vendredi 10 avril 2009

chapitre N-38

Tout avait beaucoup changé, depuis 1988. Aucun des jeunes n'était à bord, par définition. Le système n'était pas encore Linux mais Unix. Le Convex avait été installé un peu après son départ en retraite: à l'époque, c'étaient des Sun 3/160 (remplaçant un vieux VAX 750) qui géraient l'usine, avec une version différente du coordinateur et une majorité de programmes issus de sources en Fortran. Un Sun 3/160, objectivement, c'était moins puissant qu'un AK46: processeur et mémoire, et pourtant quatre de ces machines géraient toute l'usine, dans la salle où était à présent le Convex et l'AK147T10. Pourquoi avait-on tout compliqué au point d'avoir besoin de machines si puissantes pour faire la même chose? Certes, les coordinateurs développés au cours des années 90 prenaient en compte beaucoup plus de mesures "temps réel" différentes dans chaque installation, un plus grand nombre de fois par seconde (à son époque, c'était par minute, sauf urgence). Mais tout de même: "pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué?", aurait commenté Matilainen s'il avait connu cette expression. Matilainen avait un avantage technique sur Paakkinen et ses successeurs (éphémères): il savait programmer. En Fortran, certes, et n'était pas "ingénieur système" d'Unix (moins encore de Linux), mais Arvi allait pouvoir lui poser des questions sur ces fameuses fonctions en Fortran, en remontant ainsi plus facilement à ce qu'elles voulaient faire, au lieu de n'avoir le nez que dans comment elles le faisaient. 1m85, ce qui avait dû être un "vrai grand" pour sa génération (si en plus on tenait compte du tassage inévitable avec l'âge), massif et même lourd d'allure dans être obèse, fermé et "cabossé" de traits (conséquence d'un alcoolisme chronique auquel son métabolisme avait survécu?), regard en petites meutrières, cheveux drus. Il avait quelque chose de Boris Eltsine, sans être son sosie. Quand il lisait ou travaillait sur écran, il chaussait des lunettes de forte presbytie (effet loupe et non "cul de bouteille").
La première chose qu'il remarqua furent les six grandes éoliennes "colonnes à ailettes" sur les six tours de style médiéval renfonçant les six coins (y compris le rentrant) du grand bâtiment décrivant un L sur le terrain. Les choses avaient moins changé dedans: BFRSF n'avait rien dépensé en redécoration intérieure (sauf suite aux dégâts subis par la salle de réunion). Quelques bureaux préfabriqués avaient été improvisés ça et là, des installtions avaient été modifiées mais leur répartition géographique était à peu près la même.
Etrange, ce jeune avec une mèche bleue promu chef de projet informatique pour le portage du coordinateur dans l'AK 147T10, mais des bizarreries de "présentation", il en avait déjà vu, dans les années 80. Même des punks. Plus rien ne pouvait le surprendre, pas même une jeune femme ingénieur système travaillant couchée (elle aussi) avec une balle dans la tête. Il ne sembla s'étonner de rien, s'appliquant à prendre connaissance de tout ce qui avait changé depuis presque onze ans.
La Kermanac'h CRT lui plut parce qu'outre ses "plus" techniques elle avait une ligne plus élégante, moins lourde et plus nette que ce qui s'était fait après sa mise à la retraite. Un dessin de "concept car" des années 80 qui n'aurait pas été abâtardi lors de la mise en fabrication. Matilainen supposait que si l'on avait sorti un peu partout des voitures si pataudes au cours des années 90 c'était délibérément, pour faire paraître élégantes par constaste celles qui sortiraient pour l'an 2000, en n'ayant qu'à revenir aux années 80 (mais avec des gadgets modernes en plus) pour faire cet effet. Il trouvait qu'il y avait eu de l'élégance dans les années 30, de la laideur pataude dans les années 40 et 50 (à quelques exceptions près, se remarquant d'autant plus), que c'était redevenu mieux pendant les années 60, 70 et 80, avec le maximum d'idées entre 1965 et 1975, puis que l'on reprennait pour une décénie de laideur "années 50 à la sauce 90" et que comme les modes duraient maintenant moins longtemps, le changement de millénaire reviendrait à du mieux proportionné (moins de porte-à-faux avant, en particulier) et mieux dessiné comme l'annonçait cette CRT. Matilainen allait être déçu...
Il avait lui aussi une XM (mais pas diesel: 2 litres injection). Il avait été fidèle à Citroën depuis la Traction et avait félicité ce constructeur de ne pas avoir commis de voiture des années 40 ou 50: la 2CV était un projet des années 30 retardé par la guerre (ça se voyait) tandis la DS, lancée en 1955, était l'anticipation d'un futur lointain qui ne s'était pas réalisé (dans lequel sa remplaçante aurait été une voiture atomique sur coussin d'air, sans roues, comme les décrivaient sérieusement les revues de vulgarisation scientifique de l'époque: la voiture à turbine dès les années 60 et atomique vers 1975), mais qui n'avait rien à voir avec les années 50. Il avait acheté une DS19 (et essuyé nombre de pannes: c'était une des premières disponibles en Finlande), une 21 à injection de 1968, pas de SM (trop chère, moteur Maserati réputé fragile), une CX 2400 GTI et maintenant une Audi A4 break parce qu'il reprochait à Citroën d'avoir manqué le train des quatre roues motrices et de ce fait de n'être plus la référence sur neige. Avec les quatre roues motices, la structure tout-alu (déjà vu dans l'Audi A8, d'accord, et même dans la première Panhard Dyna, par manque d'acier dans l'après-guerre) et surtout la motorisation turboélectrique entièrement gérée par ordinateur, Kermanac'h devenait le leader technologique du moment. Le toit électrique escamotable, déjà vu chez des concurrents mais compact, élégant (pas de retour excessif du pare-brise sur le conducteur, coffre non surélevé et restant honnêtement utilisable) et en plus le tout avait survécu à une immersion de plusieurs heures dans un lac gelé. Matilainen connaissait aussi les ordinateurs portables AK: il avait acheté l'AK48 dès sa sortie, en 1997, par curiosité: enfin un vrai multiprocesseur conçu dès le départ comme tel, dans un portable grand public. A essayer: ça n'avait rien à voir avec les voitures russes...
Il n'avait pas eu l'occasion de pratiquer le français depuis ses dernières communications avec BFR (Rennes), au moment de sa retraite. Juste un peu de suédois et d'anglais sur internet, plus récemment. Il avait suivi avec consternation les évènements survenus chez BFRSF depuis la mort de Paakkinen (il ne s'y était pas réintéressé avant). Oui, ils avaient de nouveau besoin de lui, surtout si l'informatique posait tant de problèmes. Matilainen n'était pas "système" mais il pouvait discuter avec un ingénieur système sans avoir l'impression d'écouter du chinois, contrairement à ses successeurs. Il avait appris le C sur Sun puis sur Mac, à sa retraite, et découvert avec intérêt le C// de l'AK48.
Pour "faire le plein" de sa retraite il avait accepté de revenir, bien que gagnant un peu moins chez BFRSF que ses indemnités de chômage en cours (mais elles se seraient amenuisées). BFR lui avait envoyé l'état courant de l'usine, ainsi que le trombinoscope du moment (qui fait quoi) sur DOEC, sachant qu'il avait un AK50 (l'AK48, il l'avait donné à son petit-fils).
Matilainen "datait", mais au moins, il connaissait déjà les "fondamentaux" de l'entreprise et son "esprit maison" qui n'avait guère changé. Ce furent Kare et Stéphane qui furent invités les premiers dans son bureau puisque ces deux jeunes dirigeaient l'ensemble de la technique de l'usine. Matilainen était un patron plus "ingénieur" que "meneur d'hommes". Au point qu'il envisageait de créer un poste de "directeur du personnel" (comme à son époque. C'était depuis Paakkinen que cela incombait directement au directeur) pour avoir le temps de réapprendre tout ce qui avait changé techniquement chez BFRSF. Le superviseur français venait d'une école d'ingénieurs reputée de son pays (Centrale. BFR n'avait pas précisé laquelle...) donc pourrait être un interlocuteur valable. Kare était issu de la formation sur le tas, et si on lui avait confié la gestion des "techniques courrantes", c'était probablement qu'il y avait fait preuve de compétences. Il apprit que Jürgen était mort récemment. C'était lui qui l'avait reçu d'Allemagne en mars 1988, peu avant de partir.
Matilainen avait lu les copies (expurgées: BFR n'y mettait pas tout) des rapports que Stéphane envoyait quasi-quotidiennement à Rennes sur l'avancement des travaux et les problèmes éventuels. Il savait que l'entreprise allait mal, techniquement, mais que l'équipe chargée d'y remédier n'avait pas chômé, y compris le jeune myope à mèche bleue du "portage" informatique du coordinateur. L'arrivée de Matilainen allait soulager un peu la tâche de Kare (et donc aussi de Stéphane, qui ne s'occupait pas que des nouveautés, vu ce qu'il y avait à faire pour les pannes des "anciennetés") car ça l'intéressait aussi. Matilainen parla français avec Stéphane (BFR l'y avait autorisé, estimant que ce dernier avait acquis un niveau de finnois suffisant pour l'usine) pour rafraîchir ses connaissances dans cette langue, tout en assimilant les nouveaux termes techniques apparus depuis plus de dix ans. Ceci afin d'être plus à l'aise quant il aurait à s'entretenir au téléphone avec BFR, comme autrefois. Stéphane nota (sans le mentionner) que Matilainen utilisait spontanément le futur et le futur antérieur en français (très utile en entreprise dès que l'on avait des projets à gérer) donc que la pensée des Finlandais n'excluaient pas le futur, bien que leur langue ne le comportât pas. Ceci confirmait à Stéphane que l'on ne pensait pas "dans une langue", mais directement, et que l'on traduisait ensuite. Très vite dans sa langue maternelle, moins vite dans une autre, mais qu'il y avait toujours un processus de traduction. Sinon un Finlandais n'aurait pas eu de pensées nécessitant l'utilisation du futur pour les exprimer en français. Le futur et le futur antérieur existaient donc dans les neurones des Finlandais ayant à gérer des projets. Pourquoi donc n'y avait-il pas de conjugaison finnoise les exprimant?
Stéphane n'osa pas évoquer ce sujet avec ce monsieur sérieux et compétent: d'après les questions qu'il posait sur les installations, il n'était pas un "administratif" ou "commercial" n'ayant jamais mis les mains dans le cambouis jusqu'à l'humerus ni traqué de bogue réclacitrant jusqu'à l'aube dans un gros programme en Fortran. S'il avait quitté BFRSF, c'était par recommandation médicale: surmenage dangereux pour le coeur. Un changement d'habitudes alimentaires (à l'époque, BFRSF avait moins de gammes de "sans sucre" ou "sans beurre"), une modération sur l'alcool avaient amélioré son bilan cardiovasculaire et il estimait pouvoir affronter de nouveau BFRSF. Que ce serait même une sollicitation mentale lui évitant de devenir trop tôt une épave neurologique par inactivité: jouer aux échecs ne suffisait pas, car ça ne faisait fonctionner que certains groupes de neurones.
Matilainen emprunta tour à tour (pas en même temps, pour moins perturber leur travail) Stéphane, Kare, puis Mika (pour le nouveau système électrique) et Arvi (pour l'akaïfication) pour se faire expliquer les installations en les visitant. Il enregistrait tout au camescope (pas les personnages: les installations) ce qui prenait aussi les voix, donc pourrait se repasser ça chez lui à tête reposée s'il avait besoin de réviser ses connaissance de ceci ou cela. Ceci le dispensait d'avoir à mémoriser tout directement, donc permettait une visite guidée rapide.
Stéphane avait dit à Mika, qu'il savait peu porté sur la parole: "explique exactement comme tu expliquerais à un remplaçant de Teemu. Oublie que c'est le partron: il n'est pas là aujourd'hui pour diriger, mais pour apprendre: ce sont tes explications techniques détaillées qu'il veut entendre, et non un silence respectueux". Stéphane fit une répétition avec Mika, pendant que Matilainen faisait sa visite commentée par Kare. Il n'y avait pas tant à dire que ça sur l'installation électrique, bien que très différente de ce que Matilainen avait connu. Stéphane espérait que depuis le temps il n'intimidait plus Mika, mais celui-ci eût du mal à lui raconter ce qu'il supposait que Stéphane savait mieux que lui: le risque d'étaler de l'ignorance était maximal. Plus, même, qu'avec Matilainen qui ne connaissait pas l'installation, lui. Stéphane savait que c'était une épreuve de "contre-emploi" pour Mika (il était là pour s'occuper du réseau électrique, pas pour l'expliquer, l'avait averti Timo), mais justement: par comparaison, réexpliquer la même chose à Matilainen le bloquerait moins. Alors il eut une idée: une oreillette sans fil. Mika disposerait ainsi d'un souffleur (Stéphane, qui suivrait la scène par telle ou telle des caméras de vidéosurveillance, au fil du parcours de Mika et Matilainen aux six coins de l'entreprise, ainsi qu'une revue des problèmes d'entretien des vieux tableaux électriques) ce qui le sécuriserait.
Grâce à cela, Mika expliqua environ les deux-tiers de ce qu'il y aurait eu à dire sur les diverses installations électriques. Stéphane lui avait peut-être fait émettre plus de mots pendant cette heure de mise à niveau de Matilainen qu'il n'en disait habituellement en un mois. Mika n'avait montré aucun enthousiasme, à en juger par le ton de voix, mais avait effectué avec applicaton une grande partie d'un excercice verbal qui lui était antinaturel. Matilainen allait le prendre pour quelqu'un de sérieux et concerné "qui n'était pas là pour s'amuser", au point de supposer (là était le risque) que ce système électrique causait bien des soucis à son chargé de maintenance, alors que ce n'était pas le cas: en dehors des scéances de décrassage "commando" des vieux borniers au fil des arrêts pour maintenance (ou lors des plantages récent d'un des Convex), ce n'était pas un poste à problèmes.
Stéphane lui dit à l'oreillette, juste après, que Matilainen avait entendu l'essentiel de ce qu'il devait savoir du système électrique donc que la mission était réussie. "Oui, Atte en aurait dit douze fois plus, même sans savoir comment ça marche, mais ça aurait fait perdre trop de temps à Matilainen. Ta sobriété lui convient mieux".
Irina revenait quotidiennement, conduite par un de ses parents, faire de la "programmothérapie" sur le fauteuil de programmation (Arvi utilisait celui du bureau de Vertti) tout en ayant effectivement réussi à refaire en C akaïfiable des dizaines milliers de lignes de fonctions en Fortran, sans oublier d'y insérer des commentaires facilitant leur reprise ultérieure par d'autres programmeurs. C'était utile à l'usine (qui toutefois aurait préféré pouvoir la récupérer comme specialiste système, et non juste comme reprogrammeuse) mais plus encore à Irina: les tests non-informatiques (fournis par les neurologues) qui lui furent présentés sur écran pendant des pauses montraient eux aussi des progrès nets.
Un essai fut fait en transportant le fauteuil et l'AK49 chez les parents d'Irina, mais les résultats étaient moins bons: il lui fallait le contexte de l'usine. La présence de temps en temps de Stéphane ou Arvi avaient aussi un effet positif: il lui arrivait de les toucher, comme pour vérifier qu'ils étaient venus en vrai, et non juste des hologrammes ou quelque chose de ce genre. Arvi dit à la mère d'Irina, qui était présente (mais hors champ): "y a-t-il un chat, chez vous?"
- il n'y en a pas.
- peut-être faudrait-il essayer: Irina semble avoir besoin de contacts et les chats sont faits pour ça. Vous avez pu voir qu'il lui arrive de me carresser le bras, ou les cheveux quand je suis assez près.
- vous lui plaisez.
- pas sûr: c'est purement tactile. Tout au plus un manque affectif. Peut-être un manque de chat...
Arvi, garçon solitaire mais affectueux, éprouvait un manque de chat, chez BFRSF, logé dans le bungalow au fond du parking des camions: il y en avait quatre, chez ses parents, mais il n'osait pas carresser quelqu'un de l'usine (par exemple Nelli) pour y remédier.
L'essai fut fait grâce à Surimi, que Stéphane transporta "pour voir" chez les Väänänen. Il gara sa Trielec à proximité d'une petite maison grise des années 50, d'aspect quasi-soviétique (bétonnage de reconstruction? Stéphane ne savait pas si la Finlande avait été bombardée), perchée sur son garage, avec une rampe d'escalier extérieur (le long d'un des murs) en tube d'acier façon coursive de navire: ça devait être glacial en main, en cette saison. Ca l'était, or l'escalier étant raide la rampe n'était pas là que pour meubler. L'intérieur avait été rendu beaucoup plus acceuillant, avec un revêtement mural moltonné aux nuances d'automne, une moquette à motifs en relief et de gros cousins comme sous la tente d'un émir. Atte aurait préféré ça aux carrelages façon marbre vert de chez Stéphane. Il laissa ses chaussures dans l'entrée comme il avait lu que l'on était censé le faire quand le sol avait une moquette ou un tapis épais, après avoir regardé si les Väänänen gardaient les leurs ou non. Chez les Ruusuvaara, c'était un lino gris clair, donc on ne s'y déchaussait pas, avait-il constaté, et leur maison ne lui avait pas semblé aussi chauffée. La maison des Väänänen était trop chaude pour son goût: s'il avait été un "transpirant", il aurait été en nage, à moins de tout enlever. Par chance, il n'avait pas ce problème, mais il ressentait tout de même que c'était plein été, chez eux. Il ôta son pull finlandais (utile chez lui) et s'installa près d'Irina, sur le canapé Ikéa, avec Surimi sur lui. Mais ce fut lui qu'Irina carressa. Juste une fois, comme pour vérifier qu'il était là en vrai. Il supposa que c'était parce qu'elle ne connaissait pas Surimi. Celle-ci, dans un lieu inconnu, préférait rester sur lui (seul élément connu). Dans la maisonnette, elle serait peut-être venue "essayer" Irina comme support chauffant. Toutefois, Irina s'intéressa visuellement à la jeune chatte, l'observa changer de position sur Stéphane, monter sur ses bras croisés (formant un perchoir plus élevé). D'un doigt timide, Irina toucha le dos puis la gorge de Surimi. La minette se mit sur le dos, aggrippa la main de toutes ses pattes (sans griffer) puis lâcha aussitôt, restant à l'envers pattes prêtes à jouer. Irina sourit puis fit connaissance tactilement avec Surimi, qui finit par venir sur elle.
Mme Väänänen admit qu'un chat (ou une chatte) pouvait fournir une compagnie "non verbale" intéressante pour Irina, qui était fille unique. Elle se rendit avec sa fille dans un refuge d'animaux trouvés et après y avoir passé plusieurs heures, pour voir avec quel chat Irina s'entendrait le mieux, revint avec Tutkaa (Radar), un gros matou "issu de Birman" (allure générale de Birman mais moins contrasté et sans les gants blancs) qui s'était installé en écharpe autour du cou d'Irina. Après la programmothérapie, la félinothérapie? L'informatique était un monde passionnant mais non affectueux. Une présence féline pouvait y remédier tout en n'étant jamais inquiétante. Sa propriétaire précédente, une vieille dame décédée sans personne à qui le confier, l'avait appelé ainsi (après l'avoir trouvé trois ans plus tôt dans son jardin, affamé et déjà adulte) en raison de ses grandes "antennes" (vibrisses) et de sa façon de tourner la tête, oreilles attentives, pour essayer de localiser l'origine de petits bruits. Ce gros chat aux yeux bleus louchant un peu "quand il ne pensait à rien" était gentil, confortable et paresseux: presque un ragdoll. Mme Väänänen ne s'attendait pas à trouver un si beau chat dans un refuge, même si ce n'était pas un modèle de concours: pas de gants. Il y avait même un "Norvégien" et des Persans, dont un gros blanc aux yeux verts comme celui du méchant d'un James Bond. La gestionnaire du refuge lui avait dit que c'était à cause des allergies: les Persans, ça semait des poils très fins qui volaient dans toute la maison. Si quelqu'un avait la moindre allergie à ça, c'était fatal.
Irina avait désormais ses travaux informatiques à l'usine, et sa félinothérapie à domicile. Elle éprouva moins le besoin de carresser Arvi ou Stéphane quand ils se trouvaient à portée de main, venus voir où elle en était dans les travaux.
Mercredi 29 avril 1998, après bien des déboires et des interventions techniques imprévues le coordinateur "1998" (celui réadapté entièrement pour l'AK147T10, et qui en cas de nécessité pouvait tourner à bord d'un AK plus modeste, le 147T10 étant une quarantaine de fois plus puissant que nécessaire, puissance dipsonible pour y faire tourner un réseau autocorrélateur beaucoup plus efficace que ce qui avait été testé sur place jusqu'alors) put enfin gérer toute l'usine (via les AK46 pour les équipements qui en avaient, directement via des interfaces matérielles émulant celles du Convex pour les autres). Le C240 n'étant plus indispensable, on le débrancha, ce qui permit de se passer de la climatisation externe bien avant le retour des beaux jours qui l'auraient rendue inefficace.
BFR en profita pour passer un "savon" à distance à Stéphane, pour les dépenses inutiles (surtout l'achat, le transport et l'installation du second Convex) engagées dans l'intervale avant la mise en oeuvre d'une solution moderne et durable. Stéphane ne répondit pas "personnellement" mais avait fait, en prévision de cela, une simulation du manque à produire qui aurait résulté de l'absence de cette solution d'attente. Il la transmit en mentionnant que l'idéal eût été de lui demander de superviser une équipe de "portage" sous AK dès son arrivée ici, tout en admettant qu'il y avait tellement de choses à faire que BFR devait avoir ses raisons d'avoir choisi d'autres priorités.
Matilainen demanda à l'équipe si l'on allait faire un pot pour fêter ça. Arvi n'y était pas favorable: "ça va planter pendant le pot, comme pour nous punir de l'avoir fait". Stéphane ne le savait pas superstitieux, mais vu le nombre de plantages divers qui s'étaient produits lors de pots, il ne lui donnait pas tort. Mieux vallait éviter tout triomphalisme face à un système informatique: lui faire croire que c'était un jour parmi d'autres... et puis un pot, c'était du travail en moins dans l'entreprise. Il dit donc à Matilainen qu'Arvi avait raison d'être prudent: le système sur 147T10 n'avait pas encore fait tous ses tests d'endurance aux bogues "d'accumulation" (ceux qui, goutte à goutte, remplissaient un peu plus vite un tampon, une pile ou une file que d'autres fonctions ne les vidaient, ou causaient une remise en circulation incomplète des maillons des structures de données chaînées lors de leur libération ou raccourcissement) et devait rester sous surveillance étroite pour le moment. Matilainen trouva une solution: puisque les AK fonctionnaient en optronique, il était très facile (pas de parasite, même sur liaison longue et fine sans blindage métallique) de mettre un AK comme console dans la salle de réunion d'où Arvi, Stéphane ou autre pourrait garder non seulement un oeil, mais aussi la possibilité d'intervenir en détail dans le système en cas de nécessité.
Ce qui fut fait, mais tout de même une semaine plus tard, par sécurité: le pot eu lieu mardi 5 mai 1998, premier depuis le retour de Matilainen à la barre. Le Convex (l'autre étant HS) n'étant plus nécessaire, Irina non plus: Arvi était tout à fait à l'aise dans l'univers AK qui gérait désormais toute l'usine, sur 53 machines (hors de celles servant de consoles d'accès ou de programmation "hors sol"): le serveur AK147T10, l'AK49 de coordination des AK46 (en fait, il aurait pu être retiré en implantant ceci directement dans le "gros", mais comme cela fonctionnait ainsi (héritage de l'interfaçage nécessaire pour les Convex) ce n'était pas la priorité de l'équipe) et les 51 AK46 implantés localement dans toute l'usine. Stéphane et Arvi avaient estimé qu'il en faudrait 76, pour gérer localement tout ce qui était encore centralisé directement dans le 147T10, héritage du portage "fonction pour fonction" du coordinateur 1997. La migration de l'informatique technique (pas juste de gestion ou de bureau d'études) de toute une usine dans un système différent d'un matériel différent avait été réalisé dans des temps finalement raisonnable, compte tenu de tous les bâtons qui s'étaient jetés dans les roues du projet en cours de réalisation. BFR attribua une voiture de fonction à Arvi, promu "ingénieur système maison" (il n'avait pas l'équivalent finnois d'un diplôme d'ingénieur, ni même d'un Bac S, ayant plombé ses études à trop être le nez dans son ordinateur, bien avant d'être sélectionné par BFRSF). Une Trielec identique à celle de Stéphane. Les autres servaient de voitures de service (et aussi pour se déplacer dans et autour de l'usine, vu sa superficie) sans être attribuées à quelqu'un en particulier. Il en restait donc quatre pour cet usage. Toutefois, en Finlande, ce modèle nécessitait un permis (en France aussi, puisque dépassant 45 km/h, contrairement à la monoplace de base), et Arvi ne l'avait pas encore passé. Il ne pouvait donc conduire, pour le moment, que sur la propriété privée qu'était le terrain de l'usine. De plus, ce n'était pas avec ce modèle qu'il allait passer l'épreuve (car trop facile à conduire). Ce fut Atte qui lui donna quelques cours sur le parking, avec l'Alfa 33, puis Seppo lui signala qu'une cabine de simulateur avait déjà été construite du temps de Vertti. Arvi allait donc pouvoir s'entraîner avant l'auto-école pour réduire le nombre de leçons nécessaires.
Au cours du pot, l'usine sembla rester sage (à commencer par son informatique, qu'Arvi, tout en acceptant paisiblement son rôle de héros du jour, revenait surveiller via l'AK49 posé sur une table dans un angle). La défaillance fut humaine: il y eut un choc sur une table (pleine de bonnes choses) puis au sol. Matilainen y gisait face contre terre. Les meilleurs secouristes de l'usine (plusieurs ouvriers avaient cette qualification) firent ce qu'il purent en attendant l'arrivée des secours: trop tard, il n'y avait déjà pas de pouls quand ils commencèrent à s'occuper de lui et aucun des trucs classiques ne le fit revenir.
On apprit un peu plus tard que ce n'était pas le coeur: c'était une rupture d'anévrisme, dans le cerveau. Ca frappait sans prévenir, ce genre de chose, même chez des gens moins âgés.
BFR qui croyait avoir retrouvé l'homme providentiel, dans lequel Kare et Stéphane aussi semblaient avoir confiance, se retrouvait de nouveau sans directeur pour BFRSF. Matilainen avait duré 12 jours, ce qui était encore moins que Kyrönlathi, confirmant l'éphémérité des directeurs de BFRSF. Toutefois, l'usine avait un système informatique enfin homogène et connu dans ses moindres détails par ceux qui l'avaient réinstallé: il y avait un progrès important côté fiabilité. Ceci pouvait faciliter la recherche d'un nouveau directeur, le nid de panne qu'avait été l'ancien système en ayant dissuadé plus d'un.
Ce fut un sous-directeur de BFRD (allemand) qui accepta la mission, après avoir appris que l'usine avait été en grande partie modernisée et que le superviseur industriel français avait l'air d'y survivre. "Le goulag", c'était autrefois, estima-t-il. Le gros problème était qu'il ne parlait pas finnois (juste allemand, anglais, français, et un peu de suédois pour être "allé aux Suédoises" dans sa jeunesse, lui aussi). C'était tout de même mieux que pas de directeur du tout. Il ferait vite des progrès en suédois (cette langue n'étant pas difficile) et s'était engagé à se mettre sérieusement au finnois, sans garantie de résultat car cette langue était très difficile (même pour un Allemand).
Stéphane alla le chercher vendredi 8 mai à l'aéroport d'Helsinki (sur instructions de BFR) avec la CRT: "utilisez la turbine dès la deuxième moitié du trajet aller, comme ça les accus seront pleins pour le retour: ça l'impressionnera plus, d'autant plus que nous ne lui avons pas dit que ce serait sa voiture de fonction". C'était la première fois qu'il pouvait utiliser la CRT, avec le système de navigation satellite (ex-sovétique) avec rétroprojection virtuelle "rebondissant" sous le pare-brise. Il n'eût aucune difficulté à aboutir à l'aéroport, ni à respecter les limitations de vitesse: elles avaient cartographiées à bord elles aussi, limitant automatiquement la vitesse de rotation des roues (moteur par moteur), ce qui était plus prudent pour une voiture de fonction.
Il se retrouvait ainsi dans le rôle de chauffeur de maître de Jürgen à son arrivée, sauf que cette fois c'était à l'envers: le nouveau était allemand. L'éclairage à diodes consommait peu tout en éclairant bien: le soleil ne s'était pas encore levé.
Il faisait 1m84, châtain-roux flou planté épais, visage carré, nez court à bout un peu rouge, moyennement de ventre (pour un Allemand) yeux bleus, gris ou verts derrière ses lunettes à monture fine dorée (mais rectangulaires modernes, et non "Herr Doktor"): il aurait fallu mieux regarder dedans et à la lumière du jour pour le savoir. Hernst Schumacher (mais sans parenté avec le gardien de but ni le pilote: c'était un nom assez répandu en Allemagne) n'était pas bavarois d'origine, bien que l'usine BFRD y fût implantée (à portée de vélo de Munich). Il était de la Forêt Noire, où ses parents tenaient un petit restaurant qui s'était mis (sans le dire) à servir du BFRD "rayon traiteur" à leurs clients quand Hernst y était entré: leur "Schwarzwaldtorte" (entre autres) était celle de l'usine. Né le 6 février 1954, il avait 44 ans depuis peu.
Chez BFRSF si allait être directeur (et non sous-directeur à perpétuité) et avoir une voiture de fonction (BFRD n'en fournissait pas). Il demanda à Stéphane, en français, laquelle c'était
Stéphane- essayez déjà de trouver la marque...
Hernst- française?
S- oui
H- Citroën?
S- non
H- Renault?
S- non
H- Peugeot?
S- non
H- une marque disparue? Simca?
S- non: une marque actuelle
H- ... Venturi? Je croyais que ça s'était arrêté...
S- ce n'est pas Venturi, mais c'est aussi un petit constructeur
H- je ne les connais pas.
S- moi non plus, je ne saurais pas citer la plupart des petits constructeurs allemands.
H- des voiturettes? Je sais qu'il y a beaucoup de marques de voitures sans permis, en France. Ligier?
S- non. Il faut un permis. C'est une voiture qui roule à plus de 200.
H- et ce n'est pas Venturi. Alpine n'existe plus... Ah! Ca doit être celle-là [Stéphane fit signe que oui] Kermanac'h, mais je croyais que c'était un prototype de salon, pas une voiture pour vendre en vrai.
S- eh si. Tenez: je vous laisse le volant
Stéphane l'arrêta, fit le tour tandis qu'Hernst s'intallait au volant.
H- ça se conduit comment?
S- à peu près comme une automatique. Mais attention: nous ne sommes pas en Allemagne, alors nous l'avons limitée électroniquement selon les routes de ce pays, au moyen du navigateur. Suivez ses indications, vous saurez comment arriver à l'usine
Les indications du navigateur étaient rétroprojetées sous le pare-brise, semblant flotter sur le capot en plus grandes. Un système déjà utilisé dans quelques Cadillac, et qui ne présentait pas de grande difficulté de mise en oeuvre si c'était prévu d'origine avec la voiture. Ca marchait même de jour, comme les prompteurs "invisibles" des hommes politiques (qui n'avaient l'air que de petits bouts de plastique transparents inclinés, pour le public) et de certains conférenciers.
Hernst se retrouvait au volant de ce qu'il avait cru n'être qu'un prototype d'exposition, et constatait que Kermanac'h l'avait mise en production telle que, sans rien rogner ni affadir. Il ne pouvait pas essayer le toit à 80 km/h (limite locale d'hiver sur cette route). Rien ne tombant du ciel, il leva le pied et à 35 km/h la manoeuvre du toit fut autorisée (interdisant électroniquement de réaccélérer tant qu'elle était en cours). Il fallait garder le doigt sur le bouton (manière de responsabiliser l'humain pendant tout le processus, précaution déjà prise par d'autres constructeurs pour que l'on ne pût pas dire que le système avait pincé ou étranglé quelqu'un tout seul) et ça ne prenait que 11 secondes tout compris, le toit (plat, ce qui lui permettait de se plier en trois) ayant moins de distance à parcourir que quand il devait aller s'installer dans un coffre. Le coffre ne s'ouvrait pas pendant cette manoeuvre donc n'avait pas à se refermer non plus.
Stéphane- toutes les vitres doivent être levées, pour refermer le toit: il se guide dessus pour viser exactement le cadre de pare-brise. Sinon il faut passer en guidage manuel, mais ça va plus vite de lever les vitres, même pour les redescendre après.
Hernst- donc il ne faut pas ouvrir de porte
S- sinon ça s'arrête et il faut guider chaque étape en commande manuelle pas à pas. C'est la commande qui devient manuelle: ce sont quand même les moteurs qui manoeuvrent les panneaux et les renforts.
Après avoir roulé quelques minutes décapoté, vitres baissées, le froid était intense, accentué par le pare-brise de taille "normale" (non couvrant) qui laissait les remous se former sur les occupants. Hernst ralentit tout en faisant remonter toutes les vitres, et arrêta la voiture pour pouvoir observer en détail la remise du toit en place. 12 secondes, vitres levées, sans le moindre "tâtonnement" pour s'encliper dans l'encadrement (d'épaisseur normale: pas un morceau de toit...) du pare-brise. Il fallait une seconde de plus pour l'enboîtement des cylindres raidisseurs (dans l'épaisseur des sections, sous la doublure insonorisante, les plus gros coulisseaux raidisseurs étant aux bords) mais au bout de 12 secondes on était déjà à l'abri de la pluie. Vivement l'été...
La cartographie fit faire le "grand tour" du lac à Hernst:
H- Kermanac'h devrait faire un modèle amphibie.
S- il existe, mais c'est plus cher et il n'y a pas de portes: il faut enjamber, donc il faut d'abord replier le toit avec la télécommande.
Outre l'étanchéïté, la version amphibie avait sa turbogénératrice à l'arrière pour lui éviter d'avaler des paquets de mer et modifier la répartition des masses pour que l'avant s'enfonce un peu moins que l'arrière. Les montants obliques n'étaient pas rétractables, dans cette version: plus épais, ils seraient en même temps de prises d'air de refroidissement pour la turbine: conserver une entrée de radiateur sous l'avant aurait trop freiné la voiture dans l'eau. Deux moteurs électriques supplémentaires entraînaient chacun une hélice carrénée, sortant sous l'arrière. Ceci plus la turbogénératrice supprimait le coffre, pour les y rétracter en position "route". On disposait d'un espace bagages plus long mais bien plus plat sous le grand capot où il y avait aussi une partie des accumulateurs et les moteurs électriques des roues avant.
Stéphane reprit le volant pour rentrer la voiture dans le garage, en lui montrant comment viser un peu avant pour se garer du premier coup à sa place. Il y avait des caméras supplémentaires surveillant cette place, depuis "l'affaire" Runhäll: on ne pouvait plus se cacher entre le mur et la voiture, même si elle avait été plus haute que cette CRT.
Il lui fit visiter l'usine, en lui montrant en accéléré (il disposerait des vidéo commentées réalisées par son précédesseurs pour l'étudier plus en détail sur écran) les installations et en lui présentant les principaux chefs de services qu'il connaissait. Kare, qui parlait bien allemand, prit le relais pour le reste de l'usine et du personnel.
Des paris furent pris pour la durée du nouveau directeur allemand en poste: nombre de jours pair, ou impair? Mort par accident, problème de santé, suicide ou assassinat? Ou disparition?
Cette valse des directeurs, bien plus rapide que la valse des superviseurs qui l'avait précédée, avait fait oublier Stéphane, qui semblait faire presque autant partie de la boite que Kare, par exemple. Le personnel s'y était habitué, aidé par les autres évènements et le fait qu'il parlait correctement finnois, même si l'on détectait encore que ce n'était pas sa langue maternelle.
Les parents d'Arvi ne l'avaient pas cru quand il leur avait annoncé qu'il dirigeait le service informatique, directement sous le superviseur industriel. Arvi avait les six autres "akistes" dans son équipe.
Irina n'était plus dans l'usine: Tutkaa, d'une part, et une copie du siège de programmation de BFRSF (avec son propre AK49) la maintenaient dans un état mental "suffisant", sans avoir retrouvé ses capacités d'origine ni une autonomie totale. Physiquement, tout fonctionnait, mais son sens de l'équilibre restait insuffisant. Elle touchait une pension d'invalidité en raison des dommages cérébraux par balle et de leurs séquelles. Le montant de la pension avait été établi avant qu'elle ne commençât à récupérer par programmothérapie puis phychologiquement par félinothérapie.
La première semaine de BFRSF pour Hernst Schumacher s'écoula sans catastrophe: quelques pépins mineurs, faisant partie des "affaires courantes". Arvi passa enfin son permis de conduire finlandais (avec l'épreuve de maîtrise sur sol glissant: une piste en aluminium arrosée d'huile) et put aller chez ses parents (188 km depuis l'usine) avec la Trielec sans avoir besoin de finir le trajet à pédales, ce qui lui permit de recharger sur place. Cette voiture de fonction prouvait qu'il n'était pas qu'un programmeur "de base". Il raconta plus en détail ce qu'il avait déjà évoqué par Internet: les problèmes informatiques, la balle dans la tête de l'ingénieur système Irina, la mort en moto de son remplaçant Anton, la succession de directeurs en si peu de temps...
Arvi ne vint pas, lundi 18 mai. Stéphane téléphona chez ses parents et apprit qu'il était mort: une bagarre dans une soirée un peu trop arrosée chez des copains.
Il avait reçu quelqu'un sur lui, ce qui l'avait fait tomber à la renverse contre l'angle en verre épais du meuble contenant la sono. Tué net.
Des Finlandais bagarreurs? Il n'aurait pas imaginé ça. Il imaginait par contre Arvi un peu plus loin recevant un énergumène d'1m95 et 90kg projeté par une prise d'arts martiaux d'un autre du même genre lui atterrissant dessus, chute à la renverse contre l'angle en verre, frappant à la base du crâne. Bang. Terminé. Mieux vallait ça qu'un coup un peu plus bas rendant ce pauvre garçon tétraplégique, mais pourquoi était-ce tombé sur Arvi? Pourquoi le camion de lait sur la voiture des parents de Vertti, la balle dans la tête d'Irina, les troncs devant la moto d'Anton? Aucun rapport entre ces évènements, à part qu'ils avaient tous éliminés des "ingénieurs système" (de titre ou de fait).
La mort d'Arvi attrista beaucoup de monde chez BFRSF: il avait été trouvé et "fait" par l'entreprise, avec succès, et avait réussi (sur les instructions de Stéphane, mais en gérant bien la chose et en sachant répartir les tâches aux autres akistes) à la rendre indépendante du vieux matériel informatique source de tant de pépins. Le spectre d'une malédiction sur la fonction d'ingénieur système planait, de même que sur celle de directeur. Mieux vallait être superviseur industriel, contrairement à ce que l'on avait cru jusqu'à la mort de Paakkinen: Stéphane aussi avait eu droit à un accident de camion (dans son lit, en plus) mais il s'en était sorti. Il n'était rien arrivé de grave à Kare non plus. Ni à Mika: la production électrique semblait pourtant le poste le plus accidentogène, avec des accès à des tableaux vétustes en 380V accessibles en dressant des échelles entre les machines, mais ni lui ni Teemu n'en avaient été victimes.
Ce à quoi certains objectèrent qu'aucun des décès sus-mentionnés n'était un accident du travail. Même l'effondrement spectaculaire d'un pan du toit de l'entrepôt n°1 n'avait blessé personne, alors qu'il y avait souvent du monde dans cet entrepôt. Il n'y avait aucun informaticien dans la salle des Convex quand sa dalle en béton (des)armé s'était écroulée. Leur théorie était que l'usine était rusée, car elle ne tuait pas directement: elle se contentait de porter malheur à certains postes, ou de rendre fou (Runhäll, Jyri). On alla jusqu'à supposer (pour les plus "magienoiristes") que pour éviter à son dernier superviseur le sort des précédents, BFR avait fait un pacte avec le diable "prenez les directeurs et les ingénieurs système à sa place, car c'est moins difficile à remplacer". Toutefois la note était exagérée: jamais l'usine n'avait usé autant de superviseurs en si peu de temps qu'elle ne venait de consommer de directeurs, d'une part, d'ingénieurs système, d'autre part. Les irrationalistes supposèrent que les ingénieurs système étaient allés trop loin en voulant changer toute l'informatique et rendre les vieux bogues du système définitivement impuissants: d'abord, la dalle avait endommagé le Convex ajouté par Stéphane et reconfiguré par Irina pour concurrencer le système existant. Le premier était sorti indemne de cette avalanche de béton. Puis, tels des fantômes numériques, ils avaient quelque part survécu à l'arrêt du Convex qui les contenait encore et revenaient demander leur part. Cette "exécution" d'Arvi pourrait alors clôturer la série, car il n'y avait plus d'ancien système à désactiver, désormais. Magie noire mise à part, il y avait deux "séries noires" inexplicables. Jürgen ne faisait partie d'aucune des deux (ni directeur, ni informaticien), donc son cas n'était pas "suspect". Et si c'était Runhäll? On n'avait pas la preuve qu'il fût mort. Certes, on imaginait mal qu'il eût pu déclencher la bagarre fatale à Arvi (qu'il aurait en plus dû placer pile à l'endroit qui causerait sa mort), mais c'était depuis Runhäll que tout c'était accéléré. Jürgen, Vertti et Paakkinen étaient morts avant, mais sans faire "série", d'autant plus que Paakkinen était déjà malade du coeur depuis longtemps et n'avait cessé de creuser sa tombe avec ses dents.
La mort d'Arvi ne fut pas annoncée à Irina: inutile de la "planter" de nouveau. Stéphane qui avait lu en détail toute l'évolution informatique du "portages", y compris ce qui avait été essayé et abandonné au profit d'une autre solution, proposa à BFR de prendre temporairement la fonction d'ingénieur système, avec deux assistants: Kjell, le Finnosuédois glouton, et Niko, un des deux recrutés pour le portage, Niko ayant été de fait le "bras droit" d'Arvi pendant les travaux. Stéphane verrait à l'usage lequel nommer (avec l'accord de BFR) ingénieur système.
BFR dit tout simplement: "pas tous les oeufs dans le même panier: prenez les deux. Il en faut deux, pour assurer le relais des astreintes en cas d'urgence le week-end. De plus, si c'est une malédiction comme le craignent certains, sa force sera divisée par deux".
S'impliquer comme ingénieur système temporaire permettrait à Stéphane d'ajouter une corde à son CV, en plus de pouvoir faire les "premier secours" du nouveau système de BFRSF si les futurs chargés de système n'étaient pas disponible à un moment donné. Ou s'il leur arrivait quelque chose. Kjell lui demanda (les Suédois, sans être bavards, semblaient moins taciturnes que les Finlandais. A observer Kjell, Stéphane supposait qu'il en restait quelque chose chez les Finnosuédois):
K- n'as-tu pas peur?
S- si j'avais dû être éliminé, ça aurait été fait depuis longtemps: l'évanouïssement dans le lac, le camion de bois dans mon lit, la grenade et les tirs à la réception... Donc je ne suis pas sur la liste. Bien sûr, un accident est possible, mais pas une malédiction.
K- ou alors la malédiction n'arrive pas à te tuer ni à te rendre fou, alors elle tue les gens d'ici dont tu as besoin pour ta mission. Crois-tu à ce genre de choses?
S- non, sinon elle aurait tué Seppo: je m'en sers beaucoup. Mais j'admets qu'il y a des choses que la science ne sait pas encore expliquer, comme à l'époque où elle ne connaissait pas encore la radioactivité. Pourtant, ça existait déjà.
K- sais-tu à quoi me fait penser cette usine?
S- au Titanic?
K- non: la planète interdite. Avec le monstre que les machines matérialisaient à partir des cauchermards des gens. On doit faire de sacrés cauchemards, quand on est directeur de cette usine ou tout se détraque, ou ingénieur système.
S- Arvi, non: tout marchait bien, quand il est mort. Il ne m'avait pas l'air sensible au stress.
K- d'accord. Ou alors c'est le fantôme de Vertti, parce que nous avons ôsé mettre fin à l'acharnement thérapeutique sur son cher système Linux plein de reliques en Fortran et le débrancher pour de bon.
S- même si c'eût été ça, c'est terminé. Il n'y aurait plus rien à craindre. Alors, vas-tu continuer ou démissionner?
K- je continue. Je disais ça comme un jeu.
Stéphane n'eût pas de telle conversation avec Niko: il était moins vivant qu'Arvi (qui était déjà fort silencieux par rapport à Atte) et ne semblait pas croire aux bogues fantômes tueurs. Toutefois, Niko vint le chercher parce que le 147T10 était planté.
Stéphane- [s'y connectant de son bureau] pourtant BFR m'avait dit que c'était fiable: ils en ont déjà plusieurs et ils n'ont jamais eu d'ennuis avec...
Niko- mais ils n'ont pas mis le même système dedans
S- Arvi n'y a mis aucun système: le système est en ROM et il est inaltérable, sauf si le noyau grille. Or l'autotest est correct. Le système tourne. C'est le coordinateur qui bogue.
N- vous l'aviez testé et restesté...
S- on ne peut jamais tout tester: ce serait comme prétendre avoir examiné toutes les suites possibles d'un coup aux échecs. On en examine beaucoup. Jamais tout. Mais cette fois nous avons une autre solution: l'usine peut marcher sans coordinateur, tant que l'on n'a pas à agir sur les productions en cours. D'ailleurs ça tourne... Arvi a dupliqué les anciennes interfaces machines du coordinateur dans l'AK49.
N- à quoi sert le coordinateur, alors?
S- à coordonner les actions. Si j'arrête la production de Délice de Kerisper pour travaux, il faut ajuster toutes les productions qu'elle utilisait. On peut le faire manuellement: les AK46 ont été installés pour ça, mais ça ferait perdre du temps, même en s'y mettant à plusieurs, quand il y a beaucoup d'installations concernées.
N- donc nous pouvons relancer le coordinateur sans rien arrêter?
S- à condition de le relancer depuis son état courant lors du plantage, par reprise des dumps internes. Sinon il va arrêter et relancer de nombreuses installations.
Stéphane fit venir Kjell pour voir quel serait le moyen le moins "dérangeant" pour les productions en cours de relancer le coordinateur. Kjell examina la documentation (extraite d'Arvi par Stéphane, chaque jour, sinon elle n'aurait jamais existé: à 17 ans, il était rare d'avoir le réflexe spontané de documenter les travaux) et trouva la solution dans le mini-coordinateur annexe de l'AK49. Il tapa quelques commandes (conservées par la "boite noire") et le coordinateur principal redémarra sans envoyer la moindre commande d'action à l'usine: uniquement des demandes d'envoi de mesures et de rapport d'état.
S- et le jour où celui-ci plantera?
K- on fera la même chose depuis l'autre. Il est très improbable qu'ils plantent simultanément. Je proposerais de dupliquer l'AK49, pour rendre cet évènement encore plus improbable.
S- à condition que ce ne soit pas le même logiciel.
K- oui: nous le réécrirons en C//. Arvi et nous n'avions pas eu le temps de le faire, l'urgence étant d'avoir une version en C qui marche. Nous l'avons. La version en C// sera différente donc ne boguera pas de la même façon, même si elle bogue.
C'était parce que le portage du coordinateur 1996 (et des parties spécifiques au coordinateur 1997) avait été fait le plus vite possible qu'il pouvait y avoir des vulnérabilités à certaines situations: des bogues "dormants", qui ne planteraient le coordinateur que dans des situations peu probables (car ayant échappé à tous les tests) mais possibles, donc qui finiraient à un moment ou un autre par se produire, sans que l'on pût deviner lesquelles (sinon ça signifierait qu'elles auraient été indentifiées donc le bogue identifié aussi).
La version Arvi n'était pas infaillible, mais offrait plus d'itinéraires bis que les coordinateurs d'origine à bord des Convex. Arvi était parti du principe qu'il y aurait des bogues, et qu'il fallait trouver un moyen de les contourner, si possible automatiquement, quand le coordinateur principal ne se comportait pas comme prévu. Son idée (qu'il n'avait pas eu le temps de mener à terme) était d'utiliser la puissance du 147T10 (donc le coordinateur qu'il avait "porté" n'utilisait qu'une part modeste: entre 2 et 3% selon les cas) pour y faire tourner simultanément au moins trois versions conçues de façon différentes pour rendre le même service, et les faire "voter à la majorité" (ça, un logiciel minuscule, donc pouvant être prouvé comme sans bogue, s'en chargerait) pour toutes les décisions prises. La probabilité d'avoir les mêmes bogues rares au même instant dans deux coordinateurs de conceptions réellement différentes était la même que d'obtenir deux fois les mêmes formes de morceaux en cassant par terre une assiette en porcelaine et une autre en verre trempé. La difficulté était d'être sûr que les coordinateurs n'aient pas de points communs dans des parties ne pouvant pas être prouvées comme infaillibles.
Le second coordinateur pourrait être constitué d'une "intelligence répartie" directement entre les AK46 formant réseau, quand toutes les installations seraient interfacées par le leur. Une idée qu'Irina avait déjà proposée, tout en sachant que ça n'aurait de sens que quand tous les systèmes susceptible d'intéragir entre eux seraient interfacés ainsi.
L'intelligence répartie (le terme était exagéré: il ne s'agissait pas d'intelligence artificielle, car la mission n'était que de faire un coordinateur sans coordinateur central) revenait à faire du multiprocesseur sur un réseau de monoprocesseurs, en ne parallélisant pas au niveau des instructions (le réseau n'était pas un bus direct processeur->processeur) mais au niveau des échanges de signaux correspondant aux besoins physiques de chaque installation. On était sûr d'obtenir ainsi un second coordinateur n'ayant aucun point commun avec le premier. Il fallait qu'il pût fonctionner même en débranchant nombre d'éléments de ce réseau, sans entraver la gestion des autres. C'était ça qui rendait le projet compliqué. Le troisième coordinateur pouvait être hybride: avec des AK49 gérant des sous-groupes (jouant alors le rôle de sous-coordinateurs) et coordonnant ces sous-groupes. Les problèmes seraient différents de ceux des deux autres car les échanges ne concerneraient pas les mêmes types d'informations (plus générales que dans le "tout réparti"). L'expérience intéressait Kjell, Niko et Stéphane car cela permettrait aussi de mettre en concurrence ces trois façons de faire et d'apprendre ainsi bien des choses sur les atouts et avantages du degré de répartition de l'informatique dans un problème réel d'une complexité "significative": l'usine BFRSF. Le coordinateur "Arvi" était déjà hybride car il sous-traitait à l'AK49 ce qui avait déjà été akaïfié avant son portage, pour ne pas avoir à faire double emploi. Or désormais, pour le "vote à la majorité", les coordinateurs devaient faire double et même triple emploi, mais en le faisant chacun d'une façon différente. Un principe connu depuis longtemps, par exemple pour les calculateurs embarqués des premières navettes spatiales. Re-porter dans le Convex la version du coordinateur Arvi une fois achevée (sans dépendre de l'AK49) fournirait une quatrième mouture: autre compilateur dans un autre ordinateur. Mais le jeu en vallait-il la chandelle? Le Convex était dépendant de la clim, dont tous préféraient ne plus avoir besoin.
Stéphane écouta ce que proposait Kjell, le proposa à BFR (pour être sûr), et le feu vert obtenu participa directement aux nouveaux développements et portages. Il fallait d'abord achever de doter toutes les installations d'un AK46 local, ce qui permettait de les rendre indépendantes en cas de plantage central. A sept, ça pouvait avancer d'un bon pas.
BFR estimait l'expérience intéressante car contourner les bogues éventuels en faisant tourner trois coordinateurs n'ayant pas le même niveau de fragmentation, donc écrits d'une toute autre façon, pourrait être utile dans d'autres usines, y compris les travaux "de bas niveau" dans les AK46 pour certaines installations de BFRSF qui étaient de purs clônes de celles de BFR ailleurs: Stéphane avait eu comme mission initiale de les rendre semblables à celles-ci. Ce qui était différent, c'était l'interfaçage avec le coordinateur, puis le coordinateur lui-même. Un coordinateur complet n'avait de sens que pour l'usine où il fonctionnait, à moins d'avoir une autre usine fonctionnellement identique en tout points, ce qui n'existait pas: aucune n'avait toutes ses fabrications en commun avec une autre (y compris les intéractions entre ces fabrications): juste "une bonne partie". Si cela n'avait pas été fait à base d'AK46 avant, dans d'autres usines du groupe, c'était parce que cet AK simplifié et "blindé" destiné aux contrôles de processus industriels était apparu pendant les problèmes de coordinateur central de BFRSF. Des expériences d'akaïfications étaient en cours dans des usines BFR françaises, en suivant de près le "cobaye" finlandais supervisé par Stéphane. Ce qui marchait à tous les coups, c'était de copier le programme de pilotage par AK46 d'une installation de BFRSF clonée d'une installation BFR (en France ou ailleurs). Les expériences étaient d'akaïfier directement des installations n'existant pas à l'identique chez BFRSF, ou n'ayant pas encore été akaïfiées là-bas: auquel cas le programme serait expédié directement en Finlande pour faire gagner du temps à l'équipe de programmeur. Arvi avait demandé s'il existait un coordinateur mondial de toutes les usines. Stéphane avait répondu qu'à sa connaissance non. Il y avait des centraliseurs de récoltes de données, des systèmes statistiques, des exploiteurs de disponibilités transitoires locales, mais pas un système gérant tout tout seul. A l'inverse, aucun humain n'était capable de coordonner en temps réel toutes les installations d'une usine, à la plus petite électrovanne près et au moindre changement de température près. Même en sous-traitant tout le "bas niveau" aux AK46, les coordonner manuellement (en haut niveau, donc avec bien moins de données à gérer) demandait beaucoup de monde tout en faisant perdre beaucoup de temps: les cas où ce mode avait dû être utilisé au moins partiellement dans l'usine l'avaient rappelé.
Jeudi 28 mai toutes les installations avaient enfin leur propre AK46 capable de les gérer localement sans système central. La version indirecte du coordinateur (facile à étendre, car n'ayant pas à gérer tous les éléments internes des installations ajoutées) tournait désormais dans l'AK49, tandis que le coordinateur "Arvi" du 147T10 partait à la conquête (en commande directe) des autres installations, sans relire ce qui avait été fait dans les AK46 pour ne pas s'en inspirer.
La tâche la plus innovante était le "coordinateur dispersé": pas de logiciel central, mais une intelligence répartie directement entre les AK46. Ce projet complexe reçut des renforts à distance d'une équipe de BFR (à La Défense, et non à Rennes) pour concevoir l'architecture logique garantissant qu'aucun membre du maillage ne serait indispensable. Pour cela, chaque AK46 devait avoir en mémoire les différentes fonctions du coordinateur (ça ne prenait pas tant de place que ça. Ce qui prenait de la place, c'était les tableaux et autres structures de données pour les exécuter) de façon à ce que n'importe lequel pût exécuter n'importe quel groupe de fonctions à la place d'un autre.
L'équipe française détermina qu'il fallait faire autrement, avec des "mini-groupes" gérés par les versions "noyau pilote d'usine" de l'AK48 (quadriprocesseur), l'AK48Z (Z pour "zavod": usine, en russe). Les 76 AK46 furent répartis en groupes de six à huit, confiés à dix AK48Z qui faisaient réseau multiplexé entre eux. Les AK46 de chaque minigroupe faisaient réseau multiplexé (de base) entre eux aussi.
Ceci parce que dans l'usine, tout n'avait pas besoin de communiquer avec tout (et ne l'avait jamais fait): il était logique de grouper les dispositifs ayant le plus de dépendances multuelles, plutôt que de faire une "démocratie directe intégrale" où tout était interfacé avec tout, car beaucoup d'AK46 n'auraient à se "dire" entre eux.
On n'en obtenait pas moins un troisième type de coordinateur, avec de surcroît un niveau intermédiaire n'utilisant pas les même machines (ni l'AK49, ni l'AK147T10).
La grande part de puissance non utilisée dans l'AK147T10 était mise à disposition des travaux de recherche (autocorrélatios à réseaux neuronaux: tâche particulièrement gloutonne en ressources informatiques) et éventuellement de jeux vidéo d'un rendu réaliste quasi-militaire, pour les pauses du personnel et surtout pour occuper sans baisse de vigilence le personnel de garde pendant les heures creuses (nuit, jours fériés...). La contribution des certains vidéo pour conserver une attention suffisante (mais sans provoquer une tension nerveuse excessive: pas n'importe quels jeux) avait déjà été constatée pour les équipes de surveillance de centrales nucléaires, de réseaux ferroviaires, etc, pendant les longues heures où il ne s'y passait rien.
Stéphane apprit qu'il repartirait à Rennes dès début juin, pour tester les mêmes concepts sur place, tout en restant en laison avec l'équipe finlandaise en cas de problème: on le ramenerait au centre de recherche de La Défense pour participer à l'optimisation du "multicoordinateur"... et aussi pour que certaines avancées techniques ne fussent pas entièrement divulguées à l'équipe finlandaise: BFR préférait garder le monopole de certains savoir-faire. Ses premières vacances prévues du 13 juin au 5 juillet n'étaient pas déplacées.
L'équipe Mika+Teemu avait achevé le tour de révision (long et compliqué, en raison des emplacements divers et parfois accrobatiques de certains tableaux électriques, placés ainsi pour être à l'abri de toute projection de liquide, de pâte ou de vapeur issu d'une fuite d'une installation). Les dalles fracturées de certains locaux avaient été remplacés. Les toits des entrepôts avaient été renforcés et leur système de dégivrage truffés de mouchards. Schumacher faisait des progrès en finnois, qu'il potassait intensément après ses journées de travail.
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Ce fut Seppo qui les conduisit en XM jusqu'à l'aéroport d'Helsinki, sans prendre le train. Les conduisit, car Atte était aussi du voyage: il avait pris contact avec VTP par internet, télédiscuté ("clavardé", comme disaient les Québécois) en français (avec bien des fautes, mais en arrivant à comprendre et être compris) avec eux, et avait été invité "pour voir". VTP savait qui c'était, visuellement. Qu'il eût fait l'effort d'apprendre le français (pas assez, mais s'il avait du texte déjà préparé à dire, ça pourrait marcher) méritait selon VTP le voyage pour essai. Atte dit juste à Stéphane que VTP lui avait demandé de venir pour un petit rôle dans une série télévisée et d'autres essais, car ils savaient que lui (Stéphane) n'en aurait pas le temps. Atte chez VTP? Pourquoi pas... Allaient-ils le mettre comme remplaçant de Niels dans Bifidus, si ce groupe existait encore et si Niels en avait assez? Surimi était chez Irina: Tutkaa était un chat plutôt tolérant, la jeune minette ne le dérangeait pas.
Stéphane débarqua soudain, à Roissy, dans un pays sans personnages finlandais et grouillant de population partout. BFR, d'après les rapports de Stéphane, avait nommé Kjell "ingénieur système" principal et Miko suppléant. Il était possible de trouver quelqu'un parlant le suédois (au moins pour le jargon informatique) chez BFR en France, si Kjell avait des questions à poser, contrairement au finnois. Stéphane son téléconseiller depuis le centre de recherche de La Défense. Ce ne serait plus le cas quand il serait en vacances. La fiabilisation du système à comparaison de coordinateurs avait conduit BFR à estimer que l'on pouvait confier le tout à Kjell. En principe, ça allait être "de la ligne droite". Ceci ne signifiait pas qu'il n'aurait rien à faire, mais qu'il n'aurait pas à improviser face à une entité inconnue s'écroulant de partout.
Stéphane manqua ainsi les festivités du dernier jour de mai puis celles de juin, où tout en restant bien plus sage que la Suède, la Finlande s'animait quelque peu (voire plus qu'un peu pour ceux qui buvaient beaucoup en ces occasions). Il passa le week-end logé à La Défense, dans un studio voisin de celui d'Atte, auquel il servit d'interprête (celui-ci ne disposant que d'un français rudimentaire, genre "guide du voyageur") pour ses tests et essais chez VTP. La ressemblance avec Erwann [plus que Knut/Erwann] amusa l'équipe, qui constata qu'Atte aurait beaucoup à apprendre (la langue n'étant pas le problème principal: il pouvait en utiliser une autre, sauf le finnois que personne ne parlait, ici) mais le trouva intéressant: bien plus vivant et disponible à presque tout jouer (restait à l'en rendre capable) qu'il ne s'y attendaient de la part d'un Finlandais. BFRSF acceptait (sur instruction de BFR) de le prêter à VTP pour les essais: BFR compenserait financièrement dans le budget de BFRSF pour prendre un stagiaire "garçon à tout faire" si c'était nécessaire.
Aymrald se retrouva lundi matin dans l'équipe de "réinformatisation" de l'usine de Rennes, où il se demanda s'il aurait les compétences: il connaissait les principes du nouveau système de BFRSF, avait travaillé sur certains détails, mais dans les faits c'était Kjell qui lui disait quoi reprogrammer, et non l'inverse.

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