vendredi 10 avril 2009

chapitre N-29

Atte fit découvrir à Stéphane ce nouveau moyen de transport. L'été, la municipalité échangerait toutes les vitres (en polycarbonate) incolores d'hiver par du fumé métallisé faisant lunettes de soleil tout en limitant l'effet de serre. Il était très facile de ventiler efficacement un véhicule circulant loin du sol, donc on n'était pas allé jusqu'à installer une climatisation.
Plusieurs fois, quand ils rencontrèrent des gens qu'Atte connaissait, on supposa que Stéphane était son frère. La première fois, Atte rectifia, mais les suivantes (il en avertit Stéphane) il ne démentirait pas: Stéphane serait Niklas, frère d'Atte et ne parlerait que finnois, suédois et allemand "prends-toi pour Ari, comme attitude. Ca fera encore plus vrai". Cela fonctionna très bien. Ensuite, dans une des télécabines:
Stéphane- n'as-tu jamais rencontré d'autre Finlandais, à Paris? Il doit bien en avoir quelques-uns...
Atte- il doit y en avoir à l'embassade. Pour le moment, je n'en ai pas rencontré. Je n'ai pas vraiment cherché non plus: je ne suis pas venu ici pour retrouver des compatriotes.
S- pourtant, tu souhaitais parler finnois...
A- je le souhaite, mais les autres Finlandais ne me prenaient jamais au sérieux. Ma soeur voulait même m'envoyer chez un psy, parce que je parlais trop, alors qu'ici ca va. J'essayerai peut-être Rome, ensuite. J'ai commencé à apprendre l'italien.
S- si tu veux être compris en Italie, ça ne suffira pas. Il faut aussi apprendre à parler avec les mains.
A- alors comment font-ils, au téléphone?
Pendant les tournages il avait aussi fait de la téléassistance pour Audry qui commençait à préparer sur place les mêmes opérations, ce qui ferait gagner du temps à Aymrald (Stéphane, là-bas) à son retour. Ces deux semaines passèrent assez vite. Il revit Atte le week-end suivant, où il ne raconta pas sa mauvaise première semaine: il écouta surtout Atte le tenir au courant de tout ce qui se passait chez VTP. Atte avait aussi télécommuniqué avec Timo et et Nelli.
Stéphane- les chatons sont-ils nés?
Atte- Surimi a été écrasée par une voiture électrique qu'elle n'avait pas entendue arriver.
Stéphane supposa qu'avec son "excédent de bagages" (qui pouvait dépasser à lui seul le poids à vide d'une jeune chatte) elle n'avait pas pu détaller assez vite quand la voiture lui était arrivée dessus. De plus, elle avait moins l'habitude de la circulation près de la maison de Timo. De tous les décès finlandais, ce fut celui qui le toucha le plus. La mort d'Arvi l'avait attristé, mais pas autant que Surimi: il n'avait personne d'aussi proche, là-bas.
Stéphane songea rétroactivement que ça aurait pu lui arriver, avec la Trielec et surtout la CRT, en mode silencieux. Timo avait vu de longues traces de freinage, mais ceci pouvait avoir privé Surimi de la possibilité de se tasser par terre et de voir le châssis lui passer au dessus sans dommage: le freinage avait abaissé l'avant qui l'avait percutée et expédiée disloquée une trentaine de mètres plus loin: "au moins, elle n'a pas eu le temps de souffrir". C'était la mort simultané de plusieurs chats. Le conducteur était peiné lui aussi, disant que s'il avait pu deviner qu'elle allait traverser sans l'entendre arriver, il aurait donné un coup d'avertisseur.
Chez BFRSF Audry commençait à comprendre pourquoi personne (à part Stéphane, semblait-il) ne voulait de ce poste: les habitants de ce pays étaient encore plus froids que l'eau de leurs lacs, à moins que ce fût la grammaire cauchemardesque de leur langue qui les dissuadât de s'en servir: si même pour eux c'était difficile, Audry doutait de la possibilité d'y être un peu à l'aise un jour. Il avait aperçu quelques Finlandais qui lui ressemblaient (il n'était ni de la catégorie "pseudo-Kare", ni de celle d'Atte) donc BFR l'avait certainement choisi à vue, plus que par compétences, pour le former intensivement au finnois en vue de cette mission. Le seul personnage évoquant Stéphane était Mika, à l'électrotechnique, mais en version finlandaise: taciturne et inexpressif. Trop de trop belles filles partout, au point qu'il commençait à s'y habituer. A regarder uniquement: surgelées de la langue et de l'expression elles aussi.
BFR lui expliquait tout ce qu'il avait à faire, et lui envoyait ses textes en finnois préparés d'avance pour quand il aurait à s'adresser à tel ou tel. Restait à décoder les réponses, mais comme elles seraient concises (puisqu'il s'agissait de Finlandais) et qu'il en connaissait le thème (on l'avait formé au finnois technique de l'usine) ça ne devrait pas poser de gros problèmes, cette langue était assez nette à l'oral, à part la notion de sons longs ou courts dont le repérage n'était pas instinctif pour une oreille française. Un progrès dans ce domaine: pendant la mission de Stéphane, les modèles vocaux de tous ses interlocuteurs avaient été rentrés dans l'analyseur, et c'était sur les gros AK centraux de l'usine que tournait l'extracteur phonétique, technique demandant énormément de puissance de traitement quand il fallait pouvoir gérer plus d'un locuteur, sans savoir d'avance lequel. La seule technique efficace était de tester l'extraction à partir de toutes les signatures vocales déjà mémorisées, en parallèle, et retenir celle qui collait le mieux pour l'extraction des phonèmes. Moyennant des milliers de coprocesseurs sur cartes optroniques parallèles simulant d'énormes "réseaux neuronaux" multicouches, on pouvait y arriver presque en temps réel, pour une langue à sons clairs comme le finnois. En 1999, la reconnaissance vocale sans rôdage préalable était encore de la science-fiction, même sur les ordinateurs géants servant aux simulations de l'évolution détaillées de la météo terrestre. Pour y parvenir, il faudrait avoir pré-rôdé assez de modèles de voix différents (des dizaines de milliers) pour que toute nouvelle voix ait au moins déjà une imitation très fidèle dans la base d'autocorrélation. Dans une dizaine d'années, un tel système pourrait tenir à bord d'une machine à plusieurs millions de coprocesseurs supraconducteurs se contenant d'un congélateur ordinaire pour fonctionner, pouvait-on espérer. L'autre voie, plus prometteuse, était celle des autocorrélateurs purement analogiques, imitant directement (sans algorithme) les étages de fitrages et d'autocorrélation de l'oreille humaine puis des parties correspondantes du cerveau. La machine pourrait alors tenir dans une calculette (l'électronique étant moins encombrante que la biologie, parce que beaucoup moins fragile: pas d'irrigation, pas de maintien à température exacte, etc) à condition de créer des puces analogiques exprès pour ça, de même qu'un circuit intégrateur analogique pouvait faire directement, sans aucun calcul et de façon purement continue, ce qui demandait un ordinateur pour être fait de façon pourtant moins fluide et moins rapide.
Une astuce faisait gagner du temps (et économiser énormément de puissance): le système n'essayait que les tables d'autocorrélation phonétiques des personnages dont les transpondeurs étaient à proximité d'Audry, en commençant par le plus proche devant lui, puis les autres, en utilisant la stéréophonie pour savoir d'où venait le son. Ca consommait des centaines de fois moins de puissance que de lancer une reconnaissance vocale "totale" temps réel.
Le système téléphonique Lioubioutchaï, lui, nécessitait encore un rôdage par l'utilisateur, de sorte qu'ensuite on utilisait une seule collection de tables d'autocorrélation, ce qu'un bon processeur de 1999 suffisait à mettre en oeuvre en temps réel. On pouvait stocker six jeux de tables d'autocorrélation (c'était très encombrant) et il fallait spécifier d'avance qui parlait, sinon il fallait parler un certain temps (sans transmission) pour que le système, par essais et comparaison, trouve quelles tables utiliser (identification du locuteur), ceci pour la compression phonémique qui permettait de passer de la voix de bonne qualité sur du bas débit, puisque le texte était en quelque sorte "tapé" (accompagné de la prosodie, comme un karaoké) et reconstruit dynamiquement à l'autre bout.
Grâce à cela, Audry avait sur sa montre (grand écran, comme un navigateur portatif) l'affichage lumineux (écran à microdiodes, beaucoup plus lisible de loin que les cristaux liquides) en rouge du texte finnois identifié vocalement, et en vert les traductions françaises possibles de chaque mot, suivi d'un signe représentant le cas auquel c'était. Les Finlandais parlant peu et le système gardant le texte en mémoire, Audry pouvait se le repasser en décrypté si besoin était. S'il appuyait sur un bouton en disant quelque chose en français, le système faisait le travail inverse, ce qui était plus facile car il savait d'avance que ce serait la voix d'Audry donc ça aurait pu tourner dans un "noyau" AK de poche.
Ce n'était pas encore une traduction automatique autonome (capable de faire seule le bon choix parmi les sens possibles) mais une aide formidable (estima Audry) à la conversation utilitaire en finnois.
En soi la fonction de superviseur industriel n'était pas passionnante, constatait-il, car il s'agissait de vérifier, comparer aux modèles théoriques, mettre à jour, et faire des rapports à la direction de Rennes. Il n'avait rien eu de nouveau à installer mais juste à mettre à jour de la documentation virtuelle en vue des modifications que ferait Stéphane à son retour. Fastidieux, et sans un gramme de créativité, ceci dans une usine peuplée de robots glacés au point que l'on finirait par lier des relations affectives avec certaines machines, faute d'avoir envie de le faire avec les humains, prédisait-il. Ou des relations plus charnelles (orales) avec la nourriture produite, comme semblaient le faire beaucoup de membres du personnel, vu le nombre de ventres qu'il avait constatés malgré le port de la blouse règlementaire assez indulgente sur ce point.
Ce fut Thierry Guegannic, 34 ans, 1m82, châtain-brun, yeux vert-de-gris, qui fut élu président de la République le 23 avril 2000, sur un programme proche de celui de l'ELR en insistant sur la qualité de vie (poursuite de la traque aux nuisances), la garantie de la liberté d'expression (rétablie par l'ELR après toutes les restrictions apportées par les gouvernements précédentes) et la poursuite de la baisse du coût de la vie par la chasse aux gaspillages. Il avait été ministre de l'énergie et de l'enrivonnement, domaines dans lesquels les résultats obtenus par l'ELR étaient spectaculaires. La déconfiture des grands partis d'antant était telle qu'aucune campagne électorale concurrente n'avait pu lancer un nouveau candidat ayant lui aussi une image de renouveau écologique et économique. Le peuple avait des tas de critiques à faire à l'ELR, mais ne souhaitait visiblement pas revenir aux anciennes pratiques de l'Etat. Quelqu'un de jeune, au physique discrètement harmonieux, ayant fait ses preuves dans le ministère jugé le plus efficace dans son action. Outre son âge, Guegannic était célibataire sans enfants: ça aussi c'était une nouveauté. Traits sans complication (ce qui allait décevoir les caricaturistes, à moins de le dessiner encore plus "par ordinateur" qu'il n'était), pas d'embonpoint, cheveux raides plantés dru, coiffés "moyen-court débordant": une image inédite du pouvoir, pas uniquement par l'âge (il paraissait plutôt la vingtaine que la trentaine, tout en étant sobrement sérieux d'attitude). Du "beau mais pas trop", sans avoir l'air d'être fabriqué avec des composants d'importation rares ni coûteux. Manque de personnalité? Peut-être, mais le temps des grands orateurs était lui aussi révolu, semblait-il. Guégannic présentait ses projets en images de synthèse, sur grand écran derrière lui, les expliquant plutôt que les vantant. Après avoir voulu un Etat fonctionnel et non lucratif (d'où les députés puis sénateurs payés au revenu individuel médian du peuple français), la France allait-elle avoir un président fonctionnel et non lucratif?
La rémunération présidentielle fut à son tour alignée sur la médiane des revenus individuels français, les centaines de millions de francs de budget du "train de vie" de l'Elysée furent supprimés, le président logeant désormais au dernier étage d'un petit immeuble de bureaux (racheté en profitant de la chute des cours de l'immobilier, y compris de bureau, par le développement massif du télétravail) tandis que l'Elysée et ses dépendances devenaient un hôtel de luxe avec de vastes suites louées à des touristes étrangers fortunés, ce qui en financerait très largement l'entretien au point de générer des recettes pour la République, et non des dépenses. La même chose avait été le cas pour l'hôtel Matignon (redevenu un véritable hôtel, appartenant à l'Etat) et les ministères situés dans des bâtiments prestigieux. Des immeubles plus modernes, plus anonymes et beaucoup moins chers (à l'achat comme à l'entretien) avaient relogé ces diverses admnistrations, dont une partie à La Défense, tout étant relié en vidéoconférences par fibre optiques (un des réseaux ajoutés via les égoûts, anonyme parmi bien d'autres). La "multilocalisation" de l'Assemblée Nationale s'était effectuée de même, dans des bâtiments fonctionnels dans chaque région (voire plusieurs par région) permettant aux députés de siéger moins loin de leur "base". Tous les éléments de "train de vie" de l'Etat avaient été retirés de la vie courante des hommes de pouvoir. Le fait d'avoir transformé certains bâtiments en hôtels de prestige (sans les vendre) permettait d'en réutiliser tout ou partie (n'induisant que le manque à gagner de ce séjour) pour les grandes réunions internationales, etc, occasion de ressortir les SM présidentielles et autres symboles de la République. La différence était que la charge à plein temps de l'entretien de ces bâtiments et de leur personel n'était désormais plus au détriment du contribuable, le financement par la clientelle "civile" (essentiellement internationale et fortunée) s'y substituant.
Stéphane apprit que le tournage de Sartilvar serait finalement avancé à juin, au lieu de septembre, la robotique nécessaire ayant pu être mise au point à temps, en particulier pour les chevaux. Ceux-ci n'étaient pas encore aptes à jouer certaines cascades prévues pour "Drakkars et dragons", mais Sartilvar ne les utiliserait pas. Compte tenu du grand succès obtenu par les films précédents, et ceci sans dépassement de budget ni de délais (VTP donnait toujours un devis pessimiste à la maison mère, quitte à en profiter pour préparer autre chose s'il restait du temps et de l'argent), le feu vert avait été donné au premier trimestre pour fabriquer ou faire fabriquer tout de suite tout ce qui serait nécessaire pour les prochains films. VTP tournerait les deux Sartivlar en même temps, ainsi qu'un troisième film de HF: l'Atlantide, dérivé du clip du même nom, et qui lui, utiliserait beaucoup plus de virtuel tarsinien que de mécanismes robotisés. Tout ne sortirait pas cet été: comme précédemment, certains films prendraient tout leur temps pour être post-produits quand l'informatique serait moins sollicitée. "Erwann" comprenait donc pourquoi on lui avait travailler au simulateur des scènes pour tant de films bien que certains (à l'époque) fussent annoncés pour bien plus tard. De plus, on venait d'en remettre quelques-uns (plus faciles) à son calendrier.
E- si j'apparais dans trop de films cette année, ça risque de lasser.
- on pourrait en dire autant de plusieurs de nos acteurs: Zhao est bien plus connu que toi. Le succès de nos films n'est pas centré sur les acteurs, mais sur ce qui se passe. Du moment que vous y faites correctement ce que l'on attend de vous, ça ne peut que marcher.
Erwann croyait que Niels pouvait le remplacer pour la HF, mais VTP, sans le lui dire, n'était pas de cet avis: la vitesse d'apprentissage et la fidélité de restitution des scènes d'action d'Erwann le rendait pour le moment indispensable pour économiser de la robotique et du temps de synthèse de haute précision: quand le personnage n'était pas vu de loin, le simuler sans que le spectateur s'en aperçût consommait trop de puissance de calcul, selon VTP. Erwann ne serait pas un des plus présents à l'écran dans Sartilvar, mais avec un rôle qui le ferait plus remarquer que la moyenne, en particulier dans les scènes de mort-vivant. VTP en avait aussi besoin comme ingénieur sur place, donc des deux côtés de la caméra.
Les simulations du planning de tournage lui laisseraient largement le temps de faire de la téléassistance pour Audry en Finlande: celui-ci s'était bien débrouillé, aidé par la fiabilisation déjà accomplie.
Stéphane commençait à craindre d'être entièrement récupéré par VTP, si BFR estimait Audry apte à le remplacer définitivement malgré son manque d'aisance en finnois. Il ne voulait pas devenir acteur comme fonction principale: ça ne l'intéressait que comme fonction annexe, histoire de se changer les idées des pannes de BFRSF. Il voulait rester ingénieur de production, mais savait que la décision ne lui appartenait pas. Or cette année, il avait déjà joué dans trois films et était engagé pour six autres, voire plus en option, même si certains lui prendraient assez peu de temps: le principe des tournages entrelacés lui était systèmatiquement appliqué, VTP sachant qu'il était moins disponible que ses acteurs permanents.
Lundi 3 mai: retour de Stéphane en Finlande, Audry ayant fait le trajet inverse. Ca s'était bien passé techniquement pour celui-ci, estimait BFR, donc il serait de nouveau remplaçant pendant les prochains tournages et vacances de Stéphane. Celui-ci vit que Nelli avait coupé ses cheveux dans un style proche du modèle "Saku", inattendu de sa part: "pour ne pas mettre de bonnet dans la piscine", dit-elle. Dans celle à 28°C. L'autre, la "fraîche" (18°C), moins fréquentée, n'exigeait de bonnet que s'il y avait des mèches de plus de 40cm, le système d'épuration centrifuge ayant bien moins cheveux à éliminer à l'heure que dans la "chaude". Pas de bonnet, et sèchage simplifiée pour cette nouvelle version de Nelli, donc, mais était-ce la vraie raison? Selon Timo c'était aussi parce que ses cheveux étaient devenus fibreux et cassants, sur la longueur, en raison du sauna et de sèchages trop rapides. C'était lui qui lui avait fait cette coupe quand elle la lui avait demandée. Les Finlandaises n'avaient pas toutes les cheveux fibreux, même quand ils étaient très longs, avait pourtant constaté Stéphane: précautions prises avant sauna ("charlotte" remplie de glaçons?) ou traitements réparateurs après, peut-être. Il devait y avoir un marché rentable dans ce domaine pour les laboratoires cosmétiques finlandais, supposa-t-il, la transpiration à haute température étant le contraire de ce que l'on recommandait pour garder un bel aspect aux cheveux. Ca devait accrocher et feutrer en se coiffant, supposa-t-il, conduisant certaines, lassées de cela, à couper tout ce qui était abîmé par trop d'années de mauvais traitements. Stéphane demanda à Nelli si Ronja (dont les cheveux lui semblaient très bon état) allait au sauna. Nelli lui dit que non, à sa connaissance: hypothèse confirmée, donc. Nelli lui dit que si on plongeait dans l'eau glacée juste après ça devait resserrer les écailles constituant les cheveux donc limiter les dégâts (surtout en ne sèchant pas à chaud), mais elle n'avait pas le courage de le faire à chaque fois.
Stéphane fit connaissance avec Riku Peltonen, le nouveau directeur ventru de BFRSF, qui à part cela n'évoquait pas Paakkinen, en particulier de caractère: il parlait aussi peu qu'Ari, pouvait lire des courriels de BFR en français et y répondre mais pas converser en temps réel dans cette langue, et il portait des patches parce que pour avoir ce poste il avait dû dire qu'il ne fumait pas, donc arrêter. Ceci l'avait conduit à grignotter, en plus de repas déjà riches. Travailler chez BFRSF n'était pas l'idéal pour entamer un régime. Sa consommation élevée de café, jointe au surpoids et aux points de risques cancéreux comme cardiovasculaires accumulés en un quart de siècle de tabagisme intensif n'augurait rien de bon de sa longévité.
Oskari s'était retrouvé seul "superviseur" de la centrale électrique, aidé de Viivi (qu'Audry lui avait "détachée", avec l'accord de BFR) et du personnel disponible au coup par coup, Mika inclus. L'installation avait ses vingt turbo-alternateurs (et non 19), la chute thermique de la chaudière géothermique de grande profondeur avec l'augmentation du débit d'eau ayant été un peu inférieure aux prévisions (avec marge de sécurité, là était l'explication) des géothermistes de BFR. La production totale était donc de 8,8 MW, écoulée par des lignes à haute tension toutes installées. En fait l'excédent de courant servait à extraire du magnésium et du lithium de l'eau de mer, au bout de la ligne menant à la côte près de Vaasa, car seule une minorité des industries utilisatrices s'étaient installées ou délocalisées (à l'intérieur de la Finlande). BFR produisait aussi de l'hydrogène et de l'oxygène pur par électrolyse de l'eau douce, pour diverses industries: c'était un moyen simple de rentabiliser les excédents électriques sur place.
Stéphane, une fois rentré dans la maisonnette de fonction, perçut l'absence de Surimi. Reprendre un chaton, alors qu'il n'allait pas rester longtemps? Déraisonnable. Il en discuta le lendemain avec Timo. Il allèrent ensemble au refuge animalier de Tempere où les parents d'Irina avaient eu Tutkaa, et ce fut un gros chat angora tigré gris et blanc aux yeux bleus de 8 kg que Stéphane choisit, en accord avec Timo qui le récupérerait ensuite, et l'hébergerait aussi pendant ses vacances. Quelle race pouvait-ce être? Les yeux bleus, mais sans motif de fourrure siamois ou birman, tigré gris sur blanc comme s'il avait pâli au lavage. Etait-il apparenté au léopard des neiges? Ou un croisement d'angora turc (blanc aux yeux bleus) avec un Maine Coon ou un Sibérien lui ayant apporté de la masse et de la puissance? Il avait trois ans. Stéphane l'appela "Gorak" à cause de ses grandes canines. "Il n'a pas très bon caractère, mais il a l'air de vous apprécier", avait dit l'employée du refuge en le voyant s'installer sur Stéphane après avoir fait partir un autre chat rien qu'en le regardant. Timo avait dit "celui-là, il ne se fera pas embêter par ceux des voisins": il pensait à l'avenir de Gorak chez lui, quand Stéphane le lui confierait d'abord temporairement puis le lui donnerait définitivement. "Pas très bon caractère" était un euphémisme: Gorak ne faisait pas semblant d'envoyer un coup de patte, quand on le contrariait. Ceci expliquait qu'un beau gros chat comme lui fût encore au refuge: il avait peut-être été "rendu" plusieurs fois, ce que bien sûr on ne lui aurait pas dit. Stéphane s'arma d'un gros coussin pour se faire respecter de son chat quand il exagérait: ça ne pouvait pas le blesser, mais ça lui montrerait qu'il n'aurait pas le dessus s'il dépassait les bornes. Toutefois, comme tous les chats, Gorak était un gastérocéphale et le dressage par la nourriture s'avéra bien plus efficace. Autre arme: la couverture. Jetée sur Gorak, elle permettait de l'empaquetter sans violence pour le manipuler plus facilement quand il était de mauvaise humeur.
A d'autres moments, c'était une boule de ronronnements, 8kg de tendresse totale. Difficile à prédire: ce chat avait un caractère aussi compliqué que la grammaire finnoise. Il n'était pas spécialement mal élevé: il ne mettait pas les griffes quand il montait sur les genoux de Stéphane et ne sautait pas sur la table en sa présence, tout en étant voleur s'il pensait ne pas être vu, mais Stéphane avait déjà évité cela avec Surimi: ne jamais laisser la nourriture (celle pouvant tenter un chat) à l'air libre quand il n'était pas en train de manger: deux grandes cloches en inox (genre "restaurant classique") posées sur le plat ou l'assiette, et le vol devenait impossible: trop lisses pour être soulevées, et les pousser n'aurait fait que déplacer l'assiette avec. Stéphane avait rajouté des bords (dont un démontable, pour récolter plus facilement les miettes) tout autour de la table pour que rien ne pût en tomber par glissement. L'occasion faisant le larron, pas d'occasion: pas de larcin. Gorak ne put jamais voler de nourriture et ne fut donc jamais puni pour cela: c'était plus simple. L'un des agréments de ce chat était qu'il était très joueur, même avec d'assez gros objets, tout en se satisfaisant de l'amuse-chat conçu pour Surimi (et quand elle était petite, en plus) comme proie à surprendre, poursuivre et plaquer. Stéphane demanda à BFRSF s'il était possible, profitant de tous les chantiers, de lui planter un arbre adulte dans son jardin "et pas un résineux: ça collerait dans la fourrure": il n'y avait que des arbrisseaux. D'un coup de godet de pelleteuse, c'était certainement faisable avec un bon volume de racines, en en prenant un du parc là où quelque chose serait construit. On lui répondit que oui, mais que mai, ce n'était pas la saison pour replanter un arbre: il faudrait attendre l'automne.
Stéphane acheta quatre troncs (marchandise fréquente ici, savait-il depuis l'accident) de cinq mètres et en assembla trois en "armature de tipi", plantés chacun dans du béton, pour retarder le pourrissement du bas, avec le quatrième passant horizontalement sous le point de rassemblement de cette structure de quatre mètres de haut, dépassant des deux côtés, ce qui fit un grimpoir et perchoir à chat acceptable pour un gros matou plein d'énergie. Il vit parfois Gorak vautré comme une pantère (pattes pendantes) sur l'extrémité du tronc horizontal, à 2m70 du sol. Ayant observé cela, il ajouta deux petites plaques formant toit, pour abriter cette position de la pluie: Gorak pourrait ainsi l'utiliser plus souvent. Les passants comprirent très vite que cette étrange structure était un "arbre à chat" d'extérieur, puisqu'un gros matou les y guettait. Dès la construction de son perchoir, Gorak cessa d'endommager du mobilier (ce qu'un peu de grillage fin à carreaux centimétriques fixé autour avait contribué aussi à dissuader: impossible de griffer, ça stoppait net le mouvement sans risquer de le blesser non plus). Les moments d'affection dépassèrent les moments de contrariété, pendant les périodes d'éveil, l'activité principale de Gorak restant de dormir, comme tout chat. Dans la maison ou sur son perchoir, duquel Stéphane le vit une fois plonger sur un lapin qui avait eu l'imprudence de passer dessous. Un gros lapin: près de 3kg. Stéphane le prit et le découpa dans la cuisine, en sa présence, en lui donnant des morceaux au fur et à mesure: il savait que les os de lapin étaient dangereux pour les chats, donc lui sépara les muscles les plus accessibles (pattes, dos, poitrine), ainsi que les organes appréciés des chats: coeur, foie, poumons, et porta le reste dans le tas de compost: c'était Timo qui lui avait indiqué comment en gérer un, ou l'on pouvait mettre bien d'autres chose que les végétaux à condition de respecter l'équilibre entre les différents apports. Ca faisait déjà plusieurs repas pour Gorak sans risque d'esquille dans le gosier ou l'estomac. Il fit aussi Gorak essayer de sauter directement du sol au tronc horizontal. Stéphane savait qu'un chat en forme pouvait attrapper quelque chose à plus de deux mètres du sol, mais là, c'était proche de trois. Gorak finit par y parvenir, ayant trouvé le bon emplacement d'où sauter, après avoir d'abord juste griffé le tronc en vol sans s'y planter fermement.
Timo, le voyant faire:
- qu'est-ce que tu lui donnes à manger? Des ressorts?
S- non: il a improvisé ça tout seul.
T- il va falloir que je construise la même chose chez moi.
S- il suffira de pendre un tronc à la bonne hauteur sous le balcon. De là, il atteindra ensuite le balcon.
S'il avait choisit cette "grosse brute", c'était pour ne pas être tenté de comparer avec la tendre Surimi. Gorak pouvait faire preuve de tendresse aussi, mais dans un style plus "ours".
Quant à Timo, il préférait laisser Stéphane apprivoiser le monstre, qu'il viendrait voir souvent, avant de le récupérer ultérieurement. Serait-il rôdé pour juin, quand Stéphane repartirait? Après Sartivlar il irait en Suède, avec Atte et son Alfa 33 aux airs de monstre assoiffé de performances. Atte savait que Stéphane avait quelqu'expérience des interventions d'urgence sans garage loin de tout, même s'il n'avait encore jamais touché un quatre à plat "boxer" Alfa-Roméo. Ce serait la Suède, côte ouest (dont Rolbaka), et un petit tour en Norvège pour la beauté des paysages bien plus spectaculaires qu'en Suède ou en Finlande. Il n'existait plus la moindre hiérarchie entre eux, puisqu'Atte n'était plus chez BFRSF, ce qui permettait à chacun de considérer l'autre comme un copain à égalité. Juin était le mois des Suédoises, et début juillet aussi. Certes, il y avait des Suédoises chez VTP, mais c'était la Suédoise du pays, à découvrir sur place, qui l'intéressait. Les récits de voyage de Stéphane lui laissaient supposer que ce n'était pas difficile à rencontrer, même par hasard. Il espérait juste pouvoir faire le retour dans sa propre voiture.
Stéphane et son équipe (recrutée par Nelli et Saku, ses "co-superviseurs") n'avaient rencontré cette semaine que des problèmes mineurs pour la transposition chez BFRSF des modifications expérimentées à Rennes, la modélisation ayant été mise à jour par Audry. Ce samedi 1er mai, Stéphane fut convié à une expérience inédite, à l'occasion de l'aniversaire de Timo (ses 27 ans, qu'il était loin de faire, et pas uniquement par le "baby fat" que lui donnait son embompoint), en compagnie de Nelli, Kjell, Ronja et Oskari, Mika étant de garde ce samedi à l'électrotechnique et Niko à l'informatique.
Pour la première fois, Stéphane allait pouvoir essayer le tango finlandais, puisque c'était au dancing. Le nouveau, inauguré ce midi et ouvert au public ce soir. Il regretta que Nelli (c'était son idée) ne l'eût pas prévenu (elle avait voulu faire une surprise à plusieurs d'entre eux) car sinon il aurait pu réviser en virtuel avant, ainsi qu'avec la machine d'entraînement qui pouvait simuler le bras d'une partenaire, par exemple, tout en la lui montrant en virtuel. Il s'habilla en noir avec chemise bordeau (ou plutôt "glace aux myrtilles", tenue fournie par VTP pour ce genre d'occasion) et noeud papillon ("oui, ça fait serveur, mais ça évite une cravate"). Il dit qu'il n'avait eu l'occasion de danser qu'une fois, en 1998, et qu'il allait devoir observer un peu comment les autres faisaient pour s'en souvenir. Ca lui revint: ce qu'il avait appris était proche, effectivement, de ce qu'il voyait. Variante locale? Ce fut avec Ada Herva, 25 ans, une des baigneuses rondelettes à tresses (plus bavaroise que finlandaise d'allure: il l'avait déjà imaginée en serveuse traditionnelle, des chopes de bière à chaque doigt) qu'il entama son premier tango finlandais, estimant qu'elle ne serait pas trop mobile donc qu'il aurait plus de possibilité de décomposer le mouvement en rôdage. Il se souvint des répétitions avec Flavia, chez VTP, et eût l'impression qu'il s'inscrivait correctement dans le rôle, sa partenaire ne semblant pas surprise ni prise à contretemps.
Danser ne l'intéressait pas en soi, mais l'ayant appris, il était content de pouvoir essayer sans faire d'erreur importante. Ada était sympathique: il l'imaginait faisant des soirées pâtisseries entre copines.
Il y eût ensuite une valse: il observa d'abord. Ca aussi, il l'avait travaillé avec Flavia, mais c'était à réviser attentivement. Ce fut Jasmin Sulkula, 27 ans, une copine de la baigneuse (non tressée, mais enrobée aussi) qui fut sa cavalière pour ce nouveau rôdage. La bonne mémoire visuelle et gestuelle de Stéphane l'y aida, encore améliorée par l'entraînement intensif pour le film, où il devait ensuite imaginer les adversaires virtuels qu'il ne voyait plus faute de lunettes pendant les prises de vues réelles. Il y eut ensuite de la lambada: ne l'ayant jamais étudiée, il n'essaya pas, tout en observant attentivement Timo et une Finlandaise lambda (pas au dessus de son poids) qu'il ne connaissait même pas de vue. Timo ne serait pas trop mobile lui non plus, donc permettrait de mieux comprendre. Toutefois, il n'essaya pas, se contenant de participer à certaines valses et certains tandos finlandais. Sa préoccupation était de ne marcher sur aucun pied et de ne bousculer personne: dans certains cas, il aurait fallu un rétroviseur. Etait-ce à cela que servaient les glaces le long de deux des murs? Il en aurait alors fallu le long des quatre. Timo, Nelli et les autres (sauf Kjell) semblaient s'amuser plus. Il y avait d'autres gens de l'usine, qu'il connaissait au moins de vue: depuis le temps, ils les confondait moins avec d'autres. Stéphane ne s'amusait pas: il expérimentait, et trouvait que l'expérience était un peu longue, même en ne participant qu'à 40% environ des danses. Il eût huit cavalières différentes, toutes au dessus de leur poids, mais pas toutes baigneuses (juste trois).
Ensuite, il y eût un "second dîner" (les Finlandais dînaient généralement tôt) chez Kjell, dans sa maisonnette BFR imitation pierre de taille à pignons en escaliers et balcons de chiens assis imitation fer forgé. Stéphane en avait déjà visité une avant leurs attributions à tel ou tel. C'était presque aussi petit que ce dont il disposait, le volume intérieur supplémentaire étant occupé par l'entrée et le sauna. Kjell avait mis certains meubles (pliants) du séjour dans sa chambre, pour laisser place à un épais tapis garni de coussins (apportés par les autres) et une table basse ronde (ce qui limitait les dégâts en cas de choc dans le tibia) prêtée par Nelli. C'était un grand plateau de bois épais, monté sur un socle en fonte avec un roulement à billes: on pouvait ainsi jouer à la "table basse tournante", et plus prosaïquement accéder tour à tour, de n'importe quelle place, aux bonnes choses qui étaient dessus, sans avoir à quitter ses coussins. Il y avait des loukoums vitaminés sans sucre de l'usine, rafraîchissants comme des fruits, des "cornes de gazelle" (une des nouvelles fabrications "exotiques" ajoutées chez BFRSF au retour de Stéphane), et un baba au rhum confectionné par Kjell, arômatisé (outre le rhum) par de la poudre de fausse amande BFR, produit peu coûteux et donnant un goût plus intéressant à cette pâtisserie spongieuse qui n'avait rien à voir avec ce que l'on aurait obtenu en imbibant de rhum un "Délice de Kerisper": intéressant aussi, mais Kjell avait préféré le baba car BFRSF n'en produisait pas. Il avait achevé de personnaliser la recettes en semant des amandes éfilées (des vraies) sur le dessus, entre les 27 bougies: neuf triangles répartis sur la couronne du baba, par groupes de trois, comme s'il y avait eu douze triangle et que ceux de quatre heures, huit heures et midi manquaient. Trois secteurs contenant chacun trois triangles de bougies. Kjell précisa: "le troisième cube d'une vie". On en vivait souvent quatre (4x4x4 = 64) mais même Jeanne Calmant n'avait pas atteint le cinquième (5x5x5 = 125). Timo s'abaissa pour souffler les bougies sans souffler les amandes effilées. Toutefois elles ne se seraient pas envolées, Kjell les ayant soudées par points avec du chocolat fondu, sans déborder, donc que l'on ne voyait pas du dessus.
Stéphane offrit à Timo un petit coffret en inox contenant deux rateliers d'embouts spéciaux pour tournevis à cliquet (inclus), pouvant donc aussi servir dans une visseuse: la collection des "bizarres": les étoiles perforées, les "deux tirets", les triangles et étoiles à trois branches, etc. Il y avait aussi classiquement quelques cruxiformes d'angle plus ou moins ouvert, et deux rallonges aimantées pour puits profonds. Timo, montrant l'un des embouts en étoile percée: "ah oui, celui-là, il m'a bien manqué, quand j'ai dû démonter mon aspirateur. Ils mettent ce genre de vis pour empêcher les gens de réparer". Kjell ajouta, en montrant un des "deux tirets":
- ça, c'est pour empêcher de réparer les blocs multiprises. Souvent c'est juste l'interrupteur qui est grillé, et on ne peut pas réparer à moins de forer à travers les vis avec une mèche au titane.
Kjell expliqua quelles vis anti-réparation il avait rencontré sur quel type d'appareil (par exemple un appareil photo numérique, donc il voulait juste rétablir le contact de l'entrée pour transfo 3V: une réparation toute simple, mais impossible sans l'étoile fine à trois branches, qu'il n'avait pas), et put en citer pour la plupart des formes présentes dans le coffret.
Le cadeau de Stéphane prenait des airs d'article pour pirate (ou instrument de libération face à la société de non-réparation), ce qui ravit Timo.
Ce fut une soirée d'anniversaire paisible et sympathique, dans laquelle bien moins d'alcool fut versé que Stéphane ne s'y serait attendu: Kjell et Nelli n'avait pas fait de stocks, servant juste un tour de champagne à tout le monde. Il y avait aussi le rhum du baba (que l'on fit flamber dans chaque assiette une fois découpé) mais ça ne faisait pas un litrage important.
Une fois Stéphane rentré, Gorak reprit possession de lui: ronronnements de gros réfrigérateur, pattes passées autour du cou, coups de tête sous le menton, puis départ vers la cuisine signifiant "après ces préliminaires, il serait temps de passer aux choses sérieuses". Stéphane refit le niveau de croquettes et de cubes de surimi BFRSF. On pouvait aussi donner de la "charcuterie marine" aux chats, en choisissant celle pour régimes sans sel, où un "agent de sapidité" sans effet sur les reins le remplaçait. Les gens qui avaient rendu ce chat au refuge (on lui avait confirmé que oui: la première fois, il s'était probablement perdu, mais ensuite, il avait été ramené après des essais non concluants) ne l'avaient pas compris ou n'avaient pas réussi à se faire comprendre de lui. Il réinstalla soigneusement sur leur cintres les vêtements qu'il avait utilisés, éconduisit Gorak en posant de la nourriture dehors (à dessein, il lui en avait donné un peu moins que son appétit n'en souhaitait, dans la maison) et s'endormit rapidement, car toutes ces danses en plus de la journée de travail (où il faisait beaucoup de kilomètres à pieds dans l'usine, à l'occasion de cette nouvelle vague de modifications) l'avaient plus fatigué qu'il ne l'aurait cru.
Il rêva de catastrophes industrielles et ferroviaires, dans une mise en scène spectaculaire d'inspiration tarsinienne, mais pas d'être dans une voiture dans un ferry en train de couler.
Le lendemain, il finit la mise à jour de l'installation de la nouvelle machine à imprimer en couleurs sur les gâteaux, variante alimentaire de l'imprimante jet d'encre. Riku Peltonen vint voir: il assistait autant que possible à toutes les opérations nouvelles de l'usine, sauf quand elles étaient simultanées: dans ce cas, il utilisait les enregistrements vidéo pour revoir les autres. Il n'avait pas la bonhommie de Paakkinen, malgré son embonpoint: il était froidement finlandais. Ayant fait passer des tests (ceux qu'utilisait Paakkinen, en plus de ceux de VTP: Peltonen les avait retrouvés dans les archives) il nomma Nikolai Sallinen aux côtés (et dans son esprit: à la place) de Ville.
Pour prématurée qu'elle semblât, la nomination d'Oskari comme "chef de la géothermie" était techniquement justifiée tant pour BFR que pour Peltonen. Ce dernier n'avait pas les doutes de Mika: si on le mettait à un poste, il ne se posait pas de question, il s'appliquait à faire ce que l'on attendait de lui. Saku (en vacances, reviendrait le lendemain), Timo, Saku et Nelli restaient l'équipe permanente de Stéphane.
##22
Le lendemain, Nelli dit à Timo, en présence de Stéphane:
N- j'ai l'impression que Saku essaie les lentilles: il n'a plus de lunettes.
T- non: il a pris LE grand risque: il s'est fait opérer. Un oeil au début de ses vacances, puis l'autre ensuite. C'est pour ça qu'il a pris trois semaines.
N- il paraît que c'est très douloureux: encore pire que les lentilles. J'ai une cousine qui n'a jamais pu supporter de lentilles, alors elle ne fera pas cette opération.
T- c'est sous anesthésie, car en plus il faut empêcher tout mouvement de l'oeil pendant l'opération.
N- je voulais dire après: il paraît que c'est comme d'avoir du sable dans les yeux, sauf que ça ne part pas.
T- ça doit dépendre des gens: nous n'avons pas les mêmes sensibilités à la douleur les uns que les autres, et pas pour les mêmes parties du corps. [A Stéphane] au fait, il paraît que maintenant c'est entièrement remboursé, en France.
Stéphane- oui, mais c'est facturé au parent myope, ou réparti sur les deux, quelque soit l'âge: la "responsabilité génétique". Parce que ça, il n'y a pas besoin de tests ADN pour le repérer: même il y a deux cents ans on savait que c'était héréditaire.
N- tout ce qui se détraque à cause des parents leur sera facturé?
S- je ne sais pas. Juste les trucs évidents, comme la myopie et tout ce qui se détectait aussi facilement à l'époque de la conception.
N- les nez bossus, par exemple?
S- je ne sais pas, mais ça se peut. Je ne suis pas expert de ce qui se passe en France: je n'y suis pas allé beaucoup et je n'ai pas étudié toutes ces réformes quand j'y étais. J'en connais quelques-unes, comme l'abolition du stationnement payant et les portions à vitesse libre sur autoroutes, comme en Allemagne, ou le fait que quand un piéton fait une infraction qui le fait percuter, l'automobiliste est dégagé de toute responsabilité: l'assurance du piéton doit payer les dégâts au véhicule, et on peut perdre son permis de marcher.
T- ça c'est bien: les piétons fous, c'est une espèce à éradiquer à coups de pare-chocs.
N- si cette réforme est vraiment passée, il n'y en aura bientôt plus en France: sélection naturelle... Quand on n'a plus son permis de marcher, on fait comment?
S- il faut être accompagné partout par quelqu'un qui l'a. Plus le droit de marcher seul près d'une voie de circulation.
T- des guides pour mauvais piétons? Ca doit faire plein de petits boulots pour les étudiants. Ils sont tenus en laisse, les piétons qui ont perdu leur permis?
S- je n'ai pas vu de gens tenus en laisse, mais accompagnés, si: surtout des vieilles. Ca a énormément diminué le nombre d'accidents en ville. Des accidents qui faisaient surtout des blessés: ils coûtaient cher au système de santé publique. Les piétons étaient la catégorie qui causait le plus d'accidents au kilomètre parcouru: six fois plus que les scooters, au point que quand on a supprimé l'obligation du casque sur les deux-roues à moteur on a failli le rendre obligatoire pour les piétons: ce sont eux qui font plus de traumatismes crâniens que toutes les autres catégories.
N- c'est vrai que les gens oublient totalement les règles de sécurité dès qu'ils ne conduisent pas. Quand ce n'est pas carrément un suicide. Au fait, on ne t'as pas dit? Pendant que tu n'étais pas là, on a eu un suicide sur la voie ferrée.
T- c'est même curieux que ce soit arrivé si tard.
S- ce n'est pas quelqu'un de l'usine, je suppose, sinon j'en aurais entendu parler.
N- non, mais c'est quelqu'un que tu connais peut-être de vue. Tu t'étais baigné avec, mais tu n'as pas dansé avec, et pour cause...
S- laquelle?
N- Silva Ranni.
S- je ne m'en souviens que vaguement, mais elle n'avait pas l'air déprimée...
N- elle avait tenté une lipposuccion qui avait raté: des trous et des marbrures persistantes partout, et même une infection. On aurait dit un champ de tir.
S- elle aurait mieux fait de se venger du charlatan.
N- elle l'a fait, avant: elle l'a attaqué dans son cabinet avec une bombe paralysante, par surprise en consultation post-opératoire, puis elle l'a attaché et baillonné avec du gros adhésif d'emballage, et lui cassé tous les doigts en les retournant à 180° avec un tube creux. Ensuite elle lui a écrabouillé les poignets par le côté avec un gros arrache-roulements hydraulique: un de ceux qui marchent avec une pompe à levier: les deux pattes d'un côté, le poussoir de l'autre, jusqu'à mi-largeur: complètement broyés. Elle avait mis une bande en tôle autour avant d'écraser, pour que ça ne déchire pas la peau: parce qu'elle a dû faire ça au lieu d'essayer de l'amputer, pour ne pas lui permettre de mourir par hérmorragie, je suppose, mais ce ne sont plus que des gants de peau qui pendent tout mous, ses mains. Ca m'étonnerait qu'ils puissent lui réparer ça, et surtout qu'il puisse réopérer quelqu'un un jour. Ca s'est passé à Helsinki. Elle est rentrée ici en train, puis elle s'est suicidée dans le virage, là-bas, avec les arbres, où le conducteur ne peut pas voir à temps quelqu'un poser le cou sur le rail. En fait elle n'a pas eu le cou tranché, mais le crâne éclaté par le chasse-neige: ils ne le démontent pas, même quand il n'y a plus de neige. Son corps a été retrouvé enroulé autour un arbre: tu peux imaginer la violence du choc.
T- ça vaut mieux qu'être traîné sur le rail en souffrant: plus le train percute fort, mieux c'est.
N- [à Stéphane] que penses-tu du nouveau chef des machines? Nikolai?
S- trop tôt pour juger. De plus, ce sont Ville et Klaus qui travaillent avec.
Oskari arriva, enthousiasmé:
O- saviez-vous, vous trois, que la relativité générale, c'était terminé? Les Russes viennent de faire une expérience qui prouve que ça n'existe pas. Ou plus exactement que c'est une propriété d'un certain type de matière et d'énergie que nous connaissons, et pas du tout de l'espace temps.
S- oui, ça c'est la "théorie moderne de la gravitation": ça marche aussi, et si on n'en parle pas c'est parce que les Américains ne l'ont pas mise à la mode, contrairement à la relativité. Mais quelle preuve?
O- on pourrait faire la preuve en jouant à la pétanque avec, comme dans ton pays. Ils ont trouvé une pierre qui ne fait pas la même trajectoire que les autres, quand on la lance. Même dans le vide. Ca prouve que la relativité générale n'existe pas. L'espace temps est cartésien, et ce sont les lois physiques qui sont molles: la vitesse de la lumière est une variable, comme les autres anciennes constantes de la physique. Mais en fait, c'est plus simple comme ça et ça supprime tous les paradoxes que l'on avait constatés par rapport à la mécanique quantique, sans avoir besoin d'ajouter la moindre dimension supplémentaire: juste des variables à la place des constantes. On retrouve des effets relativistes dans les mesures, mais c'est parce que les mesures elles-mêmes sont faussées, et non parce que l'espace-temps serait déformé.
S- une pierre dont la masse ne correspond pas au poids.
O- exactement. Il manque 3% du poids, par rapport à la masse. Par exemple si on la met dans un pendule centrifuge, l'angle est plus important que pour une masse identique tournant à la même vitesse. Preuve totale, définitive. Les Américains ont perdu: les Russes ont prêté des échantillons de cette roche aux Suisses, aux Japonais, et à d'autres laboratoires très sérieux, et ils ont tous trouvé la même chose. Même un laboratoire américain. Il n'y a pas de relativité générale: il n'y a que des effets relativistes du couple matière-énergie habituel. Cette roche vient d'une météorite qui avait forcément eu une trajectoire un peu différente de celle que n'importe quoi d'autre aurait pu avoir, et soit c'était déjà un mélange de notre matière et d'une autre moins pesante, avec un coëfficient G inférieur, soit ça s'est mélangé par fusion lors de l'impact.
S- la météorite géante du Kamtchatka?
O- non: une autre, plus petite, qui date d'il y a 3500 ans environ. 3% de poids en moins par rapport à la masse, il faut faire une expérience pour s'en rendre compte, alors que si c'était 50%, il suffirait de lancer un de ces cailloux à la main pour le voir tout de suite. L'expérience est facile à faire et elle aurait même pu être faite à l'époque des Grecs, mais il fallait avoir l'idée d'essayer à partir d'une de ces pierres. Donc il doit y en avoir d'autres, de ces roches, mais personne n'avait mesuré ça avant.
N- la relativité lapidée: ça, pour un évènnement...
T- moi, je n'y ai jamais cru: ces histoires d'impossibilités de dépasser la vitesse de la lumière, c'est aussi débile que ceux qui disaient au début du chemin de fer que la pression de l'air tuerait les voyageurs si on pénétrait à plus de quarante à l'heure dans un tunnel. Calculs scientifiques à l'appui!
O- on peut dépasser la vitesse de la lumière, mais pas avec notre matière à nous, car elle convertit une partie de son énergie cinétique en masse, et théoriquement tout si on atteignait la vitesse de la lumière, donc elle n'avancerait plus, donc on ne l'atteint pas. Mais avec l'autre matière, on peut aller plus vite. Dans le même espace que nous: c'est bien un problème de lois physiques de la matière et de l'énergie, et pas du tout de l'espace. Toute cette histoire de différence d'écoulement du temps, ça n'a jamais existé: ce sont les effets du temps qui varient avec la vitesse, pour notre matière: exactement comme les effets de la chimie dans un congélateur: le temps dans le congélateur est le même, et pourtant on a l'impression qu'il s'écoule des milliers de fois moins vite, pour la détérioration des aliments. Ca, c'est parce que dans notre couple matière/énergie habituel, les coëfficients mettant en jeu le temps sont modifiés à la fois par la vitesse et par le gradiant du champ de gravitation. Dans l'autre matière, soit ça ne varie pas du tout, si c'est un mélange de 3% de matière 2 et de 97% de matière 1, soit ça varie moins, s'il en faut plus de 3% pour avoir cet effet. En plus, une matière peut très bien être pesante tout en n'étant pas relativiste: elle se comporterait selon les lois de Newton. Tout est possible: ce qui est sûr, c'est qu'il faut effacer les théories actuelles et en écrire d'autres. Ca va être passionnant pour les chercheurs.
S- dans la théorie moderne de la gravitation, ça devrait marcher encore...
O- oui, si on change G pour cette matière, mais on ne sait pas encore comment sont ses autres comportements. Il faudrait en accélérer des particules dans un anneau comme le CERN à Genève pour vérifier.
Stéphane chercha sur internet (les autres aussi): un niagara d'articles et de théories à ce sujet venait d'éclore. Il y en avait encore plus sur le réseau direct (hors internet) Lioubioutchaï 2, et pour cause: c'était une découverte russe. Certains tentaient de replâtrer la relativité générale en supposant des univers parallèles à plus grand nombre de dimensions dont ce que nous observions aurait été l'intersection, expliquant que deux types de comportement des corps pussent y coexister, mais c'était via la "théorie moderne de la gravitation" et surtout une de ses variantes à lois physiques "molles" que l'on prenait le plus facilement en compte la découverte russe confirmée par des laboratoires d'autres pays. Ceci pouvait aussi expliquer les histoires de "masse manquante" de l'univers (sans être la seule explication): s'il existait de la matière moins pesante, il pouvait aussi en exister de la plus pesante (à masse égale), et on n'avait aucun moyen d'aller vérifier sur place, d'autant moins que quantité de corps contenus dans des galaxies observables n'étaient pas détectables.
La seule certitude, c'était que ça n'allait rien changer dans la vie quotidienne où les bonnes vieilles lois newtoniennes suffisaient largement. En cosmologie ça changeait tout: le "big bang" n'était plus jouable, désormais: tout au plus pouvait-il s'agir d'un "small bang", explosion locale de quelque chose de très dense et très énergétique (un méga trou noir? On ne savait déjà pas décrire ce qui se passait à une pression écrabouillant les quarks, après avoir déjà tout broyé en neutrons (électron écrasé sur proton => neutron) puis broyé les neutrons eux-mêmes, car on ne savait pas ce qu'il y avait dans un quark) dans un univers où il devait déjà y avoir bien d'autres choses. Peut-être la "matière allégée" provenait-elle d'une météorite venue d'un autre "small bang" ayant refondu un couple matière/énergie aux propriétés différentes? Ou par simple rencontre ce que qui était resté satellisé à bonne distance de l'effondrement précédent de notre ensemble local de matière et d'énergie? De plus, par définition, nous n'avions aucun moyen de détecter ce qui se passait en ce moment à cinq milliards d'années lumière: si une collision avec un autre "small bang" fait d'une matière différente était en cours, on ne pourrait le savoir que cinq milliards d'années plus tard, nos détecteurs ne traitant que des sources d'énergie (les photons, de diverses fréquences) qui ne voyageaient qu'à la vitesse de la lumière (à peu près: ça dépendait aussi du champ gravitationnel).
Le soir, Stéphane vit qu'il en était question au journal télévisé, avec des animations en virtuel expliquant la différence de trajectoire et de centrifugation des échantillons, ainsi que d'autres "vulgarisations" scientifiques: le JT étant un excellent exercice de compréhension orale sur toutes sortes de sujets, il l'avait regardé chaque fois que possible, même quand il avait beaucoup de mal à comprendre en temps réel, au début. Entendre toujours les mêmes voix avec à peu près le même phrasé l'avait aidé à mieux le comprendre, de jour en jour. Au début il l'enregistrait et le repassait par petits bouts, pour prendre le temps de réécouter et s'il y avait lieu de chercher les mots, le "souffleur" proposant les "dé-déclinaisons" possibles de ce qu'il avait cru entendre. Maintenant il l'enregistrait pour revenir sur des passages qui lui auraient échappé, pour y avoir confondu deux "quasi-homophones" à des longueurs de sons près. Ses erreurs de compréhension les plus fréquentes venaient des longueurs de voyelles (la seule difficulté orale de cette langue), mais dans le souffleur on pouvait ajouter un signe disant que l'on était pas sûr que la voyelle fût longue ou courte, auquel cas le logiciel essayait toutes les combinaisons. Idem entre "ä" et "a", qui étaient bien moins différents en finois qu'en suédois: en suédois (comme en allemand), "ä" faisait "è": sans ambiguïté. Ca, il s'y était fait.
Stéphane fut contacté par Esko Hautaniemi, sur internet, qui lui demanda s'il cherchait encore un père finlandais prénomé Eetu.
Il répondit que oui, tout en ne sachant pas si c'était du sérieux ou du bidon: il y avait de tout, sur internet, d'autant que c'était devenu beaucoup moins cher via le réseau satellitaire Lioubioutchaï 2. C'était même gratuit entre gens équipés ainsi, et sans consommer une part significative de quota de priorité si on se contentait de "clavarder" au lieu de parler directement.
Esko Hautaniemi était le père d'Eetu, mort deux semaines plus tôt. Esko répondit à des questions qui supposait de disposer d'autres photos de vacances sur place en septembre 1975 que celle passée brièvement à l'écran. Il lui en télétransmit quelques-unes.
Oui, c'était chez sa tante, et le même Eetu. Esko dit que son fils était assez narcissique et qu'il était présent sur un bon tiers des photos qu'il prenait, contrairement à ce que faisaient beaucoup de gens. S'il ressemblait à Ari, ce n'était pas étonnant. Sur une photo prise par la mère d'Eetu quand il avait vingt-cinq ans, Stéphane reconnut une version "plus" de ses propres dents. Il y avait environ un tiers de lui et deux tiers d'Ari (ou équivalent), dans ce personnage. Le dessin des lèvres: pas tout à fait le même, mais le même thème, prolongé aux commissures. Quelque chose dans le regard (mais bleu glacier). Avec ces petits "plus" et l'allure générale d'Ari, Eetu avait de quoi être narcissique. Il y avait chez lui cette absence de toute grossièreté masculine et de toute fragilité féminine que l'on retrouvait aussi chez quelques autres (Stéphane inclus) mais chacun à sa façon: cette équation admettait plusieurs solutions. Stéphane se trouvait globablement plus de ressemblance avec Atte, tout en gardant une part de l'héritage Eetu.
Il dit qu'il souhaiterait aussi mettre une image sur son grand-père finlandais, sauf si celui-ci ne le souhaitait pas: "par exemple si vous n'avez plus de dents, je comprends que vous refusiez".
Esko Hautaniemi avait encore toutes ses dents, mais sans l'option "carnivore" de son fils: elles étaient juste bien alignées. Par contre, d'allure générale il aurait pu être le grand-père d'Atte (plus usé que changé) donc aussi le sien, visuellement. Quelque chose de Fulbert, sans vraiment lui ressembler. La génétique pouvait tirer des bords. Eetu avait récupéré "les dents la mère". Esko lui dit qu'il avait une très mauvaise nouvelle à lui annoncer.
S- vous m'avez déjà dit que votre fils était mort
E- mais ce qui est grave, c'est ce de quoi il est mort.
S- est-ce héréditaire?
E- oui. 50% de risque de le transmettre.
S- cela se soigne-t-il?
E- il n'existe aucun traitement. Par contre, ça ne cause aucun problème avant la quarantaine. Eetu a eu ses crises à 48 ans, il y a un an, et s'est suicidé.
Héréditaire, inévitable si on l'avait, et pas de symptômes avant la quarantaine. Stéphane n'en connaissait qu'une: le Tchernobyl cérébral.
S- Huntington?
E- hélàs.
S- suis-je son seul descendant?
E- non: il y en a un autre ici.
S- qui?
E- Mika Klemettinen. C'est aussi pour cela que je devais prendre contact.
S- Mika serait mon demi-frère?
Stéphane avait déjà remarqué qu'ils avaient un air de famille, mais moins qu'avec Atte.
E- il est ton demi-frère aîné. Sa mère a payé mon fils pour le lui faire. Quand on voit le père, je veux dire le père de famille, on comprend pourquoi.
S- avec en supplément gratuit la chorée de Huntington
E- il n'existait aucun moyen de la détecter, à l'époque: on ne pouvait la soupçonner que si un parent en était mort. Or ma femme est tombée d'une balustrade vermoulue à 36 ans: aucun symptôme. Le fait que je sois encore là prouve que cela venait de son côté. Tout le monde avait cru que son père était mort d'une sorte de délirium tremens, car il était fortement alcoolique, d'origine russe. A 44 ans. C'était probablement Huntington mais on ne l'avait pas diagnostiqué. C'est extrêmement rare, ici. La Chine, le Japon et la Finlande sont parmi les pays qui ont le moins de cas par million d'habitant. Enfin, si tu as peut-être ce gène à cause d'un père finlandais, lui, il l'a eû à cause d'un ancètre français. Le monde est petit...
S- je croyais que c'était un Russe qui l'avait apporté dans sa famille maternelle...
E- oui, mais c'est une maladie qui serait apparue suite à une mutation chez un et un seul légionaire romain, d'après les recherches ADN qui ont été faites sur ce qu'il y a autour de ce gène chez tous les porteurs et sa propagation géographique. On en trouve aussi en Allemagne et en Angleterre, parce qu'il y a eu beaucoup de migrations dans tous les sens en Europe de l'Ouest, mais c'est bien plus rare ici. César n'a conquis ni la Finlande ni la Russie, mais Napoléon a pris Moscou. Un hussard en manque aura violé une jeune paysanne russe qui se sera retrouvée dans l'arbre généalogique du grand-père maternel d'Eetu.
S- je dois donc faire le test
E- et sans panique: d'ici que tu aies l'âge d'Eetu, les chercheurs auront trouvé comment désamorcer cette bombe, avec un virus correcteur de gène qu'il suffira de t'injecter. Toutefois, par précaution, il ne faut pas le transmettre. Tri embryonnaire indispensable, si jamais tu avais cette intention.
S- Mika est-il au courant?
E- pas encore.
S- il n'aurait pas fallu me le dire.
E- la mère de Mika le sait mais n'ose pas lui en parler. Elle craint qu'il se suicide.
S- il n'y a pourtant pas urgence à se suicider à nos âges. Il n'est pas correct de me dire qu'il est mon demi-frère alors qu'il ne le sait pas.
E- le lui dirais-tu?
Stéphane réfléchit, puis:
S- ce n'est pas à moi de le lui dire. Je dois faire comme si je ne le savais pas, tant qu'il ne le sait pas.
E- c'est peut-être mieux ainsi.
Stéphane fit faire le test: ne pas savoir était se compliquer la pensée pour rien. Il vit briller un cristal jaune dans sa paume, comme dans "l'âge de cristal": trois tranches, sauf que si le gène Huntington transmis par Eetu frappait à 48 ans (ce qui était déjà du "rab" par rapport à la moyenne), c'étaient des tranches de seize ans, et non de dix comme dans film (et sept dans le livre, mais il ne l'avait pas lu). A bientôt 23 ans, il était avant le milieu de la tranche jaune. La lueur passerait au rouge à 32 ans, et se mettrait à clignoter à 48, au rythme des crises pendant lesquelles il serait noir. Puis s'éteindrait avec lui. Il se dit 16 ans, ça faisait des tranches trop longues donc que c'était plutôt un cristal à quatre couleurs: bleu, vert, jaune, rouge, tous les 12 ans. 12 ans, le cycle des douze animaux de l'astrologie chinoise. Il était donc encore dans le vert jusqu'au 15 juin 2000 inclus.
L'invalidation de la relativité générale était considérée comme l'évènement cosmologique du siècle: les corps s'attiraient en raison du produit de leurs masses divisé par l'inverse du carré de la distance, et multiplié, désormais, par leurs propres coefficients de gravité: la racine carré de "G" pour chacun, en matière classique, une valeur 3% moindre pour la matière allégée (ou le mélange de matières) trouvé en Sibérie. Encore que l'inverse du carré de la distance, ça restait à vérifier, pour cette matière. Son lancement dans un satellite permettrait de le savoir: la matière allégée n'ayant pas besoin de tourner aussi vite pour rester satellisée, elle aurait tendance à appuyer vers le haut de son compartiment, dans le satellite, vu du sol. Cet appui était facile à mesurer et permettrait de voir si on avait une variation de "coëfficient de poids" proportionnelle à celle du carré de la distance au centre de la terre. Le satellite serait lancé dans dix jours, pour être sûr de préparer efficacement l'expérience et de ne pas gâcher un échantillon de ce qui était désormais la matière la plus chère du monde, par sa rareté. On disait toutefois que les Russes en avaient plusieurs tonnes: des fragments n'ayant pas tous le même manque de poids par rapport à la masse. Ceux qui auraient été vraiment trop peu pesants, au moment de la collision, auraient tout simplement rebondi sans retomber, lors de l'impact, donc ne pouvaient pas être sur terre, sauf à s'être enfouis et avoir été emprisonnés dans de la matière terrestre avant d'avoir pu remonter. Une matière à poids nul posé à la surface d'une planète en rotation aurait été aussitôt éjectée par la force centrifuge, parallèlelement au plan de l'équateur. Les roches les plus allégées (par rapport à leur masse) devaient donc se trouver près des pôles, si certaines avaient percuté notre planète ailleurs qu'en Sibérie.
Dans le monde entier, on mesurait le rapport poids/masse de toutes sortes d'échantillons de météorites connues. Les Russes, sans le dire, espéraient que quelqu'un en trouverait au moins un morceau ailleurs, au moins un petit peu allégé, car n'en avoir trouvé qu'en Russie resterait suspect puisque c'était une théorie d'origine américaine (d'un Allemand immigré là-bas) qu'elle démolissait. Toutefois, même si les Russes l'avaient entièrement fabriquée dans un laboratoire secret, ça restait valable, scientifiquement: peu importait l'origine de ces cailloux, du moment que des laboratoires indépendants avaient chacun constaté leurs propriétés antirelativistes. C'eût même été une découverte plus "fantastique" encore: la création artificielle de matière allégée, offrant des perspectives fabuleuses (satellites géostationnaires volant si bas qu'ils auraient été immobiles dans l'atmosphère et auraient pu être lancés par des avions-cargos à peu près ordinaires, résurrection du dirigeable sans avoir besoin d'un énorme ballon, voitures volantes basse consommation, etc). Echantillons non relativistes ou d'une relativité utilisant une vitesse de la lumière plus élevée, donc un indice de réfraction du vide inférieur à 1, etc. En fait Newton aussi était touché, mais d'une façon facile à corriger pour les chercheurs: il suffisait de remplacer le coëfficient G par le produit de deux coëfficients spécifiques au type de matière impliqué (y compris dans le mode mixte: la terre faite (jusqu'à preuve du contraire) de matière classique agissant sur les roches allégées) pour que tout remarche, sans changer d'autres formules ni la façon de calculer les trajectoires des corps célestes. On remédiait facilement à la "masse manquante" en supposant de la "masse plus pesante", et ce problème disparaissait. Sans avoir la preuve que ce fût ça, mais ça faisait une hypothèse de plus qui n'avait rien de farfelu, depuis que l'on avait découvert que "G n'était plus le même pour tout le monde".
Les observations astronomiques, parfois anciennes, de corps semblant ne pas se comporter "comme prévu" furent ressorties des archives: on les avait attribuées intialement à de l'imprécision de mesure, à un effet de parallaxe (trajectoire très proche de la direction d'observation), etc, en particulier pour ce qui semblait dépasser la vitesse de la lumière.
Le réexamen de ces cas "mal mesurés ou mal interprêtés sans que l'on eû la preuve de l'erreur" en trouva cinq que la matière allégée (ou alourdie, selon le cas) aurait expliqué "comme sur des rails". Même des récits d'ovnis, de météorites tombant, rasant le sol puis remontant pour disparaître dans le ciel, qui n'avaient pas été crus, s'expliquaient facilement avec une matière non pesante: freinée par l'atmosphère, mais sans tomber au sol malgré le freinage, donc continuant sa trajectoire enflammée jusqu'à ressortir après avoir tangenter notre planète sans la frapper. Des cas nécessairement plus rares que celles n'étant pas passées dans l'atmosphère ou ayant percuté le sol. Si ces observations n'étaient pas des allucinations de leur époque, elles conduisaient statistiquement à conclure qu'il devait y avoir bien plus de collisions d'autres projectiles "peu ou pas pesants" avec le sol. D'où les mesures d'énormes quantités de cailloux de toutes sortes à travers le monde. La matière allégée était certainement rare dans notre système solaire: si la Terre (ou une autre planète) en avait compté une quantité non insignifiante, son orbite eût été différente, ou les années plus longues sur la même orbite, idem pour la Lune autour, moins attirée, mais si les autres phénomènes (bizarreries de trajectoires cosmiques, surtout) étaient cela, elle n'était pas un cas unique sibérien. A moins qu'il existât aussi de la matière allourdie et que le comportement des corps célestes fût le résultat d'une répartition homogène des divers types de matière en eux. Peu probable: la matière la plus pesante s'aggrégeant la première, par définition, avant d'attirer les autres une fois un noyau gravitationnel suffisant constitué, on devrait trouver un gradiant radial de composition des corps célestes. Or si la Lune était comme on semblait l'admettre généralement une portion d'ancien "manteau" terrestre arraché lors d'une collision, elle aurait dû avoir un coëfficient gravitationnel massique inférieur à celle de la Terre. Son orbite prouvait que ce n'était pas le cas, donc que le système solaire était (à peu de chose près, inférieur aux imprécisions de mesures) fait d'une matière homogène du point de vue gravitationnel. Les roches allégées étaient des corps errants venant de bien plus loin. Peut être antérieurs au "small bang" (qui désormais n'avaient plus rien de grand ni d'universel) et que nous croisions sur notre passage, dans l'expansion de notre système cosmique à l'intérieur d'un univers cartésien auquel ça ne faisait ni chaud ni froid. Ou alors, ils se formaient dans des trous noirs qui transformaient, au delà d'une certaine densité, les propriétés de la matière et de l'énergie: par définition, seule de la matière non pesante (ou très peu pesante, si peu que le trou noir ne l'aurait pas plus attirée qu'une simple planète, donc qu'un choc pourrait l'en éjecter) pouvait s'échapper d'un trou noir sans avoir besoin d'une vitesse de libération "délirante".
C'était une des hypothèses non vérifiables: si les trous noirs n'avalaient pas tout, c'était parce qu'une partie de la "pâte matière énergie" qu'ils écrabouillaient voyait des lois physiques se modifier au point de la rendre insensible à la gravitation, donc les quittait (par la force centrifuge: un trou noir tournait certainement sur lui-même à une vitesse insensée), se mélangeant au passage à de la matière "attractible" errante pour constituer des corps moins attractibles. Soit pendant leur voyage, soit lors de la collision violente avec une planète qui ne les avait pas attirés mais les avait simplement percutés sur sa trajectoire, de même qu'un moustique s'écrasait sur un pare-brise sans y avoir été attiré par la masse gravitationnelle de la voiture (cette attraction existait un tout petit peu, mais insignifante par rapport au plus infime des vents et à tant d'autres paramètres locaux non gravitationnels). Si les collisions ne se produisaient que balistiquement, et non par attraction, cela expliquait aussi leur rareté: vu l'immensité du vide entre les corps célestes, elles n'étaient alors pas plus probables que celles des balles perdues de chasseurs différents en plein ciel au dessus d'une forêt, mais énormément de chasseurs tirant en tous sens pendant des milliards d'années auraient créé de temps en temps de telles collisions de projectiles en vol.
Cela fournissait un sujet de conversation à beaucoup de gens, même si les conversations finnoises étaient rarement longues et passionnées. Stéphane espérait qu'il n'allait pas se réveiller de tout ceci: cela l'aurait beaucoup déçu. Il fit des calculs avec du papier et un stylomine, pour avoir la preuve qu'il ne rêvait pas: aucun chiffre ne se transforma ni ne coulissa à l'intérieur des nombres. Tout resta bien en place: ce n'était pas un rêve. Gorak n'avait pas fait sauter le stylomine d'un coup de patte: dans un rêve, c'eût été une "triche" classique pour l'empêcher de vérifier. Ce gros matou acceptait de le regarder longtemps dans les yeux sans s'en agacer, à condition que l'un comme l'autre les gardent fins. Ouvrir un peu plus pouvait déclencher une attaque ou un évitement. C'était déjà vrai avec Dolmen, et plus encore avec Gorak. Surimi n'avait pas atteint l'âge de jouer à ça. Il retourna rendre visite à Irina: quelle bonne pâte de chat, ce Tutkaa! Il n'aurait pas pu confier Gorak aux parents d'Irina en cas de congés: il n'était pas de nature à partager son territoire avec un autre chat, même aussi paisible que Tutkaa. Il avait déjà eu quelques difficultés, au début, à le partager avec Stéphane, qui avait eu l'impression de squatter chez son nouveau chat. La construction du grand perchoir à chat avait rétabli un partage de l'espace plus satisfaisant pour les deux.
Il y eût une nouvelle réception pour présenter à de gros clients et aux médias les nouvelles productions alimentaires de l'usine, en particulier la personnalisation en temps réel des messages et même dessins sur les gâteaux. Les normes de sécurité anti-attentat habituelles avaient été appliquées, ainsi que l'utilisation de coupelles, plateaux et ramequins ne constituant pas des projectiles dangereux. Stéphane, Nelli, Timo et Oskari y découvrirent le "nouveau Saku", cheveux laqués (mais en moins "plastifié") à la Ville comme pour montrer l'absence de lunettes.
Timo- [à Nelli] depuis cette opération il doit se sentir quelqu'un d'autre. Comme moi si on m'enlevait 15kg...
Nelli- tu as vu ce qui peut arriver en cas de lipposuccion. Alors pour toi, ce sera régime et exercice...
T- c'est trop dur.
N- donc tu ne te sentiras jamais quelqu'un d'autre. Prisonnier à vie du Timo rembourré.
T- ici, les ventres sont à la mode: regarde notre nouveau directeur. Le mien n'est presque rien, en comparaison
N- ça s'accumule: à son âge, tu seras peut-être plus gros que lui.
T- il y a aussi Kjell: en plus, il est petit, lui.
N- si tu énumères tous les gens en surpoids de la boite, la réception sera finie avant. Ville a grossi, c'est vrai. Stéphane, ça va?
S- je me surveille et je garde de l'activité.
N- c'est beau la discipline. Oskari?
O- je suis encore en pleine croissance: je répartis la matière verticalement.
N- oui, mais attention: une fois que ça s'arrête, si on garde les mêmes habitudes alimentaires, la matière se répartit horizontalement.
T- c'est ce qui m'est arrivé.
N- dit-il en reprenant des cacahuètes...
Un pot n'était pas l'occasion idéale pour surveiller son poids.
T- au fait, toi, tu es loin d'être mince
N- une fille ne doit pas être osseuse.
O- je suis d'accord, mais attention, avec l'âge tu finiras boudinée. C'est déjà plein, là...
S- as-tu vu Viivi, aujourd'hui?
O- non, je crois qu'elle déprime.
N- oui: Heidi l'a plaquée.
T- on croirait entendre Atte! Viivi ne roule pas à ça.
S- moi qui croyais les Finlandaises sages et classiques...
N- dans les grandes villes, il y a de tout.
O- pourtant Heidi est d'ici...
N- statistiquement, dans une usine de plus de 500 personnes, il serait étonnant qu'il n'y en ait pas.
O- j'ai du mal à croire ça, même pour Viivi: d'accord, une coiffure un peu bizarre, mais elle ne portait pas de rangers et elle se maquillait.
N- elles ne sont pas toutes pareilles. Idem pour les garçons: aurais-tu deviné, toi, que Klaus aussi?
O- non: il n'en a pas plus l'air que n'importe qui.
N- tu vois...
Stéphane savait qu'il était possible que Nelli lançât cette rumeur juste pour inciter l'ingénieur allemand à lui prouver le contraire. Statistiquement, il devait y en avoir quelques-uns, dans l'usine, ce que la discrétion spontanée des Finlandais rendait indétectable. Une fille convoitant un garçon et ne l'obtenant pas pouvait se rassurer en le classifiant ainsi: "mission impossible, donc les copines ne l'auront pas non plus", de même qu'Atte pensait que tant de Finlandaises étaient lesbiennes. Il réalisa que s'il n'y avait pas eu ce pacte entre les filles de BFRSF: "aucune avec le superviseur", il aurait pu faire l'objet des mêmes réflexions entre elles, en raison de sa nature plutôt calme et du "jamais avec quelqu'un de la boite". Les potins qu'avaient déclenchés les "entre gens de la boite" lui confirmaient que cette règle était la plus saine.
Oskari fut appelé par son bipeur: chute brutale de pression à la centrale géothermique. Le système avait réagit en mettant hors circuit huit des vingt groupes turboalternateurs, constata-t-il. Stéphane vint aussi (puisque c'était une "installation nouvelle" faite à son époque).
Oskari- il n'y a pas de fuite dans le circuit primaire, mais l'eau y circule plus difficilement. Quelque chose a dû s'écrouler au fond et freine son passage dans ce qui avait été préparé.
Stéphane- comment peut-on réparer?
O- nous ne le pouvons pas, ici. Il faut que BFR nous renvoie le robot de travail transversal, le faire descendre par un des puits, et encore: seulement si l'émboulement n'a pas comblé l'apendice.
La zone de forage de dégagement permettant cette manoeuvre. BFR avait été téléaverti directement et disait à Oskari de préparer une intervention pour dans deux jours, sans arrêter la pompe accélératrice de circulation: "même si l'eau circule moins bien elle ne surchauffera pas: c'est étudié pour".
La production avait chuté en quelques minutes de 8811 à 5287 MW nets. Le système avait sacrifié les sites d'électrolyse mais ce n'était pas tout à fait suffisant, car entretemps d'autres centrales finlandaises avaient été arrêtées, au bout des nouvelles lignes à haute tension: il ne fallait pas descendre en dessous de 5900 MW pour éviter des délestages et il n'y en eût pas: la chute de pression avait aussitôt averti des barrages (qui servaient de réserve de lissage) de prendre le relais. En théorie, cela pouvait suffire tout l'été, le déficit n'étant pas massif, mais si la centrale géothermique perdait encore de la puissance il y aurait des problèmes dans une grande partie du réseau. De plus, pour intervenir dans le forage, il faudrait ouvrir le circuit primaire ce qui arrêterait totalement la production (les 5287 MW restants) pendant l'intervention. Là, ce serait LA grande panne dans toute la région et bien d'autres, par interdépendance du réseau. Le lobby nucléaire en profita pour repprocher à BFR d'avoir mis tous les oeufs dans le même panier: dans une centrale nucléaire, on avait généralement plusieurs réacteurs, de façon à n'en arrêter qu'un à la fois pour entretien. Pour des raisons de rentabilité évidente, BFR avait fait un gros forage au lieu de plusieurs petits.
Quelque chose avait dû de nouveau bouger au fond car une heure plus tard le système relança le treizième groupe turbo-alternateur: le fond allait-il se réorganiser tout seul? 5727 MW furent bientôt disponibles: on était proche de la demande, mais l'installation qui avait tourné comme une horloge jusqu'alors devenait imprévisible, ce qui n'était pas bon pour l'image de la géothermie BFR.
Mika et Stéphane (Oskari n'étant pas à l'aise en français, quoiqu'y ayant fait des progrès) apprirent de BFR que malheureusement ça se produisait de temps en temps: chute d'une portion de cuvelage du fond du puits, réorganisation du massif "chaudière" fracturé, soit par "adapation thermique" soit par un mini-séisme sans grand danger mais bouvant déplacer des blocs dynamités. Rien ne permettait de dire si le forage retrouverait spontanément ses capacités d'origine, ou s'il allait en perdre bien plus. Si la production chutait trop, il faudrait intervenir donc tout arrêter. BFR était en train de voir avec les autorisés finlandaises à quelle date cet arrêt de deux jours serait le moins gênant. Certaines installations arrêtées mais non démantellées pouvaient être révisées pour pouvoir prendre le relais et limiter le déficit pendant les travaux.
Réouverture des vannes de vapeur vers le quatrorzième groupe: 6167 MW seraient bientôt disponible... si ça ne se rebouchait pas autrement. Les barrages n'auraient plus à faire l'appoint.
Mika, Stéphane et Oskari revinrent au pot remettre un rapport imprimé à Peltonen. Les pépins de la centrale géothermique étaient revenus à nombre d'invités par leur téléphone portable, en raison des commutations de réseau constatées au loin. Il ne servait donc à rien de se taire. Peltonen dit que l'on était remonté à 70% de la puissance, et que c'étaient des incidents normaux dans un forage géothermique jeune: "de temps en temps, des blocs de roches bougent un peu, au fond".
Mais cela ne suffit pas: il n'y avait pas besoin d'être expert pour comprendre que s'il fallait envoyer une machine remédier à cela cinq kilomètres sous terre, la production électrique serait arrêtée. Peltonen dit que non: "le principe est de stocker de la vapeur sous pression le temps d'ouvrir un sas de la conduite pour envoyer le robot sans arrêter toutes les turbines, et la circulation d'eau froide est maintenue, une fois le robot dedans, pour lui éviter de trop chauffer, donc plusieurs turbines resteront en activité pendant les travaux: il n'y aura pas de coupure totale, contrairement à ce qu'on pu vous dire les partisans du nucléaire. Une telle intervention en plein fonctionnement serait impossible dans un réacteur nucléaire, alors que dans un forage thermique nous pouvons et nous devont le faire: si nous arrêtions totalement la centrale, le fond du puits d'injection redeviendrait trop chaud pour ce robot, ce qui obligerait à en utiliser un plus lent et plus cher".
BFR avait suggéré une autre manoeuvre, avant celle-ci: inverser le cycle, moyennant le déboulonnage et le reboulonnage autour des énormes coudes en T (prévus à cet effet) de la conduite forcée (4m de diamètre interne): les deux puits étant indentiques, à ceci près que celui d'injection était moins chaud (même au fond) que celui de retour, la circulation pouvait être inversée et ceci pourrait redéplacer des fragments, en particulier les plus petits, qui avaient pu venir s'accumuler entre les gros vers le puits de retour.
BFR savait aussi que la demande d'électricité chuterait l'été, la Finlande comptant peu de climatiseurs et beaucoup de chauffages.
Des gens souhaitèrent visiter l'installation. Comme aucun problème n'était visible (c'était au fond) Peltonen accepta et leur indiqua qu'Oskari et Stéphane leur serviraient de guides. Oskari avait déjà fait une visite guidée (avec Mika) pour des journalistes de la télévision, aussi savait-il quoi montrer, quelles animations virtuelles lancer pour ce qui ne pouvait pas être vu directement, etc. Stéphane leur dit qu'il n'y avait aucun danger quoiqu'il arrive: "le pire pour nous, ce serait que tout s'arrête, mais ce n'est pas une centrale nucléaire, donc rien ne fondra ni n'explosera si l'eau ne circule plus. Le fond du puits remontera naturellement à son ancienne température, sans rien endommager". Ce fut alors qu'il y eut une vibration et une modification du bruit ambiant, qui fit sourire Oskari: un quinzième groupe turboalternateur était réalimenté avec une pression suffisante de vapeur. Oskari annonca "75% du maximum théorique récupérés, sans avoir eu à réparer". Le nombre de MW augmenta rapidement à l'affichage général, pour se stabiliser à 6602: certaines installations d'électrolyse recommençaient à utiliser l'excédent de courant par rapport à la demande. Certains se demandèrent si c'était réellement ce gamin qui s'occupait de la production électrique dont dépendait plus du tiers de la Finlande. Au cours de la visite quatre groupes "décrochèrent" coup sur coup: on tomba à onze, avec 4846 MW seulement. Oskari fut bombardé de questions. On lui demandait pourquoi il ne faisait rien. Il répondit qu'il fallait attendre l'arrivée du robot envoyé par l'équipe française. Montrant l'énorme conduite et son T d'accès après le recollecteur d'eau froide, il expliqua:
- aucun humain ne peut aller là-dedans: au fond, c'est pire qu'un autocuiseur, avec plus de 500 bars de pression. Le robot est conçu pour y descendre. On boulonne son compartiement ici, avec la vanne, on fait le plein d'eau, et on l'envoie dans arrêter le circuit, puisque c'est en aval de la pompe: le flux l'aidera à arriver plus vite au fond.
Nouvelle perte de débit de vapeur, mise hors circuit du groupe zone: 50% de la puissance totale. Puis relance, ainsi que des 12,13, 14, 15 et 16, en l'espace de sept minutes: 80% de la puissance revenue. Puis rechute à 65%.
Oskari- c'est normal: quand l'eau réaccélère, elle redéplace d'autres fragments, et ainsi de suite.
On entendit alors un choc sourd et ample, dans la conduite.
O- la grille pare-cailloux. C'est bon signe: ça veut dire que ceux-là ne sont plus au fond.
Montrant une sorte de siphon:
O- ce que la grille arrête de solide retombe ici. Vous voyez: le puits est en train de se nettoyer tout seul.
Toutefois la production chuta à 55%, tandis que d'autres "cailloux" centrifugés par le coude venaient sonner quelque part contre la grille et tomber dans le siphon. Elle tomba même à 40%, tandis que le bombardement continuait. Oskari justifia cela: "à cause des pierres qui flottent dans le puits de retour, l'eau monte moins facilement. C'est normal. Le puits est en phase d'auto-nettoyage".
Il n'en savait rien: il imaginait une explication plausible à ces phénomènes, tout en entrevoyant une autre, plus inquiétante: ça pouvait aussi être des fragements de cuvelage. Moins bien calorifugé, le puits retour perdrait alors définitivement de la puissance. 35%: le bombardement cessa, l'eau ne montant probablement plus assez vite pour en entraîner plus vite qu'il n'y coulaient. Inverser le sens de circulation était probablement la manoeuvre à tenter. Il prévint BFR (entretemps c'était tombé à 30%: 2640 MW seulement) qui lui donna les instructions pour faire l'inversion de circulation, en recrutant 38 ouvriers qualifiés et techniciens de l'usine pour cela.
Cela prit 94 minutes: tout avait été conçu d'origine pour le faciliter, avec les convoyeurs pour réinstaller les éléments de conduite de surface autrement autour des branches libres des deux "T", avec une autre pompe de circulation, et revenir aux "T" du circuit turbines. Ce circuit était moins direct mais ça n'avait pas beaucoup d'importance. La production était remontée à 55% pendant les travaux, avec nouveau "caillassage", puis retombée à 30%. La commutation se fit en vol, en commutant séparément les rangées de six turboalternateurs pour ne pas tout arrêter: la rangée 2 n'étant plus alimentée, suite à la chute à 30%, l'opération s'en trouvait simplifiée. On ne passa pas en dessous de 20% de la puissance totale pendant l'inversion de cycle (il fallait le temps de chasser l'eau tiède du puits d'injection "habituel" pour y récupérer ensuite de l'eau sous pression se vaporisant dans les tubines).
L'opération spectaculaire (plomberie géante, sans démonter l'installation existante) avait attiré plus de deux cent personnes dans la centrale électrique. La production se fit à fluctuer fortement pendant le reste de la journée, entre 20 et 75%, avec des périodes de caillassage pendant les accélérations de circulation.
Oskari- on ne dépassera pas 90% dans ce sens de marche, même si tout se rétablit, car il y a trop de pertes de charge dans ce circuit, comme vous le devinez facilement en le regardant. Si la puissance remonte durablement au dessus de 85%, nous repasserons en marche avant.
BFR avait dit de faire trois ou quatre commutations par jour jusqu'à ce que ça remarche, le temps que le robot arrive, et en espérant qu'il arriverait pour rien.
Le soir, on remit le circuit en marche avant (ce qui fût plus simple car il existait déjà, contrairement à l'itinéraire bis ajouté pour la marche arrière), avec de nouvelles fluctuations de grande ampleur et un nouveau caillassage, puis les fluctuations diminuèrent, ne faisant plus chuter la puissance en dessous de 65% dans les creux et franchissant théoriquement 90% dans les "pleins". Théoriquement car BFRSF ne relançait pas les cinq derniers groupes (16 à 20) tant qu'il y avait des plongées sous 75% (du flux thermique maximal). A 75%, la centrale remplissait plus que des obligations et il était inutile de faire jouer le réseau au yoyo au delà, pour le moment.
Au matin, la puissance retomba à 45% pendant plus de trois heures puis remonta progressivement, en "caillassant" la grille protégeant l'échangeur. Vers midi, le flux thermique étant au dessus de 85% depuis deux heures et rien de neuf n'étant venu cogner la grille, les groupes 16 et 17 furent réalimentés. 7488 MW nets disponibles, d'où relance d'une bonne partie de l'électrolyse au moyen du surplus. Le robot "travailleur de fond sous haute pression et haute température" fut livré quand on n'avait plus besoin de lui. BFR le prêtait à BFRSF juste fin mai, en cas de nouveau pépin. Oskari apprit intensivement, par simulations, comment ça marchait et dans quel cas le téléopérateur devait intervenir. "Et s'il se bloque"?
C'était prévu: on descendre un système plus simple qui était une sorte de grapin avec des pattes, et non un treuil car sur cinq kilomètres le poids du câble aurait été un problème, en plus du manque de place pour une telle bobine à l'intérieur de la conduite, d'autant plus qu'il ne fallait pas trop freiner la circulation de l'eau, pour refroidir le fond. L'ensemble étant sous pression, le treuil aurait dû être enfermé dedans aussi. Le robot avait deux systèmes de communication: l'un rapide, avec un fil conducteur fin (l'eau servant de masse), l'autre sans fil mais plus lent, par envoi d'ultrasons dans la colonne d'eau: ça ne servait que si le fil cassait. La puissance remonta à 90% dans l'après-midi: 18 groupes tournaient et l'on dépassait les 7900 MW. De temps en temps, un fragment cognait la grille.
Oskari apprit que le robot pouvait aussi être utilisé dans l'autre puits: il suffisait pour cela d'inverser la circulation d'eau, pour qu'il fût dans l'injection d'eau tiède. C'était aussi un moyen de le faire remonter en cas de problème électrique: une sorte de parapluie en tôle prévu pour cela au dessus de lui serait entraîné par le flux d'eau remontant.
Viivi revint le lendemain et reprit la surveillance avec Mika tandis qu'Oskari récupérait ses heures supplémentaires: il n'y avait rien de spécial à faire à part surveiller le débit d'eau (ce que BFR pouvait aussi suivre directement de Rennes) et appliquer les directives envoyés par l'équipe de spécialistes de Rennes si de nouveaux problèmes survenaient. Les autres contrôles de fonctionnement de toute l'installation électrique de l'usine (pas seulement la centrale) correspondaient à ce que Viivi avait déjà fait avec Oskari.
Stéphane reçut par courrier le résultat du test: positif pour Huntington. Le cristal vert dans la paume, qui passerait au jaune le 16 juin 2000. Espérance de vie divisée par deux. Par trois, pour la part restant à vivre, même si ce gène lui laisserait au moins vivre le tiers le plus intéressant. Tout ça via un père finnois, ce qui était logique puisque le finnois n'avait pas de futur au moment où il avait été conçu... Il contacta Esko, qui lui fixa un rendez-vous, à Tempere. Il s'était renseigné entre temps: c'était moins trivial que le "tout ou rien": Eetu lui avait transmis son chromosome 4 qui comportait sur le gène IT15, position ("locus") p16.3 avec répétition 40 fois de la séquence "CAG". Jusqu'à 26 fois, on était dans la normale. Entre 27 et 35 on risquait de transmettre la maladie (si des "CAG" s'ajoutaient lors que la gamétogénèse) mais sans en être atteint. En fait elle ne serait survenue qu'au delà de la longévité humaine maximale. De 36 à 40 la probabilité de faire la maladie augmentait, pour devenir certaine (sauf si on mourrait jeune) à 41. Au delà de 60 on pouvait même l'avoir avant vingt ans (forme juvénile de la chorée de Huntington).
Sur l'ensemble, 25% des cas ne commençaient qu'au delà de 50 ans et quelques uns attendaient la septantaine. Les trois quarts ou presque survenaient avant 50 ans.
Avec 40 "CAG", Stéphane était dans le quasi-certain mais plutôt vers 50 que 40 ans. La mort d'Eetu à 48 ans allait dans ce sens.

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