagner aussitôt 6° dans la maison, à chauffage égal, permettant à Stéphane de réduire le chauffage (c'était un des arguments donnés à BFR, qui payait aussi l'électricité) pour se retrouver entre 14 et 16° selon les pièces, contre 11 à 13 auparavant avec bien plus de chauffage. La maisonnette ressemblait enfin à autre chose qu'à un garage transformé en logement.
Stéphane envoyait du courriel à ses parents car depuis le Minilog, ça marchait même dans les bleds un peu isolés (le débit était moindre, mais ça marchait quand même, comme un Minitel accéléré) et que le principe du Minilog, contrairement à l'internet classique (par exemple finlandais) était que l'on recevait les messages sans avoir besoin de connecter pour ça: ça marchait comme un fax à mémoire, mais en moins cher (surtout à l'international) et en pouvant récupérer autre chose qu'une trame imprimable: les messages arrivaient sous forme de fichiers au format "rtf" ce qui prenait des centaines de fois moins d'octet que leur équivalents fax. Non seulement le destinataire n'avait pas à payer pour recevoir les messages (contrairement à internet) mais en plus il les recevait un instant après leur envoi, au lieu de n'en prendre connaissance qu'à leur prochaine tentative de connexion. Sur ce point, la France avait repris un avantage sur des pays "internetiquement avancés" par la Finlande, mais uniquement parce que le monopole téléphonique avait été remis au pas: non seulement ce n'était plus un monopole, mais en plus il avait mis au service de la télématisation générale au lieu de servir "à rançonner une clientelle captive", comme l'en avait toujours accusé l'ELR avant de pouvoir le transformer.
Stéphane trouvait de temps à autre un message de ses parents ou d'autres correspondants fançais, en se connectant. Pour être sûr de ne pas avoir d'ennuis, il avait demandé à BFR une autorisation officielle d'utiliser le service depuis BFRSF (dont les lignes haut débit étaient à la fois plus efficaces et moins chères au Mo transporté) quitte à ce que les transferts de données perso lui fussent déduits au coût réel (donc faible, aux prix de gros dont disposait l'entreprise) de sa fiche de paie. Il en allait de même pour l'utilisation de la R20 hors des trajets domicile-travail et ceux dans le cadre du travail lui-même (visite de fournisseur, transport de matériel, etc). Ca aussi, ça revenait bien moins cher que d'avoir sa propre voiture.
Il transmit des images numériques (640x480), une ou deux par message puis envoya par la poste réelle un DOEC (format AK) comportant des séquences vidéo faites sur place. Le DOEC, moins lourd, de moindre diamètre qu'un CDR et bien moins cher que les CDRW de l'époque (plus de 80F, fin 1998, en France) alors que le DOEC était réincriptible lui aussi, passait comme lettre ordinaire, même avec le carton de protection. Ses parents pouvaient répondre dans la famille, quand on leur posait la question: "Stéphane s'occupe de la réorganisation de la production dans une usine de BFR en Finlande", et leur montrer le reportage sur l'AK48 que Stéphane avait laissé à la maison, puisque BFR lui avait fourni un AK50 de fonction pour sa mission.
- à 21 ans?
- oui, ce n'est pas une question d'âge, dans les postes de décision technologiques. Il ne fait de négociations commerciales, donc qu'il soit un peu jeune n'a aucune importance. Les machines de l'usine ne le jugeront pas là-dessus. Il vient de faire installer des éoliennes pour l'alimentation électrique, et ça marche très bien.
Les éoliennes avaient été installée en un temps record, du lundi 19 au mercredi 21, mais Stéphane en comparant la production réelle avec les vents mesurés détecta que ça ne marchait pas si bien que ça: Mika rencontrait des problèmes, car il n'y connaissait pas grand chose en électrotechnique (tout en essayant d'apprendre le plus possible par formation sur internet et avec les manuels des installations) et qu'Aleksi Vänttinen auquel il pouvait recourir pour cela avait fait quelques petites erreurs en installant le système de synchronisation. De ce fait, les six éoliennes n'étaient pas gérées de façon optimale et 28% (en moyenne) de la puissance mécaniquement disponible n'était pas exploitée.
Paakkinen convoqua Stéphane pour lui dire qu'il avait confié à Mika une tâche trop compliqué pour lui (ce n'était qu'un manutentionnaire) et que "ce pauvre garçon fait ce qu'il peut mais ça le dépasse". Selon Paakkinen seul l'entretien mécanique des ces installations auraient pu lui incomber.
Stéphane- mais il a Aleksi, pour l'életrotechnique
Paakkinen- vous avez aussi surestimé Aleksi. Sous son air froidement sérieux, ce n'est pas une lumière. Voire moins que Mika dans son propre domaine.
S- puisque vous les connaissez bien mieux que moi, ce qui est normal, qui dois-je prendre?
P- Teemu Mikkonen.
S- il faisait partie de l'équipe qui avait causé la panne en négligeant la maintenance de l'ancienne installation
P- la négligeance était mécanique. Les alternateurs, les synchroniseurs et régulateurs n'ont jamais connu de problèmes durables et c'était lui qui s'en occupait.
S- vous auriez pu me le dire.
P- vous sembliez tout savoir décider mieux que moi, vous et la direction mondiale.
Petites vérifications au souffleur, puis:
S- dans l'intérêt de l'usine, nous ne devons pas être en rivalité, vous, et "la direction mondiale et moi". Il faut mettre nos savoirs en commun. Vous connaissez votre personnel. Moi, je n'en connais que quelques-uns.
P- vous vouliez virer de l'usine les incapables de l'équipe de maintenance précédente. Heureusement que je me suis contenté de les réaffecter ailleurs.
Nouvelles vérifications...
S- je suis un Latin, j'ai parfois des réactions excessives face à l'incompétence et au sabotage.
P- pourtant vous semblez toujours calme.
S- en fait c'est BFR qui s'est énervé contre vous. C'est très latin, là-bas. Vous êtes mieux placé que moi pour le savoir, vu le courrier qu'ils ont envoyé.
P- de plus les groupes électrogènes ne faisaient pas partie de votre mission
S- exact: il n'était donc pas obligatoire de suivre mes recommandations
P- vous me les auriez fait envoyer par la direction mondiale. Je sais comment ça fonctionne: pour ce que vous ne pouvez pas ou n'osez pas décider directement, vous envoyez un rapport là-bas et eux ils m'en donnent l'ordre. Je sais que c'est vous qui avez demandé et obtenu les éoliennes
S- ce qui vous a valu les félicitations de personnalités politiques régionales et nationales, et de passer positivement à la télévision. Je n'ai pas eu un grand rôle médiatique dans cette affaire: les relations publiques ne font pas partie de ma mission.
P- dommage: vous êtes plus télégénique que moi. Sans rire: de quoi à l'air une entreprise qui prétend vendre de la nourriture saine et équilibrée si son patron est précédé d'un tel ventre partout où il va?
Paakkinen tapotait sa panse, en disant cela.
S- alors si c'est une question d'adbominaux je vais faire un rapport à Rennes pour que l'on nomme Ari comme patron: les relations publiques, il peut peut-être les faire. En string...
P- string à part, ce ne serait pas si bête. Moi comme directeur intérieur, lui comme directeur médiatique. Ari sait se tenir et il s'exprime bien.
S- j'avais entendu dire qu'il s'exprimait peu.
P- nous sommes en Finlande: les mots qui ne sont pas indispensables sont inutiles.
S- je dois sembler trop bavard
P- je le suis aussi, et certains superviseurs l'ont été plus encore, sauf quand ils tombaient en dépression. Au fait, vous vivez avec Atte, maintenant...
S- non: il n'habite pas avec moi. Je lui ai permis de s'abriter dans le garage suite à un gros problème dans sa famille.
P- quel problème?
S- je n'ai pas demandé: ça ne me regarde pas.
P- mais vous vous entendez bien, tous les deux
S- il est plus bavard que moi: c'est rare, ici...
P- Atte a un problème psychologique.
S- est-il légal, en Finlande, d'espionner les employés hors de l'entreprise?
P- hmmm...
S- donc nous n'avons pas à en discuter ensemble. Il y a bien assez de sujets à aborder au sujet de l'usine, par exemple la réintégration de Teemu Mikkonen dans l'équipe de production électrique.
C'était la suggestion de Paakkinen.
P- nous sommes d'accord: je le réaffecte à cette tâche. Du coup Mika n'aura plus besoin d'Aleksi, que je reprends. Ils sont bien assez de deux pour s'occuper de la production électrique: ce n'est qu'en cas de gros pépins qu'ils auront besoin de renforts.
Paakkinen était le second plus bavard des personnages finlandais qu'il connaissait, après Atte.
Teemu Mikkonen était l'un des rares myopes de l'usine. Forte myopie: -6, d'où des verres lui miniaturisant les yeux. 29 ans, grand et maigre "comme un mort-vivant", voûté, joues creuses, pomme d'Adam apparente dans un cou fin, cheveux trop fins lui balayant les lunettes, bouche petite et presque sans lèvres. Comparé à Teemu, même Vertti aurait semblé un bon vivant à tendance sportive. La Finlande n'avait donc pas pratiqué l'eugénisme aussi longtemps que la Suède, car ça n'aurait pu redégénerer aussi vite.
Paakkinen, qui avait demandé à Stéphane de l'accompagner, puisqu'ils avaient pris la décision en commun, vint expliquer aux trois concernés (Mika, Teemu le "réintégré" et Aleksi le "réaffecté ailleurs") le changement. Stéphane leur rappela que pour les problèmes d'électronique pointue, ils pouvaient faire appel à Seppo, qu'il serait leur "troisième" optionnel bien qu'étant un des "seconds" permanents de Stéphane.
La nomination à la production électrique de deux des personnages les plus réservés (et pas par froideur) de l'entreprise était selon Paakkinen une bonne idée: ils seraient mieux là qu'ailleurs. Si Mika parlait peu, c'était parce qu'il pensait qu'il gagnait à ne pas se faire juger sur ses propos par des gens qu'il supposait plus intelligents, dont Stéphane, Mika supposant qu'il n'avait pas été nommé superviseur pour rien. Teemu était quelqu'un de timide et effacé, certainement complexé par son physique. Paakkinen était sûr que Mika ne se moquerait jamais de lui et au contraire, en ayant techniquement besoin de ses compétences le revaloriserait un peu. La production électrique était une mission importante: la panne l'avait rappelé à tout le monde. Ces deux-là s'en occuperaient sérieusement: ni l'un ni l'autre n'était du genre à boire jusque tard dans la nuit pour arriver vaseux le matin. Avec ses nouvelles responsabilités permanentes (les éoliennes fonctionnaient tout le temps, donc nécessitaient une surveillance fréquente pour permettre la maintenance préventive), Mika fut retiré entièrement de ses anciennes fonctions de manutentionnaire.
Du coup, il lui arrivait de s'ennuyer, car l'installation électrique n'exigeait pas un service constant. Outre un peu de gym sur place (pour compenser une partie des manutentions qu'il n'avait plus à faire), sans donner dans l'obsession du corps parfait d'un Ari, il passa beaucoup de temps à jouer aux échecs avec Teemu, qu'il battit de plus en plus souvent d'où l'astuce consistant à rééquilibrer les chances avec des pendulettes règlées asymétriquement: ajouter du temps à celui qui perdait le plus et en ôter à celui qui gagnait le plus, jusqu'à retour au voisinage d'un équilibre statistique: au moins un tiers de parties gagnées (hors nulles) par le plus faible. S'il fallait s'occuper de l'installation en cours de patrie, ils neutralisaient les deux moitiés de la pendulette et reprennaient la partie après cette intervention.
Divertissement de la journée: la ronde de controle des tours porte-éoliennes: vu l'étendue de l'usine, Mika et Teemu allaient de tour en tour en vélos pliants, avec leurs appareils de mesure. Ils n'emportaient pas le gros outillage: ce n'était qu'en cas d'anomalie qu'ils retourneraient le chercher.
Ce fut Timo qui dit à Stéphane (vendredi 23) que croyant bien faire et remercier Mika pour son initiative concernant la pompe d'injection il lui avait en fait fait un cadeau empoisonné. Timo connaissait Mika depuis les petites classes de l'école (l'ex-gare), conversait de temps en temps avec lui (ou jouait aux échecs) dans l'entrepot: n'étant pas "une lumière", Timo n'intimidait pas intellectuellement Mika, en aurait conclu Paakkinen.
Stéphane- lui aurai-je donné quelque chose de trop difficile à faire? Non: avec Teemu ils ont l'air de maîtriser les nouvelles installations, et ça lui fait 32% de salaire en plus.
Timo- c'est vrai, mais il n'est pas fait pour ça. Il préfère l'action. Le jour où il faudra grimper en haut d'une éolienne pour décoincer un oiseau encastré entre deux aubes, il sera content de le faire, mais le reste du temps, il préférait l'entrepot, les chargements, déchargements de camions, faire de belles piles de palettes au charriot élévateur.
S- s'il veut monter sur les éoliennes, qu'il le fasse: il y a un roulement à vérifier, là-haut. Il n'a qu'à dire qu'il fait un contrôle des jeux, si on lui pose la question.
T- non: pour y monter il faut l'arrêter: ça fait perdre du courant. Et des périodes sans vent, ici, c'est rare. D'ailleurs c'est pour ça que tout le monde à trouvé ton idée excellente.
S- alors je ne sais pas. [recherches linguistiques] Si Paakkinen le remet à l'entrepôt, tout le monde va penser qu'il était incompétent pour la production électrique. Ce serait l'humilier vis à vis des autres, alors qu'il fait son travail comme il faut. [il chercha des mots, ce qui lui donna aussi le temps de trouver un "occupe-Mika"] Il n'a qu'à démonter et trier tous les pièces de l'ancien groupe pour que l'on puisse revendre le bloc aux ferrailleurs sans rien perdre, si il s'ennuie et veut faire de l'action physique, comme tu dis.
T- oui, ça devrait lui plaire, pour les temps morts. Mais après?
S- ce travail va déjà l'occuper un bout de temps [contrôles linguistiques...] je veux toutes les pièces récupérables de ce groupe récupérées, nettoyées, rehuilées et stockées dans des caisses étiquetées, emballées sous film et empilées pour prendre le moins de place possible. Je t'imprime la note de service [il avait commencé à la taper après ses vérifications linguistiques, donc en parlant], fais-la tamponnner par Paakkinen, en lui expliquant pourquoi, et donne-là à Mika. [Stéphane imprima et tamponna en tant que superviseur: la production électrique était désormais dans ses missions, selon BFR, puisqu'il s'était agit de la moderniser elle aussi]
T- j'y vais!
Stéphane découvrait tous les jours de nouveaux aspects de sa fonction: en plus d'utiliser les gens selon leurs compétences et celles qu'il pouvaient acquérir (ce dernier point étant selon lui un progrès par rapport à la gestion "à tâches constantes" de Paakkinen), il fallait éviter qu'il s'ennuient au point de regretter un boulot plus trivial et moins payé. Ce travail était encore plus prenant qu'il ne l'avait craint, même hors pannes. Surimi était une boule de tendresse appréciable après une journée à s'occuper de BFRSF. Quant à Atte qui parlait d'un peu tout et n'importe quoi (décidément, il n'avait de Finlandais que l'aspect) il était un divertissement comme un autre: personne d'autre ne parlait d'autre chose que du travail avec Stéphane, jusqu'à présent. Personne ne cherchait à le rencontrer hors de l'usine, et lui ne connaissait encore personne d'extérieur, à part brièvement le père et la soeur d'Atte. Il se rendit compte que c'était parce qu'il ne faisait pas les courses lui-même: Atte s'en chargeait, en échange de l'hébergement, ce qui simplifiait la tâche à Stéphane mais ne l'aidait pas à découvrir s'il y avait de la vie en Finlande en dehors de l'usine.
Après avoir donné (avec prudence et pédagogie) des cours de conduite sur neige à Stéphane durant la journée, Atte put dormir de samedi (24 janvier) à dimanche au grenier (y rappatriant son couchage du garage, à part l'abattant).
Stéphane- la nuit suivante, retour au garage.
Atte- comme convenu.
Il n'y avait rien de valeur dans cette maisonnette, à part ce que Stéphane ramenait avec lui de l'usine (AK50, souffleur, camescope...) et gardait dans sa chambre, qui fermait à clef. Il n'y avait donc aucun risque à avoir Atte à bord, même s'il avait comme le prétendait Paakkinen "des problèmes mentaux". Atte ne fit pas de bruit. Le lendemain, petit déjeûner comme d'habitude.
Nouveau stage de conduite sur neige, légèrement plus audacieux (légèrement): Stéphane apprit à rattrapper un sous-virage autrement qu'en freinant comme une enclume. Oui, il fallait freiner, mais de préférence avec la boite, pour ne pas agir sur les roues arrière, et doucement avec le frein. Atte lui fit une démo de "freinage du pied gauche" (tactique rôdée par les pilotes finlandais sur DS et Saab, pour obliger l'arrière à décrocher en maintenant du couple (accélérateur enfoncé) pour empêcher les roues avant de s'arrêter lors du freinage) pour faire faire un tête-à-queue sur neige à une R20. Stéphane suggéra d'utiliser le frein à main
Atte- [faisant la démo au frein à main] oui, ça, c'est la méthode italienne, mais il faut être sûr qu'il agisse sur l'arrière. Dans la XM, il agit sur l'avant, et en plus, il est au pied... L'avantage du diesel, c'est qu'il à du couple à bas régime, donc on risque moins de le caler avec le freinage du pied gauche.
Sur un autre lac gelé (non visible de l'usine) Atte entama une série de figures de patinage artistique (sauf les sauts) dont Stéphane n'aurait jamais imaginé qu'une R20GTD était capable: la seule chose qu'il avait appris de cette voiture, c'était que quand on allait un peu vite sur neige, on tournait le volant mais elle ne tournait pas ou pas assez. Aux vitesses raisonnables expérimentées par Stephane, un freinage moyen suffisait à corriger le problème. Alors que là, elle partait en toupie dans un sens puis dans l'autre au gré de la valse qu'Atte avait mise dans le lecteur CD (ajouté par le superviseur précédent). Il y avait d'autres traces que les leurs sur la neige tapissant la glace, ce qui avait rassuré Stéphane sur la solidité de celle-ci quand Atte y avait engagé la R20, lentement, au début, vitres baissées pour bien écouter si la glace "disait" quelque chose sous cette charge: non. De plus une voiture était une masse glissante ou roulante qui ne provoquait pas de chocs, contrairement aux sabots des chevaux des Chevaliers Teutonniques. Une fois dessus, il n'y avait pas de raison que les figures exécutées par Atte ne fracturent la glace. Atte raconta que sur d'autres lacs, le samedi soir une fois la nuit tombée, il y avait des bandes qui s'affontaient en voitures autour d'un trou creusé exprès dedans, le but étant d'arriver à y faire glisser celles de l'autre équipe. Ca se pratiquait en version "civilisée" avec des gilets de sauvetage et un toit ouvrant ouvert, pour en sortir plus facilement. La R20 n'avait pas cette option.
Le téléphone portable (Nokia) dont on l'avait muni pour les urgences sonna: plantage informatique à l'usine, présence requise immédiatement. Il laissa Atte conduire jusqu'à l'usine, puisqu'il fallait aller relativement vite.
Stéphane- normalement ils ont dû appeler Vertti. C'est pour lui, ce genre de mission.
Atte- oui, mais si ça a détraqué d'autres trucs ça va être pour toi.
Ils arrivèrent à l'usine: pas de Vertti car non joignable, pas de Paakkinen car hospitalisé la veille en urgence pour accident cardiaque dans leur sauna familial, comme quoi ce n'était pas dangereux que pour les étrangers. Pas de Seppo (non joignable). Il n'y avait que Teemu (de garde ce week-end à l'usine, pour le réseau électrique et autres problèmes électromécaniques possibles) et les deux gardiens.
Il y avait des alarmes un peu partout, des voyants rouges sur des machines, des lampes oranges qui clignotaient, et un magna épais de pâte de "Délice de Kerisper" obtruant toute une allée. Stéphane monta à son bureau et commença à contrôler le système: l'analogique fonctionnait (vidéo et son) mais mais les télémesures et télépilotages des installations de pâtisserie automatique concernées ne répondaient plus. Cause, ou conséquence du problème? Si la pâte s'était infiltrée dans certaines armoires de commande par les grilles de refroidissement... Stéphane supposa que la pâte aurait beaucoup de mal à pénétrer par ces grilles fines, et qu'elle n'aurait pas tout planté. Il neutralisa les alarmes sonores, ne laissant que les signaux lumineux permettant de repérer les installations en détresse.
Sur place, Atte, monté dans la coursive pour vérifier, avait trouvé la vanne de purge ouverte. Bogue logiciel, ou sabotage? Comment fonctionnait cette vanne? Stéphane contacta Rennes, où un dimanche midi il eut du mal à trouver quelqu'un, et moins encore quelqu'un pouvant répondre à ses questions sur les vannes de purge de pâte de l'usine finlandaise. En parcourant le synoptique virtuel à bord de l'AK50, il trouva la vanne: il y avait un moteur électrique. Donc un bogue pouvait avoir commandé l'ouverture, mais aussi un court-circuit tout bête.
Recherche de l'armoire de commande de ce moteur: le synoptique en indiquait une. Aspiration de la pâte qui bloquait la porte, avec l'un, avant de l'ouvrir. Un peu de pâte était entrée dedans, mais les relais étant étanches et la pâte n'ayant pas encore fait le tour du circuit imprimé n'avait pas pu créer de court-circuit. D'ailleurs à l'autotest le fonctionnement de cette armoire était conforme. C'est alors que Stéphane soupçonna que ce n'était pas la bonne, car la disposition des relais ne correspondait pas à ce qu'il avait dans son plan virtuel. Il y avait deux faisceaux de câbles qui en sortaient via chacun une gaine en PVC, et non trois. Pas de trou vacant pour un troisième. Ils avaient dû utiliser un plan périmé de l'installation au lieu d'aller faire le synoptique sur place.
Atte nettoya puis referma la vanne sur les indications de Teemu: après avoir débranché une des bornes du moteur et en faisant contact avec les pinces d'un câble de dépannage de batteries. Ca marchait. Théoriquement, on pouvait relancer la production de "Délice de Kerisper", à condition que le problème fût seulement cette vanne. Stéphane imprima une affichette en couleur indiquant en finnois et en français "Purge électrique HS. Moteur OK: commande à revoir" pour que le problème restât en évidence. Par définition on n'avait pas besoin de la purge en fonctionnement normal, et pour nettoyer l'installation en cas de problème on pouvait commander le moteur comme Atte venait de le faire (mais en croisant les fils).
Certains firent provision de pâte à la (fausse) amande dans des seaux en plastique neufs, pour pouvoir en cuire chez soi: le dessus de la coulée était tout à fait sain, par définition, mais les protocoles de sécurité de l'usine ne permettait pas d'en remettre une partie dans le circuit par aspiration.
Ils étaient encore là lundi à l'aube à traquer un à un les problèmes: Stéphane avait réussi à confiner le plantage à cette partie de l'usine (90% des installations fonctionnaient normalement) mais il n'y avait pas que le processus de fabrication du "Délice de Keripser" de touché: il y avait des pannes du même genre (ou totalement différentes) dans un grand nombre de systèmes, parfois fort éloignés géographiquement du premier. Ca ressemblait donc bien à une panne logicielle: ce qui dépendait des mêmes fonctions informatiques avait planté, et non ce qui dépendait des mêmes réseaux physiques. Oui, mais quelles fonctions? Certaines des "vieilles horreurs" en Fortran, certaines programmation "grafset" d'automatismes, ou du C "système"? Sans Vertti, ils auraient pu chercher des mois. En attendant, l'équipe de nuit avait réussi à nettoyer la coulée de pâte, même si ça les peinaient de pomper vers une benne "déchets pâteux et liquides" ce qui remprésentait un demi-camion de ce délicieux gâteau (si cela était parvenu aux moules puis ceux-ci au four continu), vu qu'ils ne pourraient pas tout cuire chez eux avant qu'elle ne s'altère. Nombre de seaux et récipients propres disponibles avaient servi à mettre une partie de la pâte au congélateur, après avoir mis un film plastique autour. Il y avait au moins un autre bogue: l'ouverture de la vanne aurait dû arrêter la pompe et tout le processus de fabrication de la pâte (l'usine n'était pas stupide: si quelque chose était pompé d'un côté et n'arrivait plus à l'autre bout pendant un temps supérieur à celui nécessaire pour remplir une conduite intialement vide, le système diagnostiquait une fuite) or vu la quantité déversé ça avait continué à pomper jusqu'à déclencher une alarme probablement en envahissant une des armoires ou en engulant un autre organe sous surveillance de fonctionnement.
Stéphane avait télétransmis à BFR le rapport de contrôle, d'intervention et des photos de la situation pour mieux faire ressentir son ampleur que juste par un rapport de défaillance technique.
Vertti (qui était chez une cousine, ce week-end, dans un village où le portable ne "passait" pas encore), Seppo et autres (mais pas Paakkinen) arrivèrent et 97% de la production de l'usine put être remise en service, y compris le Délice de Kérisper (l'électrovanne de purge ne risquait pas de se réouvrir toute seule puisque le moteur était débranché), mais il restait d'autres problèmes ça et là. De plus, beaucoup de remises en service s'étaient faites en dérivant manuellement des commandes intialement informatiques, ce qui n'était qu'un bricolage obligatoirement provisoire, car empêchant le système de l'usine de savoir ce qui se passait réellement dans ces organes et de les télépiloter. Si on ne trouvait pas d'où ça venait ce lundi, il faudrait laisser plus de techniciens de nuit, pour surveiller ce que le système ne surveillait plus: en l'absence de surveillance électronique et aussi humaine, les consignes de sécurité exigeait l'arrêt de l'installation concernée, donc encore des pertes de production, voire un temps perdu important pour tout nettoyer à l'arrêt sous peine d'encrassement ou de pollution par altération du produit non traité.
Le contrôle finit par détecter qu'un faisceau de câbles avait été rongé par un animal, dans une armoire qui fermait mal. Non seulement on n'entretenait pas correctement les portes de certaines de ces armoires (qui avait probablement pris un coup de chariot électrique de nettoyage du sol, mais quand?) mais en plus un rongeur avait réussi à s'introduire dans une usine alimentaire proche des normes hospitalières, du moins quand elles étaient réellement appliquées.
L'explication pour le rongeur pouvait être un "passager clandestin", monté dans une trousse d'outillage ou autre, et que personne n'avait vu. Stéphane demanda à BFR Rennes s'il fallait utiliser des pièges, des chats, des serpents, ou des furets, pour éliminer les clandestins au cas où cela se reproduirait: la bestiole n'avait pas été retrouvée. Partie ailleurs, ou noyée dans la pâte et jetée avec les quantités non récupérées à titre privé?
L'altération du câblage (pas totalement coupé: là était le piège) avait induit des parasites (perte du blindage conducteur tressé autour des conducteurs) qui avaient conduit à de fausses mesures et informations pour les fonctions du système central concernées, ce qui avait déclenché diverses procédures de compensation face à une situation qui n'existait pas. L'inefficacité de ces procédures à corriger le problème (puisqu'il n'existait pas) en avait déclenché de plus "massives", puis les alarmes générale et la coupure de courant dans ces installations devenues incontrôlables (toujours selon ce que le système croyait mesurer) ce qui avait enfin arrêté la pompe à pâte à gâteau. L'ouverture de la vanne de purge, elle, était directement dûe à un contact parasite entre des câbles rongés. Le décontacteur de bout de course (ne laissant branché que le câble correspondant à la refermeture) avait arrêté le moteur sans le détériorer ni fausser la vanne, mais cette information de fin de course n'avait pas pu retourner au système, le fil correspondant étant coupé.
La vraie faute, c'était la non réparation de la porte de cette petite armoire technique: si tout avait été en ordre et correctement entretenu, un rongeur n'aurait rien détérioré ni pollué dans l'usine, à part éventuellement des crottes sur le sol ou dans un recoin non fonctionnel. Note de service: contrôle de fermeture de tous les armoires, coffrets et trappes de service de toutes les installations. Pose d'un voyant lumineux extérieur s'allumant en cas de mauvaise fermeture (c'était aussi simple que pour la lumière d'un réfrigérateur ou d'un micro-ondes). Stéphane proposa cela à Rennes, qui l'approuva: rajouter un câblage de contrôle pour chaque porte jusqu'à l'informatique central aurait été dissuasivement compliqué et donc coûteux à réaliser, alors d'une diode (on la choisit jaune, et non rouge: rouge, c'était trop "grave" pour juste une porte mal fermée) encastrée dans un oeillet dans chaque porte c'était raisonnable. Dans certaines armoires qui avaient un microcontrôleur reprogrammable pour la transmission de signaux numériques plus élaborés, Vertti et Seppo purent ajouter l'envoi périodique d'un code signalant une porte non fermée. Le système le saurait au moins pour ces armoires-là, ce qui éviterait d'aller les regarder toutes en vrai pour les contrôler.
Stéphane commençait à songer que la délocatisation aurait résolu bien des problèmes: on aurait alors dû repenser tout le réseau logique et analogique à neuf, avec un multiplexage en fibre optique permettant la desserte en série de toutes les machines, et grâce à cela une redondance en "plantant" chaque machine dans trois circuits communs à toutes, au lieu de l'immense gare de triage de câbles venant de chaque machine vers le système central, avec des types de signaux ayant évolué au fil des décénies: il n'y avait aucune homogénéïté dans les logiques de commande et de télémesures utilsés même dans des équipements situés l'un contre l'autre, lorsqu'ils n'avaient pas le même âge. Si un incendie (ou une horde de rongeurs) s'attaquait aux zones les plus denses en câblage, on risquait de ne jamais savoir comment reconnecter: presque aussi "aiguilles dans la botte de foin" que les nerfs d'une moëlle épinière sectionnée.
Il fit une sieste sur le lit dépliant de son bureau, n'ayant pas dormi de la nuit. L'après-midi il travailla avec Seppo, Timo, Atte et Juha à modifier la production d'autres gâteaux "rayon frais", comme prévu par le plan de modersination, tout en contrôlant les automatismes et leurs prise en compte par les logiciels centraux. Stéphane fit en sorte, avec Seppo, de pouvoir facilement remplacer, ultérieurement, le réseau classique par un réseau optique multiplexé: les fournitures nécessaires n'étaient pas encore disponibles sur place, puisque la commande ne serait empaquetée en France que le jour même. Stéphane quitta le travail plus tôt, puisqu'ils lui devaient un dimanche après-midi et une nuit (BFR lui avait dit de la "monnayer" sur la semaine). Pour le démontage des anciennes machines, ils utilisèrent aussi Mika (puisqu'il semblait apprécier les gros démontages). La semaine se passa ainsi et le samedi 31 janvier Stéphane partit enfin explorer la Finlande en voiture, avec Atte comme guide (mais pas comme chauffeur, cette fois). Il utilisa la webcam sans fil reliée à l'AK50, car ça permettait de filmer plus longtemps que le camescope et surtout d'avoir directement un fichier numérique mpg exploitable, en particulier pour envoyer dans sa famille sur DOEC.
Etant allé jusqu'en Laponie finlandaise, et y ayant dormi (une sorte de gîte rural), il ne fut recontacté qu'au cours de son retour, le dimanche: l'usine était encore plantée. Et cette fois plus rien ne marchait. Et toujours pas de Vertti joignable. Avait-il compris, lui, qu'il fallait partir "très loin en pédalo" pour ne pas être rappelé le week-end pour de telles urgences?
Ils arrivèrent à l'usine vers 18h, ce dimanche. Stéphane ne put pas entrer dans son bureau car la porte sécurisée ne s'ouvrait pas. Toute l'usine était arrêtée, bien qu'il y eût du courant (la lumière marchait): les installations ne l'utilisaient pas. Pas de flaque de pâte ni d'autre chose. Cette fois Paakkinen avait pu venir, et il ne comprenait pas non plus ce qui se passait. Il put allumer un des ordinateurs du secrétariat: n'étant pas laissés "en veille" ils s'activaient manuellement. De là, il accéda à l'internet et contacta BFRSF. Les instructions furent d'abord de ne laisser personne voir l'écran et de débrancher les cookies ainsi que l'historique du navirageur (qui était Netscape, sur cette machine de type PC). Ensuite on lui expliqua comment entrer dans la salle de contrôle en démontant des panneaux du toit puis en faisant quelques découpes à la disqueuse: "ça sera plus facile à réparer que si vous cassez un triple-vitrage: il n'y aura qu'à faire ressouder ce que vous aurez découpé". Il dût installer seul une sorte de petit container sur le toit pour pouvoir travailler sans être vu. Le réseau téléphonique crypté fonctionnait, lui, car il n'était pas dépendant de l'informatique centrale. Il put ainsi recevoir ses instructions oralement, en français, sans être écouté par autrui.
On lui fit essayer tout un tas de procédures, certaines depuis l'AK50 (elles étaient à bord), mais il ne réussit pas à relancer le système. La seule chose qu'il récupéra fut la régie audio/vidéo analogique. Il passa une nouvelle nuit à faire des essais. Les ordinateurs locaux remarchaient (ce n'était pas très difficile: il s'étaient éteints parce que s'estimant inutiles, n'étant sollicité par personne en l'absence du système central) mais pas le système gérant l'usine: ces ordinateurs n'y étaient pas connectés directement, faute d'avoir la puissance pour tout gérer à eux seuls. Ce fut à 7h20 que Paakkinen arriva et lui apprit que Vertti ne viendrait pas, car il était mort: accident de voiture, un camion de lait qui avait glissé de l'autre voie juste devant la Volvo 440 de ses parents, qui n'avaient pas survécu non plus, la citerne pleine ayant roulé sur la voiture après l'impact. Une heure après le plantage du système. Stéphane en déduisit qu'au moins ce n'était pas une "bombe logicielle" du genre "après moi les bogue" liée au non-envoi périodique d'un signal de retard ou quelque chose de ce genre. Vertti n'avait aucun moyen de savoir qu'il allait mourir, au moment où Stéphane avait été averti du plantage général.
Un système Linux (très modifié) en rideau, et le seul être sur cette planète le comprenant venait d'être broyé dans la voiture de ses parents par une citerne de lait.
Il devait y avoir d'autres gens que Vertti qui avaient travaillé là-dedans. Irina, par exemple.
Irina- si il démarrait, je pourrais faire quelque chose mais il semble s'être mis en sécurité.
Stéphane- panne technique au lieu de logicielle
I- oui: sinon il y aurait au moins l'auto-test. C'est en ROM, ça. Ca ne peut pas planter.
S- quelle est la machine qui lance les autres? Physiquement, pas logiciellement.
I- je ne sais pas. Peut-être le Convex. Cette info devrait être dans ton AK50
Stéphane chercha et trouva. Il s'agissait du Convex C240 (vectoriel parallèle). La grosse machine en trois armoires, âgée de neuf ans, au rainurage sombre de façade, dans la salle climatisée. La clim ne tournait pas.
Après deux heures de recherches ce fut une fuite de fréon qui fut diagostiquée: l'informatique centrale était en rade parce que la température en interdisait le redémarrage (après avoir créé un "panic shutdown" dans le système pour éviter de griller). Pourquoi utiliser une climatisation en décembre en Finlande? Stéphane n'en référa même pas à BFR (pour une fois): il suffisait d'improviser un circuit d'antigel allant dehors. Des trous dans les murs, de la conduite en PVC, deux petites pompes électriques, un gros radiateur et un ventilateur: la salle informatique redescendit vite en dessous des 14°C requis pour le redémarrage. Le système redémarrra. L'usine aussi, du moins les installations qui ne s'étaient pas mises en sécurité pour cause d'opérations de maintenance à faire après un arrêt "sauvage".
Comme cela avait fonctionné, Stéphane fit le compte-rendu à Rennes, en ajoutant qu'il faudrait réparer la clim avant le retour des beaux jours, ou la remplacer par un autre système (par exemple une pompe à chaleur entraînée par une des éoliennes). Autre solution: remplacer le C240 par quelque chose de plus moderne, à bain d'huile, comme les gros multiprocesseurs AK utilisés par BFR à Rennes depuis 1997.
La panne informatique générale avait été résolue par une astuce de plomberie, mais Vertti n'en était pas ressuscité pour autant. Il allait falloir trouver d'urgence un ou plusieurs "hackeurs" (car pour s'y retrouver là-dedans, il fallait des compétences de ce genre: comprendre un système et agir efficacement dedans sans avoir sa vraie doc) à mettre d'urgence sur le problème. Vertti avait dit que les travaux de fiabilisation n'étaient pas fini et que le système était encore très inhomogène.
Faute d'avoir sous la main quelqu'un de plus compétent en matière de Linux à la sauce Vertti, ce fut Irina que Paakkinen nomma "ingénieur système temporaire" sur la suggestion de Stéphane. Paakkinen n'y connaissait pas grand chose en informatique (à part que ça boguait souvent). Stéphane informa BFR de cette disparition grave et de cette nommination transitoire. BFR lui dit "on se connecte à votre système et on essaie de trouver des gens qui puissent le comprendre avant qu'il ne tombe en panne". Pour une fois, il y avait une intention de maintenance préventive.
Chez BFR après avoir détaillé le compte-rendu transmis par Stéphane, l'un des directeurs dit: "tiens, notre cobaye a enfin pris une initiative sans nous consulter: il est allé chercher du froid hors de l'usine avec des tuyaux pour remplacer la clim de l'informatique centrale. Ca fait bricolage du dimanche, mais ça marche. Du moins tant que la météo le veut bien...". D'autres dirent que ces Finlandais étaient idiots de dépenser de l'électricité pour refaire du froid au mileu d'un bâtiment chauffé au lieu de le prendre dehors, un autre objecta que ce n'étaient pas des ingénieurs finlandais qui avaient conçu cette usine. En regardant les photos, l'un deux dit "pour quelqu'un de chez VTP, il n'a vraiment aucun sens de l'esthétique: regardez-moi cette plomberie à la Dubout qui passe au dessus de la ligne d'empaquettage. Ils ont attaché ça au plafond avec du fil vert de jardinage: n'importe quoi. On se croirait au Burkina-Fasso". On lui objecta "il a fait vite: l'usine remarche. Pour faire une belle plomberie longeant les murs avec des supports adéquats, il nous aurait fait perdre encore plus de production. Le tout est que ça ne devienne pas du provisoire définitif"
- ça risque: il va avoir d'autres ennuis ailleurs, tel que c'est parti, et même s'il n'avait à faire que le planning, le retard à cause des nettoyages et réinitialisations des trois pannes fait qu'il ne pourra pas se permettre de réarrêter le Convex pour refaire la tuyauterie autrement. Vous aurez cet espèce d'intestin pendouillant au plafond de lien vert en lien vert jusqu'au jour où on arrêtra tout pour délocaliser, soyez-en sûrs.
- ou que la clim soit réparée: comme elle ne sert pas, en ce moment, ils ont le temps de la faire réparer.
Le dossier "BFRSF" fut refermé, le directoire de BFR en ayant bien d'autres à examiner.
La clim ne put pas être réparée, s'agissant d'un ancien modèle Nippondenso pour lequel on ne trouvait plus les pièces. De plus il était temps de changer le C240, cette machine jadis performante étant complètement dépassée neuf ans plus tard. Oui, mais pour ça, il fallait d'abord comprendre tout ce qui dépendait du C240, dans la partie logicielle du système en cours de mise à jour par Vertti avant son décès.
Stéphane discuta avec Paakkinen pour savoir s'il était possible que ce fût un sabotage: une fuite de fréon dans une vieille clim, ça pouvait se déguiser en fissuration de raccord en accélérant cette fissuration par un moyen discret (flexions modérées au niveau d'une brasure en maniant la tubulure avec un manchon souple), le saboteur ayant supposé que l'ordinateur serait endommagé par la remontée de température. Le C240 surveillant sa propre température s'était arrêté après avoir envoyé des messages d'avertissement dans le reste du système (ce qui expliquait qu'aucune donnée n'ait été perdue). Certaines installations physiques s'étaient arrêtées proprement, grâce à cela, au lieu de rester "avec de la matière non digérée à bord". La mort de Vertti, sabotage d'un camion de lait pile au bon endroit au bon moment, et sans aucune certitude que Vertti, à l'arrière de la 440, fut tué aussi? Non. Si la citerne n'avait pas écrasé la voiture emboutie, Vertti n'aurait pas été tué, ni même blessé gravement. Ses parents aussi auraient peut-être survécu: le choc avait eu lieu aux alentours de 60 km/h, net de freinage d'urgence, et la tôle d'une citerne était un obstacle moins dur qu'un mur. Si elle avait été vide, elle aurait roulé sur la voiture sans l'écraser: elle aurait juste un peu cabossé le toit tout en se déformant aussi. C'était le lait, et non la citerne, qui avait été fatal aux occupants.
La recompilation des logiciels maison (BFR n'achetait jamais de logiciels: ils étaient tous faits maison, pour savoir ce qu'il y avait dedans) pour d'autres machines que le C240 se ferait à Rennes et à La Défense. Par contre, BFR n'avait pas une image exacte du système de BFRSF, et même s'ils en avaient eu une, ses informaticiens n'auraient pas pu la simuler, la configuration étant trop différente. Il ne restait aucun ordinateur Convex chez BFR. Stéphane avait objecté: "et si il tombe en panne pour de vrai? Pas juste une panne de clim? Il nous faut soit un C240 de rechange stocké quelque part, soit tout remettre dans d'autres ordinateurs". Ce qui était théoriquement faisaible mais long et coûteux. Trop long et trop coûteux, à moins de le confier à une horde de stagiaires doués en informatique classique. Or ce n'était pas la saison des stagiaires.
Il lança une petite annonce sur internet dans plusieurs langues: "entreprise sérieuse cherche Convex C240 d'occasion en bon état de marche, même sans système Unix. Prix à débattre. Faire offre. C220 et 210 acceptés si prix réduit", ceci sur une quarantaine de sites d'achat/vente de matériel informatique professionnel d'occasion.
Le jour même il avait trois offres: une en Angleterre, un C220 (c'était moitié moins rapide mais ça pouvait faire tourner les mêmes programmes) un C240 en Allemagne et un autre en Californie. Ce dernier était le moins cher, mais il fallait aller le chercher. Ce fut l'ordinateur situé près de Hannovre que BFR envoya un informaticien système (français) tester (il fallut le réinstaller provisoirement dans la salle climatisée de l'entreprise d'origine, pour l'essayer: elle ne s'en servait plus, donc aurait pu le brader encore plus, ce matériel étant très difficile à revendre) puis transférer en Finlande. Stéphane était probablement le seul, sur la planète, à avoir émis une offre d'achat de C240 ce mois-ci.
Stéphane- on aura le nouveau Convex jeudi soir. Il faut recopier à l'identique le système du nôtre dedans, car celui d'origine est un Unix système V donc trop différent du Linux de Vertti.
Irina- c'est sûr qu'avec un clône de secours, tu dormiras mieux. Et moi aussi, si c'est réellement le boulot de Vertti qu'ils m'ont chargé dans le sac à dos.
Une fille ingénieur système: c'était rare, mais il avait déjà vu le cas chez BFR à La Défense. Les deux C240 seraient utilisés, ce qui doublerait la puissance théorique disponible, mais en veillant à ce que la panne éventuelle de l'un ou de l'autre n'empêche pas le rescapé de prendre seul les choses en main, à son rythme mais sans pertes. Ca n'avait coûté de 7% du prix d'un C240 neuf: il n'y avait pas encore de collectionneurs de telles machines...
Le problème matériel serait résolu (avant qu'il ne surgît) mais restait le problème logiciel: les travaux "ni faits ni à faire" laissés en plan par la mort de Vertti. Celui-ci ne documentait pas tous ses actes du jour comme le faisait Stéphane.
La télévision lui semblait moins difficile qu'au début. Le finnois était de moins en moins un problème, tout en restant antinaturel pour lui. Il avait un nouveau problème (à part ceux causés d'un peu partout par l'usine): il avait pris du poids. Il s'en était rendu compte par le changement d'aspect de son ventre aux alentours du nombril quand il mettait son pyjama: sans être un culturiste comme Ari, jusqu'alors on voyait ses abdos. La chair était en train d'en estomper le modelé. Il comprit que c'était parce qu'en Finlande il ne se déplaçait qu'en voiture: il était hors de question de tenter de faire du vélo sur des routes aussi enneigées, sans oublier les rafales de vent et les tourbillons de neige meublant cet hiver finnois qui allait durer encore jusqu'en avril, voire plus: ensuite, la pluie prendrait probablement le relais. Il lui aurait fallu la Trielec: tout en étant motorisée et stable (parce que basse) elle permettait de fournir de l'énergie motrice par pédalage, comme il l'avait toujours fait à Centrale Dinard.
Etait-il possible d'acheter un véhicule de ce type en Finlande? Son salaire le lui offrait largement, mais Kermanac'h avait-il homologué des Trielec pour ce marché? Il n'y avait pas de liaison téléphonique vers la maisonnette qu'il occupait. Il faudrait attendre d'être chez BFRSF pour se renseigner.
Le lendemain (mardi 3 févier) à l'usine, après avoir règlé avec l'aide d'Irina un problème d'interface non compatible avec une des modifications de la préparation des "tranches napolitaines" (le glaçage), il chercha si Kermanac'h avait un site internet. Il y avait un importateur à Helsinki, pour la version biplace avec moteur thermique d'appoint: pas de pédales. Il contacta cet importateur pour savoir si la version avec pédalier de secours était disponible en Finlande: "les autres modèles sont disponibles sur commande: on demande au fournisseur de les mettre parmi les autres dans un container". La prochaine expédition avait lieu la semaine prochaine. Ce fut la version biplace à pédaliers qu'il examina sur internet: il avait son permis, maintenant, donc une motorisation un peu plus puissante n'était pas gênante. Tant qu'à faire, il prit l'option "3x3": un troisième moteur entraînait la roue avant. C'était loin d'être superflu dans ce pays, avait-il estimé. La version biplace permettrait d'embarquer quelqu'un, ou plus de bagages. On rééquilibrait la voiturette en déplaçant certains des blocs d'accumulateurs, quand on était seul à bord dans chargement équivalent à droite. En mode "cyclable", chaque occupant (s'il y avait lieu) entraînait sa roue arrière, comme dans les engins de bord de mer.
Il savait qu'il revendrait assez facilement cet engin sur place. Toutefois il contacta directement BFR et Kermanac'h pour proposer l'acquisition de cet engin comme véhicule de fonction: "vous serez sûr que personne de parte voyager loin avec", de plus cela contribuerait à l'image écologique qu'avait partiellement acquis l'usine avec les éoliennes. La géothermie existait depuis 1962, date de la construction, mais ne se voyait pas de l'extérieur. Une voiturette de fonction électrique rechargée par des éoliennes serait une carte de visite intéressante.
- vous la voulez de quelle couleur? Orange? Bon, ce n'est pas notre priorité. Il faut en discuter avec nos responsables des achats, mais je ne vous promet rien. Vous avez déjà une voiture de fonction.
Il y eut pas mal de pépins à l'usine en cette fin de semaine, en particulier la mise en service du second Convex C240 (livré jeudi 5) prit bien plus de temps que prévu à Irina, Anton (un autre informaticien de l'entreprise) et lui.
Anton était un garçon assez mystérieux, inexpressif et qui semblait par moment être comme "déconnecté": rien à voir avec Vertti qui pouvait devenir un moulin à paroles sur l'informatique en général, Linux et le C en particulier, sans oublier l'assembleur, le Fortran 66 et les réseaux neuronaux. Taille en dessous de la moyenne locale: 1m80. Cheveux très courts sauf devant, avec une mèche épaisse carressant le regard. Un peu de brioche: Stéphane compatit intérieurement, maintenant qu'il savait que c'était difficile à résorber, bien que la sienne ne fût qu'à ses débuts: il était résolu à la tuer dans l'oeuf, quitte à faire des trajets sans moteur électrique du tout, ou seulement par nécessité de motricité sur les deux autres roues, sur neige. Les Trielec n'étaient pas encore arrivées. Pour tout le reste, Anton était "un Finlandais de grande série", ce qui n'était pas péjoratif, contrairement à "Français de grande série": juste neutre, ne pouvant être mémorisé que par ce qui l'en distinguait: un peu plus petit, style "jeunesse hitlérienne", brioche. Il était le seul à avoir ces trois paramètres par rapport à un modèle de série local donc Stéphane ne le confondrait pas. Il chevauchait une Kawasaki 1100 des années 80, rouge et blanche.
En attendant sa "voiture de fonction et d'exercice" (que BFR ne lui avait pas promise. Si dans deux semaines il n'avait pas de réponse, il l'achèterait lui-même, quitte à la revendre en partant), il parcourut plus l'usine (au lieu de rester souvent dans son bureau ou de s'occuper d'une seule installation à la fois, sur place): il y avait des étages (en particulier pour les tours porte-éoliennes), il y avait de la distance. Comme il ne transpirait pas des pieds, il n'y avait pas d'inconvénient à faire ce "parcours de santé" déguisé en "tournée d'inspection". Voyant des Finlandais du village (pas de l'usine), de tous âges (ou presque: pas de petits enfants ni de vrais vieillards, mais la palette était étendue) se baigner dans le lac gelé, après y avoir découpé un trou d'une vingtaine de mètres formant piscine encastrée, il se mit en short de bain (motif manga) et fit de même, estimant que puisqu'il était à moitié finlandais il pourrait supporter ça moitié moins longtemps qu'eux.
Il plongea d'un coup (par les pieds), estimant que l'immersion progressive eût été masochiste: il se trempait toujours d'un coup, à la mer. Nager là-dedans allait lui faire brûler énormément de calories en peu de temps: exactement ce dont il avait besoin.
Ce fut comme un étau lui écrasant les poumons, tandis qu'un autre lui serrait les tempes, avec des vérins hydrauliques menaçant de le transformer en César de viande surgelée. Cela fit rire les Finlandais et Finlandaises, mais ensuite il se sentit mieux. Il frissonnait, mais ce n'était pas désagréable: l'organisme s'habituait. Il ne perdait pas la sensation des orteils ni des doigts. C'était surtout ça qu'il savait devoir surveiller: il n'était pas sujet à ce phénomène, l'hiver, mais les hivers bretons n'étaient jamais rudes. Ici, surtout dans l'eau à zéro (par définition) d'un lac recouvert de glace, il supposait que cela pourrait arriver.
On le frictionnait avec une grosse couverture tout en lui faisant boire du café d'une thermos. Il ne buvait pas de café, son estomac le supportant mal (contrairement au thé). Il réalisa qu'il n'avait aucun souvenir d'être sorti de l'eau. C'étaient donc ses caramades de baignade, qui ne le connaissaient pas, qui l'avaient ressorti et tenté de le réchauffer. Il avait donc perdu connaissance dans l'eau. On lui expliqua "quand on commence à se sentir trop bien dedans, il faut sortir vite. On peut y retourner après, mais il ne faut pas rester dans l'eau si on ne sent plus le froid".
Des gens lui parlèrent, lui demandant s'il était bien le superviseur industriel de l'usine.
"mais d'habitude ils n'envoyent que des Français", etc
Il n'avait pas trop envie de parler: il se contentait de sourire, deux Finlandaises du coin le frictionnant énergiquement de partout. Puis il remercia pour le sauvetage. Janna, l'une de ses frictionneuses, insista pour le raccompagner. Elle avait la trentaine et était rondelette de partout (mais pas une truie finnoise, loin de là). Il se rendit compte qu'aucun de ces baigneurs et baigneuses (il ne s'en était pas rendu compte quand ils étaient déjà dans l'eau) n'était mince. Fallait-il une couche de couenne plus épaisse que son projet de début de brioche pour pratiquer cette activité? On lui donna quelques conseils: d'abord, ne pas se tremper la tête dans l'eau, l'air ambiant étant plus froid que l'eau donc pouvant l'y geler. Ensuite, bouger plus: ne pas se laisser aller. Oui, on pouvait perdre du poids comme ça, mais il fallait être prudent et ne jamais le faire seul, surtout pour un étranger.
Il n'aurait pas essayé seul: il avait sauté dans l'eau parce qu'il avait vu des villageois qui y étaient: ils savaient donc que ce jour là à cet endroit là c'était sans danger, avait-il estimé. Donc qu'il pouvait le faire aussi. Le café lui noua douloureusement l'estomac une demie-heure plus tard.
Le soir il demanda à Atte s'il s'était déjà baigné dans le lac gelé.
Atte- non. Il faut être gras comme un morse, pour jouer à ça. Timo l'a déjà fait.
Stéphane- je l'ai fait cet après-midi
A- on me l'a dit, mais je ne l'ai pas cru. On m'a dit que les autres avaient dû te repêcher et te réanimer, mais vu tout ce que l'on raconte d'idiot sur toi, je ne savais pas si c'était vrai.
S- que raconte-t-on d'autre?
A- par exemple que tu es tombé dans le coma en essayant le sauna.
S- BFR m'a dit que c'était dangereux, mais ils ne m'avaient pas dit de ne pas essayer la baignade glacée avant de peser 100kg.
A- en fait on n'est pas obligé d'être gras: Ari l'a fait, mais quand la glace était cassée en plaques fines partout: il a traversé le lac aller-retour à la nage, à fond. Deux fois quatre kilomètres deux cents. Avec des sortes de palmes aux mains pour aller plus vite et surtout pour ne pas se faire mal s'il tapait de la glace flottante avec.
S- oui: s'il nage à fond, ses muscles chauffent, donc il n'a pas froid. Ca doit marcher
A- mais il faut avoir la cylindrée pour faire ça sans faire une crampe au milieu.
S- en France et en Angleterre, il y a des gens qui traversent la Manche à la nage. C'est moins froid, mais ça fait 24 km.
A- pour ne pas payer le tunnel?
S- au fait, comment s'est suicidé mon prédécesseur?
A- alcool et eau froide. Il paraît que c'est totalement indolore: on fait couler un bain à température normale, on se cale avec un harnais pour être sûr de ne pas boire la tasse en perdant connaissance, sinon ça peut réveiller, on met en répétition un CD agréable à écouter, l'alcool aide à s'endormir et le corps refroidit sans que l'on se réveille. Bien sûr, on coupe le chauffage avant.
S- j'y ai pensé quand on m'a sauvé: si j'avais été seul, je serais mort sans m'en rendre compte. Une de mes sauveteuses m'a dit que quand on commençait à se sentir vraiment bien dans l'eau, il fallait ressortir.
A- je ne sais pas: je n'ai pas essayé
Stéphane ne lui avait pas demandé d'autres exemples de ce que l'on racontait d'idiot sur lui: les autres superviseurs avaient dû y avoir droit aussi. Le bon point était que les baigneurs du village ne l'avaient pas laissé disparaître sous la glace: soit ils l'avaient pris pour un jeune Finlandais s'y prenant mal, soit ils ne souhaitaient pas la disparition du nouveau superviseur, par crainte de délocalisation. Il n'y avait que BFRSF, comme source d'activité faisant vivre les commerces et services locaux via les employés. Soit (c'était un peu présomptueux comme hypothèse, mais ce que lui avait expliqué BFR avant la mission rendait cette hypothèse envisageable elle aussi) ils préféraient garder celui-ci plutôt que de voir débarquer le suivant. Il avait initié des modernisations dont une était visible de l'extérieur (et de loin: jusqu'au village): les éoliennes. Ca, les gens du coin avait pu s'en rendre compte et souhaité voir quelle serait la suite, si suite il y avait. Sa mort aurait frustré leur curiosité.
Paakkinen avait accepté (sur demande de BFR) qu'il y ait en alternance Irina et Anton à l'informatique le week-end, de même qu'il y avait déjà Teemu et Mika à la "sécurité électrique" de l'usine. Ils pouvaient jouer aux échecs, aux cartes, à des jeux vidéo ou regarder la télévision, tant que l'usine marchait correctement toute seule, mais au moins, ils étaient sur place. Stéphane était allé dans la localité voisine (le village n'en vendant pas) s'acheter une barre d'exercice pour encadrement de porte, et s'exerçait entre celle du séjour et de la cuisine.
On lui avait dit que sur place tout le monde savait déjà qui il était: BFRSF était la seule activité économique du coin, donc un nouveau superviseur y était vite connu, d'autant plus que l'on avait dit que le nouveau ressemblait à Atte Ruusuvaara sauf qu'il avait les yeux verts, etc. Pour un test de "finlandocompatibilité", Stéphane devait donc aller ailleurs. Sur la carte, Jyväskylä était la ville un peu importante la moins éloignée (mais tout de même une quarantaine de kilomètres de mauvaises routes). Il prit la R20 et s'y rendit, conduisant avec prudence. Une ville moyenne de Finlande intérieure, où il était certainement inconnu. Il suffisait de ne pas garer la R20 orange (trop voyante, et peut-être déjà connue si des superviseurs précédents allaient souvent dans cette ville. Ca, il ne le savait pas) à portée de vue des commerces où il expérimentait de faire des emplettes "comme un Finlandais ordinaire", après les avoir observés faire. Crocodile d'élevage chez les crocodiles sauvages... Il eût l'impression de passer inaperçu. Toutefois, il savait que les Finlandais étaient naturellement inexpressifs, pour la plupart, donc qu'il avait pu susciter de la curiosité, en raison d'un comportement involontairement différent de "la masse" sans qu'on le lui laissât deviner. Il ne lui restait donc qu'à s'appliquer à imiter les comportements des plus "statistiquement représentatifs" des passants, sans savoir si ça marchait ou non. Il rentra vers treize heures.
Atte voyant la barre en rentrant ce samedi (7 février) après-midi (il repassait par sa famille, mais n'y dormais pas) lui dit:
A- tu fais comme Ari: un gramme de graisse sur le ventre, cent pompes sans respirer!
S- en respirant, et pas plus de dix par série. Je ne peux pas faire de vélo, ici, à cause de la météo. Il faut bien trouver autre chose
A- le rameur. Mon père en a un. Oui, il a toujours du ventre, mais s'il ne ramait pas à la maison, il en aurait encore plus.
S- le rameur c'est bien, mais ça prend de la place: cette maison est toute petite.
A- il suffit de le glisser sous un lit quand on ne s'en sert pas. En remontant les pieds, si ça ne passe pas. Ou dans la pièce du haut: tu ne t'en sers pas.
Pour la première fois depuis longtemps, le dimanche fut calme jusqu'au bout, passé à jouer avec Surimi quand il était éveillé, aux jeux vidéo de temps en temps avec Atte (qui avait bien plus d'entraînement que lui donc le battait à tous les coups. Au échecs, c'était l'inverse) quand il était là, à faire de la barre (raisonnablement) quand il n'était pas là (pour éviter des commentaires sur le nombre de tractions réalisées) et une bonne sieste "méditerranéenne" en milieu de journée. Atte passa la nuit chez une copine (dit-il).
Le ferry, la 305 break, encore ce rêve. Cette fois il y avait un grand choc et la voiture tombait par la proue béante, Stéphane allongé dedans. L'eau était si froide qu'il se réveilla.
Il était dehors, en partie sur ce qui restait de son lit, trempé de pluie verglaçante, près de ce qui restait de la maisonnette, dans laquelle un semi-remorque s'était encastré. De lait? Non: de grumes. Des troncs rompant leurs amares s'étaient échappés de sous la bâche et répandus un peu partout. Le camion avait défoncé le garage puis la maison: les murs en parpaings de 15 n'avaient pas résisté à l'impact du semi-remorque en perdition. Le toit s'était ouvert comme un livre (la faîtière avait dû tomber d'entre les pignons) et même en partie inversé. Le crépi façon pierre de taille avait éclaté, révélant les parpaings bon marché de la vraie construction, ou ce qu'il en restait.
Pourquoi transportait-on tant de bois en pleine nuit sur de telles routes? De la contrebande de troncs volés à destintation d'une scierie pirate? Il était 5h30 (il n'ôtait jamais sa montre). Son genou gauche lui faisait mal, car il avait été projeté (avec le lit dont il avait partiellement glissé) sur cette jambe selon un angle défavorable. Son bras gauche aussi mais lui c'était supportable. Enfoncé quelque part dans la maison, le moteur du camion (quelle marque? Pas visible) renâclait encore au ralenti: rrrllmm... rrrllmm... rrrllmm... la boite avait dû repasser au point mort sous l'impact, estima instinctivement Stéphane, ou alors elle était automatique, sinon il aurait dû caler. La haut de la cabine avait disparu. Le chauffeur était mort, égorgé et sternum défoncé par le bord du toit. Stéphane trouva un morceau de charpente comme béquille. La R20 avait dû être détruite, puisqu'il manquait un bon tiers du garage. Restait le téléphone portable Nokia dont l'avait muni l'entreprise. Où était-il, dans ce tas de gravats? Bien plus grave: où était l'AK50? Il retourna près de son lit (poussé hors de la maison avec la cloison de la chambre), chercha. Son matériel était initialement dessous, dans un bac fourre-tout en plastique transparent. Il finit par retrouver un morceau du bac, puis l'AK50, carrénage en plastique fendu, écran fracassé, batterie éjectée. Son "souffleur" s'en était mieux sorti: il ne manquait que l'oreillette, il serait facile de s'en procurer une autre. Le camescope Canon (déjà vieux: ce n'était pas un DV mais un Hi-8) s'alluma aussitôt. Il mit sur le mode "nuit" pour chercher au viseur dans les décombres et retrouva sa ceinture-portefeuille (ouf) mais pas le téléphone portable, qui était posé directement dans le bac, la veille au soir. Alors il filma la scène de l'accident, filmant le matériel professionnel détruit, reculant pour avoir un plan d'ensemble, le camion et le bruit de son moteur, le garage éclaté. Entre les planches, de la tôle orange tordue était visible, éclairée par l'un de feux arrière du tracteur. Stéphane aurait préféré arrêter le moteur, car radiateur défoncé la surchauffe pouvait mettre le feu aux ruines, s'il ne "serrait" pas avant. Mais pour cela il aurait fallu pénétrer dans ce qui restait de la cabine, or il savait que l'on ne devait pas déplacer un mort, pour la police. Comment découper la bâche? Il en avait besoin, vu tout ce qui tombait du ciel. Il retourna claudiquant sur sa béquille improvisée jusqu'à la cusine (moins dévastée car à l'autre angle de la maison) et entendit un petit miaulement: Surimi s'était réfugié dans le tiroir à accessoires de la cuisinière électrique: il savait y entrer par l'arrière et avait supposé que cet appareil constituait un abri sûr. Effectivement: le dessus avait reçu des morceaux de cloison et de toit, mais Surimi était intact dans le tiroir, près du moule à cake en téflon acheté par Atte. Il remit le chaton dans son carton-nid, sur la banquette en osier qu'il poussa sous la table, en le carressant, en lui servant à proximité des dés de hareng non salés qu'il adorait, et écrivit un message sur la porte du réfrigérateur-congélateur (sur lequel rien n'était tombé) avec le marqueur effaçable "pense-bête" prévu à cet effet:
"le petit chat gris angora s'appelle Surimi. Il appartient à Atte Ruusuvaara. Je suis Stéphane Dambert, de BFRSF. Je suis parti chercher du secours au village après l'accident.
Armé du coûteau à pain et d'une bobine de ficelle trouvé dans un tiroir de la cuisine, il s'était improvisé un ciré avec un morceau de la bâche des bûches, et des sortes de chaussons montants avec du carton plié sous les pieds (à l'intérieur du bout de bâche ficelé) pour s'isoler du sol, car à part ça il était en pyjama rouge et noir "manga" trempé, et avec une seule chaussette: il n'avait pas retrouvé l'autre, ni les chaussures: trop de gravats sur tout ça. Ni le téléphone portable: trop petit, il avait dû être éjecté quelque part par le bout cassé du bac contenant les autres appareils. C'était sa chambre que le camion avait défoncée la première. Pas entièrement, mais tout l'avant, en biais, et une partie du "séjour" attenant. Atte n'aurait probablement pas été blessé s'il avait dormi au fond du garage cette nuit: les deux tiers étaient debout, et l'arrière de la R20 serait passé sous son perchoir si le camion l'avait projetée au fond. Mais il n'était pas là, donc Stéphane devait se débrouiller seul, sans moyen de transport ni de communication.
Il retourna prendre l'AK50, où ce qu'il en restait: il y avait des données confidentielles pour BFR dedans, et la mémoire magnétique permanente avait probablement survécu, même si le noyau avait été endommagé (ça, il ne le savait pas: il n'allait pas le démonter maintenant). Il ne pouvait pas être laissé à la curiosité d'un fouilleur de ruines. Puis ayant confectionné une sacoche-baluchon étanche avec de la ficelle et un autre bout de bâche, pour porter en bandoulière les appareils récupérés, il entrepris d'aller au village sur la béquille improvisée, morceau de chevron avec un autre morceau de bois cloué dedans (reste de volige?) aidant à s'y appuyer.
Une seule voiture passa, ralentit près de la maison mais sans s'arrêter. Ces gens allaient peut-être appeler la police, mais pas forcément: ils pouvaient supposer que cela avait déjà été fait.
La neige fondue commença peu à peu à remplacer la pluie verglaçante: ça pesait moins fort sur le bout de bâche qui lui servait de ciré-cape. Puis ce fut de la vraie neige. Les premières maisons étaient fermées: les gens dormaient encore. Il se rendit compte qu'il connaissait très peu le village, puisque c'était Atte qui faisait les courses. Dans un village français, il y avait toujours une boulangerie: commerce où l'on se levait tôt. Mais dans un village finlandais, qu'est-ce qui pouvait être ouvert avant six heures? Peut-être une station service. Non: la Finlande était un pays très moderne. Même s'il y avait eu une station service, elle eût été automatique hors des heures ouvrables. L'équivalent d'une gendarmerie? Non, ça devait être dans le bourg suivant. Il n'y avait aucune décoration de Noël allumée dans les rues, alors qu'en ce moment ça devait être le cas un peu partout en France. Il erra près d'une heure dans des rues désertes (même pas éclairées) et ne trouva rien. Pas même une cabine téléphonique: supprimées parce que tout le monde avait déjà des mobiles? Il n'osait pas sonner chez des gens: ils pourraient s'inquiéter et tirer un coup de fusil, quoique ça, c'étaient les Norvégiens, en principe. Mais dans le doute, inutile de prendre un risque idiot. L'école, rue de la gare: il devait y avoir un gardien, un concierge. C'était un bâtiment public: le gardien ou la gardienne serait moins surpris que quelqu'un s'y adresse. Ce n'était pas comme de sonner chez quelqu'un. Il y retourna, sonna. Du finnois déformé par l'interphone lui parvint. Il raconta lentement et distinctement (si l'appareil déformait autant la voix dans l'autre sens) qu'un camion de bois était accidenté à la sortie du village, et qu'il fallait appeler des secours, que l'accident avait défoncé une maison. Au fronton, les aiguilles au néon de l'horloge (enfin de la lumière) indiquaient 6h08. Il n'avait donc pas erré une heure en quête de quelqu'un, mais ça lui avait paru très long, sur béquille. Sa jambe gauche lui faisait mal.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire