vendredi 10 avril 2009

chapitre N-33

L'offensive AK dans l'informatique, avec gratuité des logiciels et des jeux, avait déjà tari les exportations américaines et japonaises de ce secteur, provoquant l'effondrement des bourses de New York et de Tokyo. Le même coup était maintenant porté aux entreprises de téléphonie sans fil et même filiaire, car on pouvait désormais se passer du téléphone fixe pour l'internet (en bas débit aussi, en 1998) via le Lioubioutchaï 2. Certes, il ne tenait pas dans une poche, mais il remplaçait un gros calepin électronique ou un petit ordinateur portable, et pas juste un téléphone. En France il devint la version portable (et gratuite à l'usage, tant que l'on restait dans ce réseau) du Minilog. Les serveurs de téléenseignement français y étaient accessibles gratuitement.
Certains analystes américains estimaient que la supprémacie d'AK sur ce marché ne serait qu'un feu de paille: l'architecture multiprocesseur était à elle seule l'aveu que l'industrie russe des microprocesseurs ne disposait pas de puces rapides grand public, pour avoir dû d'entrée de jeu se lancer dans le parallélisme. De plus ce processeur parallélisable fiable et de basse consommation était certainement issu d'un programme militaire ex-soviétique destiné aux satellites. Ceci expliquait ses performances et sa fiabilité, et le ralentissement des programmes militaires russes pouvait expliquer qu'AK ait été autorisé à le reconvertir dans une application grand public, quitte à le brader pour prendre le marché. Ce qui par contre était certain, c'était qu'AK ou son fournisseur étaient capables de produire cette puce RVR64 en très grande quantité: vu le nombre d'exemplaires mis dans les ordinateurs AK, il s'agissait du microprocesseur "généraliste" le plus produit sur la planète. Les "cartes mères" dotées d'optocoupleurs et de bus à fibres optiques, nécessaires pour éviter des interférences entre un si grand nombre de lignes de bus repliées les unes au dessus des autres en nappes, étaient elles aussi un concept apprécié des militaires: la fibre optique était insensible aux parasites, et surtout, elle ne "bavardait pas" autour d'elle. Le noyau scellé formant cage anti-EMP, le remplissage d'huile, venaient eux aussi des matériels "durcis" pour usage militaire. Les constructeurs américains demandèrent donc au Pentagone là même chose: pouvoir "déclassifier" leurs produits à haute performance militaire pour les lancer dans le domaine public, la production en très grande série permettant de tasser le prix: si les Russes avaient pu le faire, il pourraient le faire aussi. Sinon le reste du monde cesserait d'utiliser non seulement des microprocesseurs américains, mais aussi des logiciels américains, puisqu'ils ne tournaient pas à bord des AK. Les Etats-Unis perdraient leur main-mise informatique sur la planète, avertissaient les constructeurs de la Silicon Valley. Ce à quoi le Pentagone répondit que ça ne servirait à rien puisque ses logiciels, AK les donnait. Plus personne dans le monde ne trouverait sain d'esprit de payer pour des logiciels grand public, même sur des machines capables de concurrencer le rapport performances/prix des AK. "Si vous voulez reconquérir le monde avec vos ordinateurs, en plus d'offrir plus puissant pour moins cher que les Russes, vous devrez distribuer gratuitement tous vos logiciels. Y compris ici, puisque nos citoyens n'auront qu'à se brancher sur le réseau mondial pour les avoir gratuitement de l'autre côté de la frontière". La Silicon Valley dut donc se contenter du protectionnisme comme seule parade, ce qui était insuffisant vu la contribution indispensable des exportations mondiales aux comptes de ces sociétés, "à moins de réduire les salaires américains au niveau russe, y compris chez tous nos sous-traitants". La bourse l'avait compris tout de suite d'où son implosion. Le réseau "Lioubioutchaï 2" enfonçait le clou, d'autant plus qu'il ne fonctionnait pas en anglais (à quoi bon, puisque le matériel nécessaire était interdit de vente aux Etats-Unis?): les documents contenant une prépondérance de mots dans cette langue avait la priorité la plus basse. Ils n'étaient pas totalement censurés, mais ne circulaient qu'aux heures les plus creuses, par petits paquets. Bien sûr, si on cryptait le texte, il était considéré comme un tas de données informes donc circulait à vitesse normale (selon la priorité courante de l'émetteur, fonction de son utilisation antérieure récente du réseau). Toutefois, on ne pouvait pas installer des pages internet (de l'internet américain) de cette façon: il fallait les transmettre en clair vers le site souhaité, or si on voulait bénéficier du système Lioubioutchaï 2 pour le faire, les pages en anglais allaient mettre longtemps à être transmises, et seraient tout aussi lentes à consulter via le réseau russe. A l'inverse, les pages en russe disposaient de la priorité maximale: deux fois celle des autres langues, anglais excepté dont la priorité de transmission était un trentième du russe. AK avait dit que l'anglais retrouverait une priorité "ordinaire" une fois le marché américain ouvert sans aucune restriction ni "fausse action de faux consommateurs" contre son matériel. Ce qui ne se fit pas (et pour cause), d'où le rétrécissement rapide de la part de l'anglais dans le réseau mondial dont une part croissante était hébergée directement par le système russe, sans dépendre du réseau internet. Avec le "Lioubioutchaï 2", on pouvait appeler directement un correspondant qui récupérait ainsi les données (s'il avait règlé son système pour les accepter) dès leur envoi. Elles ne restaient en attente qu'en l'absence d'accusé de réception, l'essai étant répété deux fois par jour dans la limite de dix jours (tenter de contacter un récepteur prenait très peu de temps système).
La chute des marchés américains et japonais eut des conséquences diverses en Europe: ce fut plus dur pour l'Allemagne, qui y exportait beaucoup (en particulier des voitures de haut de gamme très prisées de la classe moyenne supérieure (ou supérieure pas moyenne du tout) californienne) que pour la France qui n'avait jamais réussi à y vendre grand chose, à part quelques vins, champagnes et eaux minérales qui ne pesaient pas lourd dans la balance commerciale.
Ce fut quand "Les miroirs du temps" sortit sur les écrans (dimanche 18 octobre dans les salles stéréoscopiques VTP, puis mercredi 21 octobre 1998 ailleurs) sous le label "Kerfilm" (et non VTP) que Stéphane apprit (en Finlande) qu'il y avait le plus actif des cinq rôles principaux, en nombre de scènes d'action et en complexité de celles-ci, même si son temps de présence totale à l'écran n'arrivait qu'en troisième position derrière ceux de Zhao et de Niels (de Bifidus). VTP avait fait des essais sur du public test, en posant des questions ensuite, ayant montré que la plupart croyaient avoir vu Erwann plus souvent qu'il n'y était réellement: le principe de la "suggestion de personnage" (censé être juste hors-champ d'une scène) fonctionnait, au moins avec celui-là. Zhao, Niels et Hillevi étaient bien plus connus que lui, et, étant disponibles sur place, participèrent à la promotion dans quelques émissions de plateaux "people" où ils étaient déjà allés en tant que Bifidus ou Småprat. Manfred (un "nouveau", lui, pour les médias) participa aussi à quelques-unes d'entre elles. Erwann d'Ambert n'était pas inconnu ("Cap sur Mars") mais ce sujet ne fut abordé qu'une fois, Niels répondant: "il est en Finlande pour son travail".
En 1998, l'intérêt médiatique restait bien plus sur les personnages de "boysband" ou de séries télévisées à succès que sur le cinéma. C'était une des raisons de la présence de certains de ces personnages dans "Les miroirs du temps" et de leur envoi (contrairement à Erwann) dans quelques émissions "people", et pas uniquement celles centrées sur le cinéma.
Stéphane put le voir une semaine après la France en version numérique stéréoscopique via les lunettes à immersion virtuelle. Non seulement cet encodage n'était prévu que pour cette installation, mais en outre VTP l'avait averti qu'il y avait de toutes petites différences inaperçues du spectateur qui permettraient de savoir si c'était de cet exemplaire que proviendraient des copies pirates éventuelles, même s'il parvenait à recapter les images et les reconvertir en basse définition sur K7 VHS: "tu peux regarder ce film autant que tu veux, et même inviter quelqu'un à le voir à son tour, via ces lunettes, mais il est interdit d'en faire circuler des copies pendant la période réservée à l'exploitation en salle. Nous te ferons parvenir la version finnoise dès qu'elle sera prête".
Une version finnoise, et pas juste suédoise sous-titré finnois: ça signifiait que le film marchait bien au point de faire penser que même la traduction en finnois serait rentable. Si on en arrivait là, c'était qu'il allait toucher des sous lui aussi, selon le principe du tournage en participation. La version finnoise aillait être entièrement doublée par Atte et Adrien (qui ne parlait pas encore finnois mais pouvait très bien l'imiter phonétiquement) en imitant les timbres des divers acteurs et actrices grâce au convertisseur conçu par Millénium et qui avait fait ses preuves en version lyrique, donc encore plus facilement en version parlée. Les films étrangers diffusés en Finlande n'étaient pas majoritairement doublés en finnois, mais VTP avait jugé que les sous-titres étaient incompatibles avec un film d'action. Ce fut Stéphane qui réenregistra sa propre voix en finnois. Ultérieurement, les acteurs finlandais fraîchement recrutés par VTPSF seraient chargés des doublages des productions VTP pour ce pays.
Le film fut descendu par le "milieu" cinématographique français: "un gros jeu vidéo aux acteurs sous-payés", "de l'héroïc fantaisy synthétique made-in-VTP", "VTP a prouvé qu'ils savaient faire encore plus prétentieux et toc que les Américains", "la stéréoscopie pourrait rendre saisissante même une promenade en charriot dans un hypermarché le samedi après-midi", etc. D'autres médias félicitèrent VTP d'avoir fait aussi bien voire mieux que les Américains "les moments creux en moins", avec un budget vingt fois inférieur à celui d'une superproduction hollywoodienne comparable. Et encore: sans stéréoscopie. La qualité et la matérialité des effets spéciaux fut admirée, "surtout les arbres: on y croirait" (et pour cause: ils étaient souvent vrais, grâce à la plantation Tarsini), ainsi que les effets de liquides, les ombres portées (souvent très longues: il y avait beaucoup de lever et de coucher de soleil) et reflets de personnages réels dans des surfaces virtuelles, la météo... Beaucoup d'esthétique, dans ce film, tout en ne s'y attardant pas: le spectateur aurait toujours la possibilité d'admirer ces effets en retournant le voir, où quand il l'achèterait en DVD.
La semaine suivant la sortie française des "Miroirs du temps", ce fut "Rahan" qui sortit, avec son style graphique inédit de "synthèse repassée aux traits". Cette fois, même le "milieu" cinématographique français n'en dit aucun mal, estimant que le style de la BD était fidèlement rendu. Cela fit découvrir cette BD à beaucoup de gens qui ne la connaissaient pas, n'ayant pas été lecteurs de Pif Gadget à l'époque où elle passait dedans. Les ordinateurs de VTP et de Tarsini planchaient maintenant sur "Les reflets du temps", tout en traitant aussi les productions courantes de VTP. Le système "VTP22" marchait si bien que la société de production s'aperçut qu'elle n'avait pas assez d'oeuvres à tourner dedans: les deux "porte-avions" ne l'avaient pas utilisé plus longtemps que prévu et la plupart des tournages déjà planifiés pouvaient se contenter des plateaux classiques de La Défense. Louer du temps d'accès à d'autres réalisateurs? Aucun ne connaissait ce procédé de tournage ni les méthodes de VTP pour tout le reste. On y tourna donc bien plus d'épisodes de Tépapak qu'initialement prévu, ainsi que de nombreux clips (avec escalade, ou dédales tridimensionnels) des Småprat et des Bifidus. Tarsini l'utilisa aussi pour faire visiter son projet de "palace suspendu" à des clients de Dubaï. Il y eut même quelques locations de journées du système à l'armée française, pour la formation de ses nouveaux commandos à l'action en terrain compliqué: le masque virtuel était intégré au casque donc ne gênait pas, et, comme prévu dans l'équipement de cette nouvelle armée, permettait aussi à un soldat de voir via la paire de caméras incrustée dans le casque d'un autre, ou celles d'un drône (dont le vol était simulé, chez VTP22), pourvu que rien n'interrompît le signal. La transmission militaire "sol-sol" par satellites sans avoir besoin d'une parabole n'était pas encore au point (la France en ayant trop peu) et il n'était pas question d'utiliser le système russe pour cet usage, car il était évident qu'il enregistrerait tout. De plus il n'offrait pas (sauf peut-être aux militaires russes) un débit suffisant pour de la vidéo en direct. Le réseau satellitaire russe n'était utilisé qu'en lieu et place du GPS, grâce à une précision supérieure et un multirécepteur-calculateur bien moins cher. L'armée ne disposait pas non plus de la puissance de création d'univers virtuel en temps réel pour autant de soldats s'entraînant simultanément, contrairement à VTP.
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Parmi les réalisateurs non-VTP, il y en eut un (Lucien Venant) pour dire que ce n'était pas parce que l'on n'avait pas les moyens en France de faire "du grand, du beau, du fort" comme venait de le faire VTP qu'il fallait cracher dessus:
- moi, "L'empire de verre", j'avais dû aller le réaliser aux Etats-Unis, parce qu'il n'existait aucun studio digne de ce nom pour la SF ou les grands films d'époque en France. J'espère qu'avec la disparition des subventions de complaisance on va enfin sortir de ce niagara de merdes molles encore et toujours situées dans cette gauche caviard judéo-intello-parisienne qui prend des taxis et qui bavarde en fumant au lit. Ca, ça n'intéresse personne en dehors de ce microcosme et de l'industrie du tabac qui cofinance ces navets via des sociétés-écrans. Si l'empire du yaourt donne à ses réalisateurs les moyens techniques de faire de beaux films bourrés d'action superbement filmée, avec des acteurs très beaux eux aussi, il ne faut pas s'étonner que le public aille les voir en masse et que ça s'exporte dans le monde entier, contrairement à ce qui se tourne habituellement en France. Et puis même si ça incite certains jeunes à se mettre au yaourt, je ne pense pas que l'OMS y verra d'inconvénient.
La déclaration iconoclaste de Lucien Venant n'était pas désintéressée: estimant que VTP devait avoir moins l'usage de ces fabuleux moyens de tournage une fois le film achevé (à moins qu'un autre fût secrètement déjà en tournage?) il espérait pouvoir leur proposer un de ses projets.
Le public était celui de ce genre de films, vu le nombre d'entrées en salle dans divers pays. "Les miroirs du temps" durait trois heures tout rond, ce qui était long en salle (et encore: il existait une variante "télé" qui durait quatre heures quarante, destinée à servir de pilote à la série télévisée dont le tournage avait commencé, version dans laquel le personnage Remgar (Torbjörn: le Suédois ressemblant à Kare) avait plus de scènes (celles ajoutées par rapport à la version cinéma), pour amorcer sa réutilisation dans la série. VTP savait que la version télé serait souvent projetée en deux parties (souvent elles-mêmes coupées d'une pub), et avait prévu les moments possibles d'insertion de publicités là où ça ne gênerait pas trop le suivi de l'histoire. Tarsini avait storyboardé bien plus de péripéties qu'il n'était possible d'en rentrer dans le film sous peine de le rendre illisible ou stressant, en trois heures (VTP n'irait pas au delà de cette durée), d'où l'idée de faire (sans le dire sur le moment) deux parties: "Les miroirs du temps" étaient la première partie, tout en semblant composer une histoire complète. S'il y avait eu les longs temps morts des films américains, dans lesquels deux personnages (ou plus) restaient à se parler sans aucune action (pas même en arrière-plan), ça aurait pu remplir dix à douze heures. Il n'y avait rien de tel: les temps sans action des personnages étaient les temps "narratifs" (il y avait quelques parenthèses de ce genre) en "voix off" pendant lesquels beaucoup de choses étaient montrées par l'image, pour avoir moins à expliquer oralement, et cela ne durait jamais plus de trente secondes d'affilée. Quand un personnage racontait quelque chose à un autre, il se "dissolvait" vite au profit de ce qu'il racontait (procédé classique): là non plus, on ne faisait pas de "minutes statiques". De ce fait, il y avait toujours quelque chose à voir, pendant trois heures. Tarsini critiquait beaucoup les parties "statiques" (presque aussi figées que du théâtre des années 70) dans les films d'action américain. Quand du récit ou du dialogue hors action était nécessaire, il fallait l'illustrer par du "cinéma pour salle de cinéma" traduisant les paroles, au lieu de continuer à filmer des personnages inactifs.
Tarsini et VTP avaient hésité à tourner deux ou trois volets. Le troisième aurait pu s'appeler "Les mirages du temps" ou "Le temps des mirages", mais il ne fallait pas trop presser le citron, avait estimé Tarsni (contrairement à VTP), d'où l'élagage, dans la version "totale" de ce qui n'était pas "si utile ni nouveau que ça", pour faire deux tomes de trois heures bien remplis et sans impression de "réchauffé" plutôt que trois moins denses ou plus conventionnels. Les parties optionnelles étaient insérées dans les versions pour la télévision. Tarsini avait bien d'autres scénarii sous le pied: l'Atlantide (pas juste le clip), la décadence romaine, etc, et n'était pas sûr que VTP eût les moyens ni le temps de tout tourner en quelques années.
En dehors de celles de VTP, très peu de salles étaient équipées pour le projeter en stéréoscopie couleurs (il fallait deux projecteurs à filtres polarisés, un écran à trame métallique, distribuer des lunettes en plastique polarisé elles aussi...) mais certaines utilisèrent la version anaglyphe (bicolore) qui ne posait pas ce problème, en perdrant les couleurs réelles au profit du relief et en ne nécessitant que des lunettes bicolores d'un coût insignifiant (comme celles insérées dans certains magazines scientifiques, géographiques ou érotiques). Il y eût des scéances plus tôt dans la journée où l'on avait droit à une double scéance: trois heures en couleurs monoscopique et trois heures en relief analgyphes pour le prix d'une seule, avec un "entracte pipi" suffisant entre les deux.
Ca pouvait se regarder plusieurs fois, car la première on était (en général) trop pris par l'action pour tout remarquer, en particulier tout ce que Tarsini et VTP avaient ajouté derrière l'action principale, puis les décors, les costumes, et les acteurs: l'action prenait le pas sur eux, les avalait (l'entraînement aux mouvements suivi par Stéphane, Manfred et bien d'autres était fait pour ça), d'où l'utilité pour VTP d'utiliser des personnages reconnaissables au cours du film sans avoir besoin de s'arrêter dessus, ou juste brièvement. La stéréoscopie exigeait des personnages dont l'amplification de relief des scènes n'extrudât pas caricaturalement des défauts qui auraient pu "passer à la trappe" en monoscopie: l'émilianométrie prenait ici tout son sens. C'était tiré d'une BD (non publiée, car il préférait en faire une animation) de Saverio Tarsini, qui, intéressé par le résultat du clip "Atlantide", avait entretemps conçu tout un film d'aventures et de catastrophes de cette façon, en plus de celui directement dérivé de l'Atlantide et qui serait tourné plus tard. Cette fois, le décor tarsinien, quoiqu'omniprésent (mais pas toujours des constructions: même la nature, en particulier les rochers et précipices, avaient quelque chose de fantastiquement tarsinien, dans ce film) ne réduisait pas pendant l'essentiel de la durée du film les personnages au rôle de fourmis humaines: il y avait de grands plans de ce genre, mais dans beaucoup, un personnage debout occupait environ la moitié de la hauteur de l'écran, voire plus, et il y avait même des plans plus proches quand la compréhension de l'action les demandait. Aymrald savait que Rolvar se ferait tuer, broyé dans l'énorme machinerie souterraine fabriquant à la fois de temps météo et le temps chronologique (il y avait une marche arrière, ce qui offrait des possibiltés intéressantes au scénario, comme la réapparition de dinosaures et ptérodactyles), mais il ne savait pas quand, avant d'avoir vu le film, à part que cette scène serait sa dernière. Ca faisait la deuxième fois qu'un personnage qu'il jouait finissait entre les dents de gros engrenages (encore plus gros et tout en granit, dans "les miroirs du temps"). Clin d'oeil probable de VTP à "Cap sur Mars", sauf que cette fois il n'était pas l'ingénieur alcoolique chargé de l'entretien de cette machine. D'immenses arbres de transmission avec renvois à cardans partaient dans des tunnels sous-terrain actionner aussi les brasseurs de marées, au fond des océans. L'identité des termes "temps et temps" (contrairement à "Zeit" et "Wetter" en allemand, par exemple, idem dans beaucoup d'autres langues) était perdue dans les traductions, mais le film fonctionnait très bien sans ce jeu de mot qui ne servait que de prétexte à un monde continuellement changeant, peuplé de monstres et de catastrophes que plusieurs clans essayaient tour à tour de contrôler en se disputant l'accès à la machine, au fond d'une faille découverte dans un volcan éteint dans une exploration rappelant "voyage au centre de la terre" avec bien plus d'effets spéciaux grâce à l'infographie tout en gardant la même ambiance de rêverie vernienne, par moment. Il y avait plusieurs machines contrôlant le temps et le temps, sur terre dans ces ères barbares, d'où des problèmes quand on les actionnait de façon différente depuis plusieurs endroit, d'autant plus que personne n'en connaissait le mode d'emploi. Il y avait de belles battailles en surface (y compris navales, ou dans d'immenses cités en ruines, en montagne, etc), des explorations angoissantes, et un peu d'humour quand le temps envoyait la bande de Rolvar en plein Berlin Est peu avant la démolition du Mur. Ce clin d'oeil bref, était le seul dans notre époque: recommencer aurait perdu son effet de surprise et il ne fallait pas abuser de ce genre de gag dans un film d'aventure qui devait être "prenant", estimait Tarsini. La neige sur les Pyramides et le Sphinx, où ils arrivaient en traîneau à chiens (ce n'était que par recul du point de vue que l'on finissait par comprendre où il étaient), ça passait mieux.
Les magazines de cinéma furent les seuls à obtenir quelques informations sur les acteurs et quelques photos extraites du film ainsi que (plus rares) du tournage, contrairement à la presse "people" et aux magazines de variétés en tous genres pour adolescentes. Les photos étaient imprimées en couleurs, pour certaines, en anaglyphe bicolore, pour d'autres, des lunettes (bande de plastique souple échancrée) idem étant insérées.
Il y avait de la curiosité (de leurs lecteurs donc des rédactions aussi) pour un film français d'héroïc fantaisy (déjà une rareté en soi) tourné entièrement en numérique haute définition, en stéréoscopie, avec des acteurs que l'on n'avait encore jamais vus au cinéma puisque tous puisés dans le cheptel VTP, sauf ceux qui n'existaient pas en vrai puisque juste générés dans l'image pour la meubler, sans oublier les figurant robotisés sans que l'on s'en rendît compte à l'image.
Quelques petites salles américaines indépendantes louèrent des copies destinées à l'Irlande (VTP faisait toujours doubler ses exportations anglophones en Irlande, par du personnel de l'usine BFRIRL formé à cette tâche), en particulier celles qui s'étaient équipées pour la stéréocopie dans les années 50 et ne s'était jamais résolues à se séparer de ce matériel, bien qu'ayant peu l'occasion de l'utiliser. Il était aussi possible de tirer des copies au format Imax 3D pour les salles équipées ainsi. Erwann d'Ambert avait déjà fait une fois une couverture d'un magazine télé américain à grand tirage, donc n'était pas totalement inconnu d'une partie du public, même si dans "Cap sur Mars" (diffusée en version irlandaise par un des réseaux américains, qui en avait même payé les saisons 2 et 3 d'avance, ce qui avait été une première pour une série "grand public" française) il avait ensuite été remplacé par Knut (le Suédois) puis Niels (le Danois), aux yeux verts grâce à l'infographie.
Cap sur Mars avait aussi innové, par rapport aux habitudes télévisuelles américaines, par son contrat de licence de diffusion qui n'autorisait qu'une coupure publicitaire par épisode (et devant être située à un des trois endroits prévus à cet effet) contrairement à la "gruyèrisation" publicitaire en usage à la télévision américaine, d'où un confort de suivi de l'histoire bien supérieur. De plus, l'espace publicitaire unique avait pu être vendu de plus en plus cher (surtout le premier et les deux derniers spots de la coupure), avec la montée de l'audiance constatée. VTP gardait un droit de véto sur la nature des publicités insérées, quand elles sortaient de la liste établie d'avance avec le diffuseur. Il pouvait y en avoir d'autres que celles listées dans cet accord, mais sous réserve de l'acceptation par VTP au moins dix jours à l'avance. Compte tenu du rapport impact/prix de cette série, et d'en avoir l'exclusivité pour un an (les réseaux concurrents ne pourraient acheter que les épisodes passés sur (ou refusés par) le premier diffuseur depuis au moins un an) ces contraintes avaient été acceptées.
Le film, même dans sa version doublée en Irlande, ne fit pas des millions d'entrées aux Etats-Unis (contrairement à la plupart des grands pays européens et sud-américains) vu le peu de salles le proposant (pour quelques masochistes un nombre encore plus petit de salles le proposa en VF sous-titrée, incompatible avec l'attention nécessitée par un film d'action au détriment de la possibilité de lire des sous-titres), mais intrigua bien des réalisateurs hollywoodiens, et plus encore en apprenant que les effets spéciaux avaient été générés sur des machines de type AK 247T18 à 262144 coprocesseurs: un film à grand spectacle en "haute réalité virtuelle" mais français (déjà une étrangeté) calculé sur de l'informatique russe (ce qui faisait encore sourire, même si AK s'était entretemps fait un nom urbi et orbi au détriment des Américains) et donnant plusieurs années de retard aux superprodutions américaines, le tout scénarisé et virtualisé par un architecte fou (Tarsini était connu même outre-Atlantique) et une filiale d'un fabricant de yaourts pour... seize fois moins cher, calcul d'amortissement des ordinateurs inclus, et non vingt fois comme on l'avait parfois dit.
BFR avait autorisé Stéphane à participer à une interview samedi matin (24 octobre) en Finlande, une équipe française (celle de l'émission Cinexplik) ayant fait le déplacement, estimant qu'ainsi elle aurait l'exclusivité: la Finlande, c'était loin, et Erwann d'Ambert n'était pas une "star" ("pas encore", estimait cette équipe) donc aucun média concurrent ne ferait le déplacement. De plus, la Finlande ajoutait de l'exotisme à ce mini-reportage. VTP estimait qu'Erwann était fiable, pour les interviews: ne dirait rien de plus que ce qui était prévu, ne bafouillerait ni ne rougirait, quelle que fût la stupidité éventuelle des questions. On lui avait conseillé de les traduire mentalement en finnois avant de répondre, pour éviter de répondre sans réfléchir. Cinexplik savait qu'il ne fallait pas poser de questions trop personnelles, rester centré sur le film tout en sachant qu'Erwann ne dirait rien qui pût dévoiler des parties de scénario aux gens (l'immense majorité, à cette date) ne l'ayant pas encore vu. Les questions sur la Finlande permettraient de meubler s'il y avait lieu. Cela se déroula sans surprise, dans un calme décontracté. La question sur "pourquoi la Finlande" aboutit à la réponse prévue: "c'est un pays calme dont les habitants sont discrets et sérieux".
- et où on ne vous remarque pas...
E- sauf quand je parle.
Ceci suscita quelques questions sur le finnois. Puis, à un moment, il répondit quelque chose d'imprévu (par VTP, mais pas par lui, donc sans avoir à improviser totalement) à une question imprévue:
- depuis quand vouliez-vous faire du cinéma?
E- je ne l'ai pas "voulu". VTP me l'a proposé, j'ai suivi l'entraînement, et ça m'a plu. Je crois que mon point fort est que je n'ai pas de volonté, ce qui me permet de rester calme et d'avoir l'esprit disponible pour apprendre diverses choses. Ce que l'on se met à vouloir, on le gâche, on le détruit [gestes de déchirer à pleines griffes], on le perd en tentant de l'obtenir à tout prix.
- vous déconseilleriez donc à un jeune de vouloir devenir acteur?
Erwann connaissait la réponse. La sienne: VTP ne lui en avait proposée aucune, cette question étant elle aussi imprévue.
E- je lui déconseillerai de le vouloir, mais pas de le devenir, si l'opportunité d'essayer se présente et s'il ne rêve pas d'en faire son métier principal. En fait, pour vous donner un exemple, c'est comme lors d'une balle de match, au tennis: celui qui pense au match rate la balle. Celui qui ne pense qu'à la balle conserve des chances de la jouer correctement.
Erwann, qui ne jouait pas au tennis, citait des réflexions entendues lors de discussions avec d'autres élèves de Centrale Lille sur le thème "comment rater tout ce que l'on entreprend". Ca lui avait semblé logique, et en rembobinant son propre parcours il voyait que ce qu'il avait voulu (aller en Finlande) avait plusieurs fois échoué, alors que quand il s'était contenté de suivre les rails ça avait toujours marché, y compris la Finlande, rencontrée au fil des rails chez BFR alors qu'il avait cessé d'essayer d'y aller de lui-même. Il cita aussi: "La vie est une ceinture à enrouleur: plus on tire fort, plus ça bloque". Un "VTP-boy" développant une théorie philosophique sur l'incompatibilité entre volonté et efficacité? Cela fut repris, par la suite, dans une émission de radio (sans lui) où beaucoup de témoignages abondèrent dans ce sens, en particulier les objets perdus qui ne réapparaissait que quand on renonçait sincèrement à les chercher. L'explication rationnelle était que ne plus y penser permettait d'avoir l'esprit plus ouvert, donc l'attention aussi, et remarquer sans le faire exprès ce que l'on n'avait pas pu voir quand on voulait trouver: le fait de vouloir fortement confisquait une partie du cerveau qui n'était ainsi plus disponible pour repérer (quand on cherchait) ou pour agir efficacement, quand on voulait trop intensément réussir quelque chose. Les bons résultats aux examens ou jeux sans enjeu, par rapport à ceux qui en avaient un, venaient du même phénomène. Il l'avait aussi entendu dire pour les rapports amoureux: le drageur réussissait là où l'amoureux échouait car le premier n'y mettait que peu d'enjeu, prêt à passer à la suivante si ça ne marchait pas avec celle-ci, donc restait apte à appliquer les tactiques appropriées, là où le second, qui ne voulait que cette fille et absolument cette fille, se montrait brouillon, précipité, collant, odieux et ridicule, ou paralysé, tremblant, rouge et suant: dans les deux cas d'une inefficacité totale. Stéphane avait étudié ce phénomène avec une indifférence amusée: il savait qu'il aurait pu jouer et souvent gagner (il savait que nul ne pouvait plaire à tout le monde mais qu'il faisait partie de ceux pouvant plus facilement plaire que la moyenne) justement parce que pour lui ça n'aurait été qu'un jeu de société, comme les échecs ou les Mille Bornes. Sachant qu'en face ça n'aurait pas forcément été le cas, il n'avait pas essayé: il n'avait pas de plaisir personnel à nuire à autrui sans motif légitime, contrairement à certains et certaines. Il n'en parla pas dans l'interview: ne donner aucune information "vie privée", pas même qu'il n'y avait rien à chercher.
Sa mission chez VTP était de plaire au public, sans avoir l'air de chercher à plaire. Ca, il approuvait: il jouait le rôle d'un arôme artificiel ajouté dans un aliment, qui devait donner l'impression que ça venait directement de l'aliment, et non d'un artifice.
VTP lui reprocha, ensuite, d'avoir exprimé des considérations "trop personnelles" sur le métier et les recettes de réussite ou d'échec en général: on lui rappela que ce n'était pas son domaine d'intervention et qu'il n'avait pas à en parler.
Stéphane ne se baignait que le week-end, les scéances de combat virtuel au simulateur (VTP lui en avait envoyé bien d'autres à essayer, "au cas où") constituant un entraînement physique hedbomadaire suffisant, de même que taper dans le ballon de rugby instrumenté pour optimiser ses performances de tir, tout en gagnant petit à petit de la puissance de frappe, en améliorant son mouvement et sa prise d'élan par l'analyse des enregistrements cinématiques. Cette fois Leo le rencontra avant qu'ils n'aillent à l'eau, étant encore habillés pour la météo locale donc ne risquant pas de prendre froid.
Leo disposait maintenant de palmes et de gants palmés lui aussi. Stéphane n'aborda jamais de sujet autre que "d'intérêt général". En fait il n'abordait aucun sujet: si Leo voulait parler de quelque chose, il s'entraînait sobrement à la conversation avec lui. Leo ne simplifiait pas le finnois comme le faisaient Timo (souvent), Nelli (parfois) et bien sûr Kjell dont ce n'était pas la langue maternelle. Stéphane veillait (autant que possible) à parler finnois "comme il fallait", ce qui le retardait dans ses réponses quand ce n'était pas un simple "copier-coller" d'éléments de phrases qu'il maîtrisaient déjà "tels que". Leo était probablement assez intelligent pour comprendre qu'il ne fût pas très "spontané" en finnois, les Finlandais l'étant déjà peu eux-mêmes tout en n'ayant pas le problème linguistique, quoique certains ne parlaient pas mieux finnois que les jeunes Français "moyens" ne respectaient la grammaire française, à ceci près que dans notre langue beaucoup de fautes d'orthographe ou de grammaire passaient inaperçu à l'oral, contrairement au finnois où toutes les lettres se prononçaient. Ce phénomène n'allait que s'amplifier avec la mode des "sms", poussant certains Finlandais à élaguer leurs mots (souvent bien plus longs que dans les autres langues, avec les déclinaisons, or dans les autres langues le style "SMS" faisait déjà des ravages) pour les taper sous ce format.
Leo parlait de la météo, de l'eau, de plus en plus froide, et avait remarqué la dernière fois que les doigts de Stéphane restaient bien roses voire rouges même après y avoir nagé longtemps. Stéphane dit juste:
- BFR supposait que les Finlandais aussi.
Il inventait, pour respecter ce jeu du "ni je ni tu", mais Leo ne pourrait pas le savoir.
L- hélas non. Est-ce fréquent en France?
S- non plus.
L- une circulation sanguine différente peut déconseiller d'utiliser le sauna.
Leo restait sur le style "impersonnel", même si sa remarque, en fait, ne l'était pas.
S- cela peut être une des raisons, mais BFR en interdit déjà l'usage à tous les employés non-finlandais.
L- BFR a probablement raison. Cela peut être dangereux pour ceux qui n'y ont pas été habitués quand ils étaient enfants.
Leo parlait lentement, en évitant les termes compliqués. Stéphane comprit qu'il l'étudiait au lac comme un poisson exotique. Exotique par son origine, bien sûr, mais aussi par ses doigts "antigel", maintenant qu'il s'en était aperçu.
L- mes questions sont peut-être trop nombreuses.
Si Stéphane n'avait pas répondu à la phrase d'avant, c'était parce qu'elle ne contenait aucune question et que de plus il trouvait censé ce qu'avait dit Leo.
S- des questions sur plusieurs sujets sont un bon entraînement à pratiquer la conversation en finnois.
Là, Stéphane était sincère: il souhaitait que Leo ne se prive pas de lui poser des questions (diverses, si possible) car il avait trop peu d'interlocuteurs ici (hors du vocabulaire technique de l'usine), de plus avec Leo il devait travailler (il devinait qu'il le devait) la correction de la langue et rester le plus possible dans l'impersonnel. Le "je" n'était pas totalement interdit, mais il ne dirait ni "tu" (ni "vous", car les gens au même rang dans cette usine ne se vouvoyaient pas) ni n'utiliserait le suffixe correspondant à "ton" avec Leo tant que celui-ci l'éviterait aussi. Cela fit penser à Stéphane à la course à l'oeuf: chacun une cuillère dans la bouche avec un oeuf cru dessus tout en devant faire le parcours le plus vite possible, sauf que là, c'était sortir de l'impersonnel qui ferait tomber l'oeuf, jeu auquel ni Timo ni Nelli ni Kjell ne jouaient avec lui, d'autant plus qu'il parlait surtout suédois avec Kjell: il y avait "prescription", estimait-il, pour le "tout finnois", d'autant plus que le suédois était l'autre langue de travail légale de l'usine, puisqu'il y avait assez de suédophones sur place pour que le village fût officiellement "billingue". En suédois, le tutoiement était généralisé (alors qu'en finnois le vouvoyement était resté aussi usuel qu'en allemand ou en français) et le style impersonnel réservé à des circonstances quasi-protocolaires (maître d'hôtel, etc) alors qu'il était fréquent en finnois. L'équipe de rugby prenait ses instructions auprès de Tomi puis appliquait les consignes avec une discipline militaire. On ne bavardait pas, dans cette équipe. L'ambiance était lègèrement plus détendue au rinnepallo: les joueurs qui se connaissaient depuis longtemps échangeaient parfois quelques mots ne concernant pas ce jeu, mais un peu moins que dans l'usine: en fait, une activité choisie (rinnepallo ou rugby) semblait donner moins d'excuses pour bavarder que l'activité imposée qu'était le travail à l'usine. Des gens sérieux dans un pays sérieux, du moins tant qu'ils ne buvaient pas. Stéphane imitait, en évitant toujours d'être le premier à parler, sauf nécessité pratique. Crocodile apprivoisé envoyé en mission dans un marais plein de crocodiles sauvages: il fallait les imiter pour être toléré. On savait qui il était, mais il lui semblait que jusqu'à présent il ne dérangeait pas: il jouait un rôle dans un film se déroulant en Finlande, et pour le moment, il y arrivait. Il était maintenant certain d'être le fils d'Eetu: s'adapter à ce monde supposait une origine finlandaise, de plus certains Finlandais lui ressemblaient: Atte, surtout, mais aussi Mika et ça et là tel ou tel vaguement comme lui qu'il ne connaissait que de vue. Ceux que l'on aurait encore pu utiliser dans des rôles comiques, tout en pouvant aussi faire de l'héroïque, alors que l'on n'imaginait pas Kare dans une comédie, sauf comme "contre-emploi".
Il savait maintenant mieux distinguer les Finlandais et Finlandaises entre eux, et sans pouvoir le dire à qui que ce fût, constatait qu'il faisait partie des mieux. Pas des plus "redoutablement beaux" (Ari/Kare), mais des "contrôles techniques vierges". S'étant habitué à vivre dans cette éthnie, il n'était plus aussi impressionné qu'initialement et voyait maintenant chez tel ou telle ce qui n'allait pas, tout en sachant que c'était VTP qui lui avait appris à voir ainsi: il était moins attentif à l'aspect d'autrui (et même au sien) jadis. En se moment il se sentait bien dans le rôle "Stéphane Dambert en Finlande": en France tout le monde l'aurait regardé, lui ôtant tout droit à l'erreur (d'attitude), ici, non, puisqu'il y avait dissolution dans la "finlanditude" locale généralisée. Il ressemblait à certains Finlandais mais en optimisé par ordinateur.
Stéphane avait toujours des problèmes pour les longueurs de voyelles et plus encore de consonnes, à l'écoute. La seule solution qu'il avait trouvée était d'essayer mentalement les mots finnois les plus probables dans le contexte, quand il avait un doute. Comme il parlait assez lentement, il avait le temps de se préparer à dire les bonnes longueurs de voyelles, ommettant de temps en temps d'allonger une consonne double, parfois une voyelle, mais on le comprenait toujours donc en face les mêmes "essayages" avaient dû avoir lieu, les Finlandais devant être habitués (à condition d'en avoir déjà fréquentés) à ce que les étrangers négligeassent ça et là d'allonger un son. Rencontraient-ils souvent des étrangers parlant finnois? Plus probablement (et pas souvent non plus) des étrangers parlant mal finnois, et plus probablement encore des Finnosuédois ne parlant que suédois chez eux donc pouvant commettre ce type d'erreur en finnois, en plus de toutes celles rendues possible par la jungle de déclinaisons et de mutations radicalaires capricieuses de cette langue où tout semblait avoir été fait pour dissuader des étrangers de l'apprendre. Enfin: presque tout, car selon Stéphane une langue aussi étrange aurait mérité son propre alphabet: il imaginait un mélange du cyrilique, des runes et du katakana.
Dimanche 25, Leo posa d'autres questions, et après avoir répondu "de son mieux" à cette série Stéphane finit par en poser une:
S- les déclinaisons finnoises sont-elles difficiles à apprendre aussi pour les enfants finnois?
L- elles sont difficiles.
Ceci rassura quelque peu Stéphane: si même à l'âge où on était censé pouvoir tout apprendre facilement c'était difficile, il était tout à fait normal qu'en n'ayant commencé à étudier le finnois qu'à 18 ans il eût des difficultés à "se rentrer tout ça" dans la cervelle. Toutefois il y était en grande partie parvenu, ayant conservé de nombreuses "ouvertures" mentales d'apprentissage contrairement à la plupart des adultes.
L'attitude de Leo à l'usine restait strictement professionnelle, les quelques scéances d'entraînement à la conversation en finnois correct n'ayant lieu qu'au lac, et avant d'y nager, de façon à ne pas prendre froid. L'intérêt pour Stéphane était évident. Il ne voyait pas quel était l'intérêt de cela pour Leo, celui-ci ne cherchant pas (à sa connaissance) à apprendre le français puisqu'il ne s'était jamais exprimé dans cette langue en sa présence. Leo ne posait pas de questions sur le cinéma donc il n'avait pas non plus cette ambition.
Il ne connaissait le rinnepallo qu'en spectateur, alors que Stéphane avait eu l'occasion d'y jouer maintes fois, dans les matchs internes à l'usine (et non pour les rencontres avec d'autres localités): il s'était avéré bon en course de côte glissante avec feintes entre défenseurs: le règlement permettait de plonger (sauf vers quelqu'un déjà au sol) à condition de se relever vite, ce qui était un moyen comme un autre d'éviter un plaquage et de changer de direction aussitôt après, à condition d'avoir un bon sens de l'équilibre et de la perte d'adhérence: le défenseur, s'il prenait trop d'élan, ne pouvait plus faire demi-tour à temps (à cause de la pente, et du risque de chute), le but étant d'être à la limite de son propre équilibre tout en incitant l'adversaire à dépasser le sien. La saison de jeu cessait lorsque la neige recouvrait continuellement le terrain. Un dégivrage géothermique était envisagé pour celui situé sur le domaine de l'usine, mais cela dépendait des nouvelles réalisations prévues par BFR dans ce domaine. La couverture du stade (servant pour rugby ou football, selon les accessoires et le marquage de l'herbe) était achevée, permettant de continuer l'entraînement au rugby. L'équipe du "village" était elle aussi entraînée avec les mêmes moyens techniques, de façon à fournir un adversaire valable et éventuellement d'y découvrir des joueurs pouvant améliorer celle de l'usine. Stéphane continuait à faire de longues scèances d'entraînement aux tirs de pénalités (ballon posé, possibilité de viser) et surtout de "drops", à improviser en une fraction de seconde avant d'en être empêché par un défenseur. Deux autres s'y entraînaient tout aussi assidûement, avec l'un des ballons équipés de capteurs (chaussure idem) pour analyser l'efficacité du coup de pied. Les jours de vent, les essais avaient lieu hors du stade couvert (sauf grosse pluie) car la précompensation du vent lors de tels tirs était un élément clef de l'efficacité lors de matchs réels. Certains trouvèrent la dérive "scientifique" de ce sport populaire critiquable, mais les résultats étaient là, et si on voulait s'amuser "totalement" il n'y avait qu'à jouer au rinnepallo: on y tombait tout le temps (pas de campons, terrain en pente), le score dépendait des points sur la face supérieure du ballon une fois "applati", etc. Juustomeijeri étudiait en vidéo, image par image, les matchs des grands clubs européens, sans oser encore rêver de les rencontrer un jour. Devenir champion de Finlande semblait un objectif raisonnable, vu les progrès déjà obtenus contre Helsinki et Tempere.
Quand le film sortit en Finlande, cette semaine, on comprit, chez BFRSF, à quoi Stéphane avait employé ses vacances. On lui demanda si Atte y jouait aussi: non. Il jouait dans d'autres réalisations. Il y eut beaucoup de public grâce au doublage en finnois. En version française, sa diffusion eût été confidentielle. VTP ne l'avait pas proposée sur ce marché avant d'avoir la version finnoise au point. Stéphane remarqua la présence d'une conjugaison inédite, en "+ifi+" au lieu du "+isi+" du conditionnel. Le doublage en finnois avait commencé pendant le tournage (y compris Erwann par Stéphane) et sur le moment il n'y avait guère pensé.
"Rahan" était aussi sorti en finnois. Le futur y était plus rare, mais là aussi, cette extension récente de la grammaire finnoise était utilisée.
Nelli, interrogée, lui confirma qu'elle avait entendu parler d'un projet d'introduction du futur en finnois, en utilisant (pour ne confondre avec aucune autre forme) la lettre f, que le finnois n'utilisait que dans des mots importés, dont "futuuri". Il s'agissait d'intercaler +ifi+ au lieu de +isi+ du conditonnel. Le conditionnel futur avait été créé aussi, avec "+isifi+" car s'il y avait un futur de l'indicatif il en fallait aussi un au conditionnel, estimaient les "futuristes" locaux. La construction revenit à appliquer le suffixe interclaire du futur au radical du conditionnel "tout bêtement", et non l'inverse, sachant que les gens avaient l'habitude du radical du conditionnel et non de celui du futur (pour le moment). Le futur antérieur du conditionnel servait surtout à exprimer la condition (lorsque celle-ci supposait une action achevée), la conséquence étant au futur simple du conditionnel. Elle ajouta:
N- c'est très pratique, je pense que ça se répandra [elle dit "levitteifi"], d'autant qu'il y a aussi le futur antérieur, exactement comme le conditionnel passé. Ce n'est pas encore adopté officiellement, mais il y a des forums sur lesquels les gens parlent en utilisant ce futur.
S- j'espère que ça se répandra.
Enfin un futur en finnois! Même si ce n'était pas officiel, Stéphane supposait qu'il suffirait qu'un nombre suffisant de Finlandais décident d'utiliser cette même forme pour le faire passer dans la langue parlée, sans attendre l'homologation par les grammairiens officiels. Nelli avait déjà informé Kjell de cette proposition de création d'une conjugaison au futur. Le futur (indirect, mais c'était mieux que rien) existant en suédois, Kjell s'était mis dès ce matin à l'utiliser aussi en finnois. Le futur finnois se répandit assez vite dans l'usine: "entendu au cinéma" pouvait aider à populariser cette forme. L'usage du finnois aurait sans cela posé de gros problèmes pour un film mettant en jeu le temps, faute de futur dans cette langue. Déjà dans d'autres productions, les dialogues avaient dû être profondément modifiés, ce qui expliquait pourquoi le doublage en finnois n'était pas la solution la plus fréquente pour les films étrangers. Ce serait désormais bien plus facile avec les nouveaux temps futurs. De plus, en lançant son film directement en finnois sur ce marché, VTP prenait un avantage sur le cinéma américain (le seul à produire massivement cette catégorie de films) sur le marché finlandais. Ce qui était sûr, c'était qu'en français sous-titré ce n'était même pas la peine d'essayer: aucun film d'action n'était acceptable avec des sous-titres, selon VTP. Ce qui avait été envisagé initialement (avant l'apparition du futur en finnois) était de sous-titrer en finnois la version suédoise (prévue, elle), sachant que le suédois était massivement enseigné en Finlande: "l'autre langue nationale". Etre le premier film étranger à utiliser le futur finnois "ferait date", donc c'était une occasion à saisir.
Les médias finlandais avaient cités ce film comme moyen de découvrir le futur finnois, le thème du film s'y prêtant, les personnages utilisant à tour de bras tous les temps de la langue, dont le futur et le futur antérieur récemment introduits, ainsi que le conditionnel futur.
Faute d'actualité locale positive, peut-être, Stéphane fut invité par la télévision finlandaise (qui avait su qu'il était chez eux, car déjà brièvement passé à la télévision lors de reportages sur BFRSF, même si le nom n'était pas tout à fait le même) à Helsinki dans une émission sur le cinéma, à l'occasion de la sortie de ce film, où on lui posa des questions assez banales (et qui lui avaient été données d'avance, pour que tout se passe bien): si c'était lui qui se doublait en finnois (non: Adrien imite ma voix, mais dans les prochains films ce sera moi), et où on lui demanda s'il avait des ancètres finlandais (ce n'était pas la première fois). Stéphane dit alors que peut-être, puisqu'il y avait un Finlandais en vacances dans son village, en Bretagne, chez sa tante en septembre 1975, neuf mois avant sa naissance, mais que ce n'était qu'une hypothèse. Il montra la photo à l'écran. Cette émission adorait ce genre de choses: ça meublait l'interview et suscitait la curiosité du public. Erwann (puisqu'il était interviewé sous ce nom) ajouta "ce n'est qu'une hypothèse. Je peux aussi être 100% breton comme le Délice de Kerisper"
Celui de Rennes, ou de BFRSF?
Stéphane rencontra de nouveau Leo en allant lac le 31 octobre. Il se dit que celui-ci voulait peut-être juste l'aider à progresser en finnois, ou alors... qu'il en avait reçu instruction de la part de BFR, car avec ce personnage froid et supposé intimidant (mais qui ne l'intimidait pas: pour lui c'était "un Finlandais"), Stéphane ferait très attention à la correction de ses réponses: c'était l'explication la plus simple.
Oui: tout s'expliquait si Leo agissait sur ordres, et il estima que BFR avait eu une bonne idée car c'était utile. Stéphane ne lui poserait jamais la question, car cet exercice devait être une corvée pour Leo -qui n'aimait peut-être pas parler et auquel ça n'apportait strictement rien- au point d'avoir posé la question des doigts (pas suggérée par BFR, celle-là: eux étaient déjà au courant, avec tous les tests qu'ils lui avaient fait passer avant de l'y envoyer) pour se divertir un peu. BFR devait suivre ses progrès en finnois, devait avoir estimé à un certain moment que c'était suffisant, puis avait dû constater maintenant qu'il régressait (ou ne progressait plus) d'où reprise de l'entraînement. Fort bien, estima Stéphane, qui s'appliqua en estimant qu'à un certain niveau de progrès (vocabulaires, tournures) BFR libérerait de nouveau Leo de ce "devoir supplémentaire". Les seules questions posées (rarement) par Stéphane portaient sur le finnois (comme la première), puisque si Leo était chargé de cette mission il saurait y répondre. Il le questionna donc sur le futur.
Leo- ce n'est pas encore officiel. Cela peut aider les étrangers qui sont habitués à s'en servir dans leur propre langue, et pour traduire plus fidèlement des films étrangers en finnois.
Stéphane- à condition que les Finlandais aussi en prennent l'habitude.
L- cela prendra du temps. Les habitudes linguistiques ne changent pas facilement et vont plus facilement vers la simplification que vers l'enrichissement d'une langue.
Toutefois Leo venait d'employer ce nouveau futur, au début de sa réponse.
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Lundi 2 novembre, VTP prévint Stéphane qu'Ari avait obtenu du père d'Atte ses coordonnées en France et l'avait contacté pour savoir s'il y aurait un rôle pour lui là-bas (il avait dû s'imaginer mieux convenir que Torbjörn à un rôle comme Remgar, supposa Stéphane). Atte lui avait expliqué qu'il en passerait d'abord par le bizuthage maison: "Devine qui vient dîner ce soir", lui expliquant en quoi ça consistait et supposant qu'Ari refuserait:
Atte- tout le monde y passe, car ils ne prennent pas les gens qui ont une trop haute opinion d'eux-mêmes et ferraient ensuite des caprices de stars.
Ari- contrairement à ce qui est parfois dit je ne me prends ni pour Tor ni pour Appolon. Ce sont les gens de l'usine qui m'ont enfermé dans ce rôle, à cause du catalogue. Par ma faute, au début, car je l'ai joué aussi, mais je ne m'en suis rendu compte que trop tard. Je suis prêt à recevoir un Saint-Honoré et quelques charlottes aux myrtilles dans la figure, à condition de faire des rôles plus intéressants ensuite.
Ces phrases étaient inimaginables de la part du Ari de BFRSF (en plus du nombre de mots prononcés, déjà anormalement élevé), comme si derrière cette façade surgelée son coprocesseur "Ari-thmétique" avait planté. Il avait dû essuyer des revers professionnels cuisants, dans son parcours hors BFRSF, pour en arriver à avouer ça. Peut-être s'était-il aperçu que ce qu'il avait appris chez BFRSF ne servait à rien dans les autres secteurs d'activité, donc n'avait rien retrouvé d'autre que mannequin de sous-vêtements? Ari était reconnu professionnellement, chez BFRSF. Si ça n'avait pas été le cas ailleurs, ça avait pu le faire tomber de son nuage. Une chute dure, au point de s'adresser à Atte pour trouver du travail dans un pays dont il ignorait tout, mais qui semblait apprécier les personnages "finlandais" à l'écran, même si c'était un ersatz fabriqué là-bas (Stéphane) qui avait eu le rôle le plus moteur dans "Les miroirs du temps", film dont le succès international continuait à s'amplifier par bouche à oreille.
Atte supposait qu'Ari n'y serait pas utilisé que comme plante décorative. Si VTP l'avait eu à sa disposition à temps pour l'entraîner, il eût certainement joué dans "Les miroirs du temps" ou sa suite.
Stéphane ne savait rien de tout ceci: il savait jusque que VTP voulait qu'Ari pût s'entraîner. Selon VTP et BFR, celui-ci aurait accès à la salle d'entraînement pendant les heures de travail de Stéphane (où il ne pouvait donc pas l'utiliser), et uniquement à celle-ci. Stéphane pourrait utiliser la salle à sa guise hors horaires BFRSF (y compris à midi s'il y avait lieu) et n'aurait à s'occuper de rien, BFR téléconseillant Ari à distance par le réseau Lioubioutchaï 2. Ils n'eurent pas l'occasion de se rencontrer. Une seule fois, Stéphane aperçut, en arrivant près de la maison dans sa Trielec, Ari qui s'installait dans son break Audi 100 "Avant" gris métalliqué (de 1983 ou plus tard) et se retint de rire en l'imaginant autopsiant l'embiellage de son moteur sur une aire de repos d'une autoroute allemande. Non: l'inscription "5 CC" signalait le cinq cylindres, comme dans celle emboutie par le Russe alcoolique en Suède.
Avec la mémoire du système Stéphane constata que VTPSF avait déjà passé Ari à l'Emilianomètre. Par ailleurs, il avait fait beaucoup de scènes de combat avec des lunettes d'immersion virtuelles (expédiées par BFR après avoir été conçues sur mesures pour lui) et une combinaison à cibles réfléchissantes.
Stéphane put constater que la réputation de "plus beau que moi tu meurs" d'Ari n'était pas usurpée: il était beau de partout et tout le temps, une beauté glaçante, certes, et peut-être un peu encombrante à porter dans la vie de tous les jours (être tout le temps le plus regardé interdisait tout droit à la négligeance: pas de doigt dans le nez, etc) mais qui de ce fait convenait parfaitement aux films d'aventures aussi épiques qu'utopiques comme celui dans lequel Stéphane avait joué Rolvar. Son coprocesseur narcissique était resté en fonctionnement: d'après ce que Stéphane voyait, Ari n'avait pas passé l'été à engloutir des millefeuilles à la frangipane vautré devant la télé. Toutefois, il allait devoir se plier à un style de vie professionnelle totalement différent de ce qu'il avait connu chez BFRSF.
Cette semaine c'était sur les hamburgers au poisson lyophilisés pour un réseau local de "fast food" qu'il avait travaillé. Ce fut le vendredi (ça avait commencé mardi) qu'il rencontra Ari, qui était resté à dessein plus longtemps (tout en ayant libéré la salle). Ari lui dit qu'il avait trouvé "les miroirs du temps" très bon et le rôle Rolvar aussi, demanda combien d'heures d'entraînement un tel rôle nécessitait au simulateur (Ari non plus ne s'adressait pas directement à Stéphane, parlant de "Rolvar" ou de "ce rôle"), Stéphane consulta la machine qui lui répondit 508 h, 18 mn, 22 s. Ari eut d'autres questions techniques auxquelles Stéphane répondit en lui montrant autant que possible sur ordinateur pour éviter un "long discours" qui lui aurait pris trop de temps à convertir correctement en finnois. Il supposa que si Ari les lui posait à lui c'était parce que VTP n'avait pas de finnophone disponible pour lui répondre: Atte était peut-être trop occupé par sa série télévisée. Stéphane indiqua que "BFR avait recommandé de ne pas en parler à l'usine". BFR ne lui avait rien dit de tel, mais ça évitait de répondre "je n'en parlerai pas". Avec quelqu'un comme Ari, autant que tout ait l'air de venir "d'en haut". Puis celui-ci partit, cette fois "pour de bon".
Ari retourna chez ses parents, vu qu'il avait mis fin à son contrat de location en partant à Helsinki. Le lendemain après-midi, il mit ses affaires dans son Audi 100 et prit la route: autant avoir une voiture sur place, donc y aller avec, même si ça prenait du temps.
Stéphane se demandait si Ari supporterait la vie en France, surtout dans un quartier aussi grouillant et bétonné que La Défense: tout le contraîre de la Finlande. Quant à se baigner dans le lac du bois de Boulogne: pas permis, et la Seine: beurk... Stéphane estimait qu'Ari se fût mieux adapté à la côte bretonne: les marées et les tempêtes auraient certainement plu à quelqu'un comme lui. On pouvait l'imaginer sur une planche à voile par gros temps.
Stéphane apprit lundi 9 novembre qu'Ari était pas chez VTP: il avait eu un accident sur une autoroute belge, à cause d'un camionneur qui s'était assoupi au volant et s'était déporté à gauche en le coinçant contre la rembarde pendant qu'il était en train de le doubler. Le capot de l'Audi était passé sous le châssis de la remorque qui avait écrasé le pare-brise et arraché une partie du toit. Ari n'y avait pas survécu.
Ce fut lui qui dut expliquer aux Kärkkäinen ce qu'il faisait là-bas, car celui-ci ne leur en avait pas parlé. Ils savait juste qu'il avait rencontré "le superviseur de l'usine" la veille de son départ. Stéphane les rencontra, expliqua sobrement et entendit Janna Kärkkäinen appeler son mari "Eetu". Tous deux étaient visiblement les parents de leur fils: Ari 28 ans après, alourdi mais pas avachi, et la version féminine d'Ari 24 ans après. On s'empâtait un peu mais sans se transformer en autre chose, dans cette famille.
Et si? Ce n'était pas le moment, de toute façon. De plus, il y avait aussi un Eetu de 24 ans dans le personnel de l'usine, ce que Stéphane avait remarqué avant même d'arriver en Finlande, en étudiant les informations sur BFRSF. Ce n'était donc pas un prénom rare. Enfin, en septembre 1975, Ari était déjà né. Son père allant tout seul en France féconder une jeune Bretonne? Non. Pourtant, à voir, ça se pouvait, mais on devait pouvoir en dire autant de bien d'autres quincagénaires finlandais bien faits. L'idée de découvrir son demi-frère finlandais juste après sa mort sur une autoroute belge, ça faisait trop dénouement de mauvais roman de quête identitaire pour être plausible. Stéphane se rendit compte qu'il n'avait pas tellement cherché "son" mystérieux Eetu, tellement il avait été pris par les problèmes de BFRSF, puis, au printemps et pendant l'été, par l'entraînement pour le film. Le plus probable était que si le "vrai" Eetu était père d'un autre que lui, cet autre aurait été conçu après ce voyage d'étudiant, plutôt qu'avant. Exclure donc les pères de gens plus âgés que lui, même de peu.
C'était seulement maintenant qu'il disposait d'un peu de temps, en Finlande, mais cette recherche d'Eetu en vallait-elle la peine? Que ferait-il de cette information, s'il l'obtenait? Sur internet, il en avait trouvé à la pelle, des "Eetu". En mettant les prénoms de ses cousines, le nom du bled, etc, il n'avait rien obtenu. Même en Finlande, tout le monde ne mettait pas forcément ses vieux souvenirs de vacances à l'étranger sur un site internet.
Il finit par trouver un forum de recherche de personnes dans les années 70, et mit, sous le pseudo "Kerisper" (car de toute façon Eetu ne le connaissait pas) une fiche décrivant sa recherche, avec Eetu, France, Bretagne, septembre 1975, etc, et la photo télétransmise par sa tante. Il était peu probable qu'Eetu consultât ce forum, surtout s'il l'avait consulté antérieurement et n'avait rien détecté, mais quelqu'un le connaissant pouvait peut-être le consulter. A condition de chercher quelqu'un. Pourquoi quelqu'un en Finlande chercherait-il un enfant finno-breton dont tout le monde, dans ce pays, ignorait l'existence? Eetu ne pouvait le savoir que si la mère de Stéphane lui avait écrit, à l'époque. Peu probable: elle ne devait même pas connaître son adresse en Finlande. De plus il ne ressemblait pas assez à Eetu (il ressemblait surtout à Atte, comme personnage finlandais "de souche", et à Mika) pour qu'en le voyant au cinéma celui-ci y pensât. Eetu ressemblait plus à Ari, dans la limite de ce qu'il avait pu voir sur les photos.
Stéphane s'était rendu compte que depuis l'expérience cinématographique il se préoccupait trop de son apparence, tout en s'en tenant à des objectifs réalistes: ne rien esquinter, d'abord, s'en tenir à une simple discipline corporelle, sans chercher à se sculpter musculairement. Il avait appris que sa prestation dans "Dent pour dent" avait été appréciée, dans un film oh combien plus réaliste et sinistre que l'autre et qu'il y avait quelques articles sur lui dans des magazines: ces articles n'utilisaient que les images extraites de séries et films, déjà sélectionnées à cet usage (éventuel) par lui et VTP: n'imprimer que ce qui avait déjà été vu au cinéma ou à la télévision, ainsi que les interviews "préfabriquées" juste après le film chez VTP.
Le public ne savait ainsi rien de lui à part comme acteur: "Erwann d'Ambert peut devenir un personnage (un peu) public si le public s'y intéresse, mais pas Stéphane/Aymrald". Atte lui envoya des copies d'articles et de citations dans des émissions. Quoique l'on pût en penser, ce qui était sûr, selon Stéphane, c'était que tout ceci était prématuré: on ne pouvait pas le juger sur si peu de rôles "consistants" et dans un système où les rôles étaient préparées "à l'auriculaire près" donc faisaient les acteurs, et non l'inverse: il suffisait d'être patient, appliqué, d'avoir de la mémoire, de l'équilibre et une aptitude à certains mouvements rapides. VTP ne laissait rien au hasard, d'autant moins que les réalisateurs estimaient qu'Erwann d'Ambert ne serait jamais un vrai acteur puisque n'en ayant pas le temps, professionnellement. Suivant fidèlement les rails en imitant fidèlement (sans caricaturer) les expressions du modèle virtuel, en plus des mouvements, il parvenait à en donner l'illusion. La façon de filmer et le rythme d'action faisaient le reste, l'émilianomètre ayant déjà vérifié que le physique passerait bien à l'écran. Dans "Dent pour dent" les mouvements étaient moins compliqués (y compris les mouvements de caméras) et les scènes filmées de moins loin: la critique avait pu voir qu'il n'était pas qu'un robot programmable, d'après ces articles. En fait c'était tourné de la même façon, mais on voyait mieux la fidélité en détail de l'imitation de ce qui avait été storyboardé avec son modèle virtuel, prononciation incluse. "En fait il pourrait tout jouer", avait conclu VTP, "si on lui montre d'abord l'animation virtuelle: comme un ménate imite des animaux et des voix, sans avoir besoin de comprendre ni de ressentir". Stéphane n'était pas un imitateur de timbres (contrairement à Adrien de "Millénium") mais un bon imitateur de prosodies, grâce à l'apprentissage de nombreuses langues très tôt chez Kermanac'h. Ceci ne signifiait pas qu'il serait utilisé dans n'importe quel rôle: il y avait bien assez de jeunes acteurs disponibles pour ça (et disponibles toute l'année, eux) chez VTP, qu'un film pouvait emprunter dans telle ou telle série.
Stéphane savait qu'il ne vaudrait pas grand chose comme acteur hors de la méthode VTP, à part pour des rôles de plante décorative qui ne l'auraient pas intéressé. Tout était prévu: il n'y avait qu'à suivre l'entraînement (intéressant) puis faire la même chose pendant le tournage, en imitant son personnage virtuel à l'auriculaire près, et ça marchait. L'entrainement virtuel comportait des cibles lui indiquant en continu où il devrait regarder, y compris les mouvements rapides dans une autre direction: ça aussi, c'était entièrement prévu et optimisé au stade du storyboard virtuel. D'où l'intérêt pour VTP d'utiliser quelqu'un ayant peu de personnalité, comportementalement, donc apte à en imiter bien d'autres, moyennant de la mémoire et de la souplesse. Le "jeu" et la "personnalité" que beaucoup avaient pensé être de lui chez le personnage Emilien était une imitation fidèle de ce que VTP avait déjà mis au point pour l'autre acteur. Ca marchait aussi avec lui "mais en pire", vu son aspect (autre regard, trop blond, canines "stéphanoises", etc), d'où plus d'attention du public que prévu vers ce rôle. VTP l'avait réutilisé sans modifier le rôle "Emilien", la phrase sur le café et les dents existant déjà.
Grâce à cela (devoir détecter et mémoriser les expressions sur son personnage virtuel, pas uniquement la gestuelle et l'élocution éventuelle) Stéphane était devenu un peu plus attentif aux expressions des autres au point de commencer à en deviner certaines chez des Finlandais et Finlandaises qu'antérieurement il aurait estimés inexpressifs. Les "androïdes surgelés" le lui semblaient maintenant un peu moins qu'au début. Il s'apercevait qu'en fait ils se comprenaient avec très peu de mots (la complexité de la grammaire finnoise y étant pour beaucoup, persistait-il à penser) et quelques expressions en filigrane. Ce n'était donc pas de la télépathie, même s'il n'était pas encore capable d'en extraire autant de sens qu'eux.
"Dent pour dent" sortit en Finlande en version finnoise, bien que ce film plus modeste et situé dans un cadre trop français (violences urbaines) rentabilisât ce doublage de façon moins évidente que "Les miroirs du temps", mais depuis qu'il y avait un futur (au moins dans l'usage) dans cette langue, autant ne pas s'en priver. VTP estimait aussi que puisque le précédent avait bien marché, autant essayer aussi avec celui-ci, surtout face au peu d'offre de films étrangers doublés en finnois (il y en avait, mais pas tant que ça), et en comptant sur les fans d'Erwann d'Ambert (ils avaient appris qu'il y en avait) pour aller le voir, bien qu'il n'eût pas un des rôles principaux.
Le futur finnois était maintenant mentionné par certains manuels de grammaire locaux en signalant "forme en voie d'apparition surtout sur internet et dans les doublages de films étrangers, mais non encore adoptée officiellement".
Il y eût un débat radiophonique sur le futur en finnois où l'on réinvita Erwann d'Ambert et d'autres étrangers travaillant en Finlande, ainsi que quatre auteurs et deux scénarises finlandais qui l'utilisaient déjà (parmi d'autres). Quand ce fut son tour:
Erwann- j'espère que cet usage se répandra car ça simplifie grandement la compréhension et l'expression, de plus cette construction se mémorise facilement à partir de celle du conditionnel. Souvent, j'avais du mal à dire quelque chose en finnois parce qu'il me manquait le futur. Maintenant je le peux, et je remercie les Finlandais qui ont eu la bonne idée de le créer et de le populariser par internet. Le conditionnel futur est lui aussi fort utile.
Stéphane avait dit "les Finlandais qui ont eu la bonne idée de le créer" pour rappeler que ce n'était pas un artifice de traduction improvisé par VTP, mais une avancée purement finnoise. Lancé dans le grand public par "les miroirs du temps" (en dehors de ceux qui l'utilisaient déjà, surtout sur internet ou Lioubioutchaï 2) le futur rencontrait peu de "réfractaires" en Finlande: s'il se répandait lentement dans la population non "branchée" c'était par l'habitude de s'en passer, quitte à ajouter des mots pour ne pas confondre avec le présent. Les SMS (et leur équivalent Lioubioutchaï 2) contribuèrent à l'emploi du futur, car ça évitait de taper des compléments de temps pour l'évoquer.
L'une des évolutions perceptibles dans le système scolaire finnois fut la baisse de demande d'apprentissage de l'anglais au profit du russe. Pas un basculement massif (la demande de russe avait aussi progressé au détriment d'autres langues: pas uniquement l'anglais, mais c'était la première fois que le nombre d'écoliers apprenant l'anglais avait baissé significativement), mais un signe de la perte d'influence des Etats-Unis, dans l'esprit de ces parents (pensant à l'avenir de leur enfant) par rapport à la Russie, depuis le Lioubioutchai2, son réseau SPS qui avait mis hors jeu le GPS (trop flou et trop cher) et le raz-de-marée AK dans le domaine de l'informatique grand public comme professionnelle.
Stéphane eut de nouveau du travail d'industrialisation car BFR avait envoyé sur place encore de nouvelles machines à akaïfier (Kjell pouvait s'en charger) et coordiner avec tout le reste, les règlages de fonctionnement physique incombant à Stéphane, Timo et du personnel d'appoint emprunté à Olli. Il s'agissait d'augmenter la production des gâteaux "rayon frais", car la consommation de pâtisseries industrielles fraîches (un créneau dont BFRSF avait de fait le quasi-monopole local: l'entrepôt chargeait quotidiennement des camions appartenant à de nombreux distributeurs finlandais) et de gâteaux glacés avait fortement augmenté, d'autant plus que dans les tests comparatifs celles de BFRSF semblaient engendrer moins de cholestérol "c'est moins naturel mais c'est plus sain pour les artères", avait conclu l'étude, quelque "paradoxale" que parût cette information. Les Finlandais se réfugiaient-ils dans la nourriture face à la récession économique? Le pourcentage d'augmentation de la demande était maximal dans les grandes villes pleines d'entreprises de haute technologies et des sociétés de services diverses dont elles étaient les clientes principales. BFRSF embaucha Viivi Tyynelä (rien à voir avec la Viivi du secrétariat), jeune "ingénieuse" électronicienne passée des serveurs de téléphonie mobile aux gâteaux industriels. Lunettes, mais à part ça tout à fait finlandaise comme on les imaginait en France. Ajoutée à l'équipe de Stéphane, remplaçant théoriquement Seppo (électronique) mais pas en pratique, car elle n'avait pas sa puissance physique pour les "cas difficiles". Pour cela, Stéphane devait faire appel à d'autres, dont Ville Syvalahti, un ingénieur mécanicien de 23 ans du "bon côté de l'anonymat finlandais" avec un sourire publicitaire sans être ostantatoire, d'un blond très doré (ce qui n'était pas "anonymat finlandais") laqué en arrière en formant banane au démarrage, mais pas comme celle d'un personnage de bande dessinée. Il était assez solide mais d'une taille en dessous de la moyenne pour sa tranche d'âge ici: 1m81.
On dût désassembler d'un des ateliers et réassembler dans l'entrepôt n°2 trois des bureaux qui avaient été "improvisés" là parce qu'à l'époque il restait de la place, place réclamée par les nouvelles installations, qui, elles, ne pouvaient aller dans l'entrepôt pour raison de connexions de toutes sortes (en particulier solides, pâtes et liquides) et de la nécessité d'une dalle de sol robuste.
Viivi n'avait vu ni une des séries ni les films ni l'interview télévisée donc considéra Stéphane juste comme son chef de service dans l'usine. On lui avait dit qu'il était français mais ça ne s'entendait pas trop dans son finnois et ça se voyait encore moins sur lui (les yeux verts? Timo aussi...), donc elle oublia vite ce paramètre.
Viivi- beaucoup mes collègues de travail achètaient de ces gâteaux, à Helsinki. J'ai pensé que c'était une activité qui se portait bien, en apprenant qu'ils étaient fabriqués ici et non importés de France ou d'Allemagne, malgré leurs noms: "Saint Honoré", "Apfelstrudel"...
Stéphane- en ce moment, ça marche. Nous ne savons pas si cet engoûement durera, mais c'est toujours bon à prendre. De plus nous avions eu beaucoup de départs de personnel, de mai à août, donc il était normal de faire quelques embauches spécialisées.
V- cette usine exporte-t-elle certains de ses produits?
S- certains sont exportés en Suède et en Norvège: ceux que l'usine danoise ne fabrique pas. La liste peut être consultée dans les données commerciales: je ne la connais pas par coeur, car je m'occupe de fabrication et non de vente.
V- les ventes ont-elles augmenté vers la Suède, depuis le lancement du Lioubioutchaï?
S- oui, nettement.
V- vous avez du matériel AK, ici.
S- oui, ça date de bien avant le Lioubioutchaï. Il n'y a pas de fabricant français d'ordinateurs: nous sommes un pays de tradition agricole et d'industries anciennes, comme les autos, les trains ou les avions.
Stéphane voulait dire "puces incluses". Des sociétés se contentant d'assembler des PC à partir d'organes importés, il y en avait eu dans la plupart des pays, avant que la vague AK ne détournât le grand public de ces productions archaïques et coûteuses.
V- la Russie aussi, mais ils viennent de changer de créneau.
S- si ça n'avaient pas été les Russes, ç'auraient été les Chinois
V- possible. Oui, je pensais que l'invasion technologique viendrait de Chine. Mais les Chinois ont bien moins de satellites: ils n'auraient pas pu lancer si vite le réseau Lioubioutchaï 2.
S- si les Chinois décident de faire massivement du lancement de satellites relais, ils auront vite un réseau encore plus puissant. Tout est possible, là-bas.
V- qu'allons-nous devenir?
S- ni les Russes ni les Chinois n'ont lancé d'offensive pâtissière ni laitière: je pense que nous avons plusieurs années de paix économique devant nous, dans notre secteur.
V- mais si les gens n'ont plus les moyens d'acheter nos fromages, nos saucisses et nos gâteaux?
S- les Russes les achèteront, puisqu'ils s'enrichissent. De plus, les ventes augmentent, depuis la crise: ce que les gens ne dépensent plus en téléphonie mobile payante, ils le mangent.
V- cela se peut. Dans quelques mois ça va faire vendre beaucoup de rameurs et de vélos d'appartement, pour éliminer tout ce gras d'avoir trop mangé.
S- je nage dans le lac: c'est très efficace.
V- l'eau est bien trop froide...
Viivi était une Finlandaise urbaine. Etaient-elles plus bavardes que les Finlandaises rurales, où était-elle un "cas" comme Atte?
Elle lui dit qu'elle n'imaginait pas, avant d'arriver ici, qu'il fallait autant d'informatique et d'électronique pour fabriquer de la nourriture. Le système géré par Kjell l'impressionna, avec la visite en virtuel, de l'intérieur, de toute l'installation, ou l'on pouvait voir (en simulation pilotée par les mesures réelles) ce qui se passait en temps réel dans ces machines totalement fermées pour raison d'hygiène. Il y avait des endroits où l'on voyait directement les produits, en particulier sous les tunnels de plexiglas (plus récemment de polycarbonate) des convoyeurs, ainsi que via des hublots de certaines installations, mais faire le trajet complet en virtuel de l'intérieur était une toute autre sensation, surtout avec les lunettes à immersion. Pendant sa pause après le déjeûner (certains faisaient la sieste, ayant lu sur internet que c'était bon pour la santé) elle questionna Oskari sur les éoliennes, pour savoir quelle part de la consommation de l'usine cela couvrait. Il lui montra l'historique de production de chacune, en bleu, et en orange la courbe de consommation de l'usine: "en ce moment, nous sommes excédentaires. Nous revendons du courrant au réseau. C'est la géothermie qui fournit une partie de la chaleur, l'électricité ne sert que pour dépasser 84°. Sans la géothermie, il faudrait bien plus d'éoliennes. BFR envisage de faire un autre forage, bien plus profond, si la demande augmente encore".
Ville Syvalahti plancha intensément sur le modèle virtuel de l'usine, hors temps, tout en accompagnant Stéphane partout car il fallait un "co-superviseur" dans l'usine, avait constaté BFR, surtout avec l'augmentation des installations et plus encore avec les projets à venir.
C'était ce qui était en cours de négociation: BFR, fort de son expérience dans ce domaine en France et dans bien d'autres pays, proposait aux Finlandais de forer une vraie centrale géothermique, capable de fournir du courant à très bas prix à toute la région, en échange de la réalisation par les chemins de fers finlandais d'une voie ferré jusqu'à l'usine ("il y avait eu un tel projet dès 1926...") permettant un transport direct jusqu'aux ports en s'embranchant sur la ligne existante à Tempere. En option, une ligne vers l'ouest pour Seinäjoki. Les autoritées locales étaient pour (à condition que la voie continue au delà de l'usine pour desservir plusieurs bleds), en raison des nombreux accidents de camions: le bois aussi prendrait le train. Le gouvernement finlandais était en train de négocier avec BFR sur ce point, sans passer par BFRSF, d'où le fait que cela ne fît pas partie des instructions transmises à Stéphane. D'autant moins que cela ne se ferait peut-être pas. La réalisation de la voie ferrée occuperait nombre de chômeurs apparus pendant cette crise, au lieu de les indemniser à ne rien faire. Le coût serait donc raisonnable. Toutefois, la Finlande avait-elle besoin de cette grosse centrale géothermique dont la production à prix imbattable conduirait à abandonner plusieurs projets nucléaires? Ce pays aussi avait un "lobby nucléaire". Des écologistes émettaient des doutes sur cette technique: risque de fissures vidant les lacs vers les forages multikilométriques (non: même si cela c'était produit, ça n'aurait draîné que peu d'eau pendant peu de temps), risque de réchauffage du sous-sol et de déséquilibre des terrains, etc. D'autres y étaient favorables puisque ça allait éviter du nucléaire (la cinquième centrale nucléaire envisagée). Certains nationalistes se demandaient s'il était raisonnable de mettre la production électrique de toute une région aux mains d'un groupe étranger qui avait déjà envisagé de délocaliser l'usine BFRSF. "Justement: s'ils font la centrale, ils ne délocaliseront pas: ce serait perdre trop d'investissements. Les forages, il n'y aucun moyen de partir avec". Mika savait qu'on lui "collerait" la gestion de cette nouvelle installation: une responsabilité supplémentaire qu'il aurait préféré voir attribuer à quelqu'un d'autre, tout en estimant que la géothermie était une bonne solution en soi: les installations de chauffage géothermique de l'usine n'avaient jamais eu de problème. L'écrasement de la conduite de dégivrage n'était pas lié à cette technique: si l'eau avait été chauffée au gaz, le résultat eût été le même. Timo savait (car il était un des rares auxquels Mika parlait, en dehors des parties d'échecs à trois) que Mika ne se sentait toujours pas à sa place dans ces tâches de "superviseur électrotechnique": Timo comprenait que Stéphane ne pût pas s'occuper de tout, donc eût besoin de "contreforts" pour les domaines qui n'étaient pas directement la modification d'installations alimentaires, mais le choix de Mika lui semblait lui aussi prématuré: ce "brave garçon" n'était pas fait pour ça, et n'avait pas osé refuser non plus (trop réservé) donc s'y appliquait d'autant plus pour ne pas échouer, mais aurait préféré une tâche plus simple: être un des ouvriers de l'équipe de son remplaçant comme superviseur électrotechnique. Stéphane, lui, ne voyait que le travail accompli, qui était correct. Il n'avait aucune idée du "contre-emploi" que cela imposait mentalement à Mika, ce dernier ne lui en ayant jamais parlé, d'autant moins que ses parents étaient fiers (à sa place) de cette promotion inattendue pour un simple manutentionnaire. Oskari ne remarquait rien du tout: lui, il faisait tout ce qu'il pouvait, avec une curiosité boulimique d'en apprendre toujours plus. Timo suggéra de les permutter.
Stéphane répondit à Timo:
S- ce n'est pas à moi de prendre de telles décisions: c'est à la direction finlandaise de l'usine. Mika t'a-t-il dit qu'il ne voulais plus faire ce qu'il faisait?
T- il ne l'a pas dit, mais je l'ai compris.
S- tant qu'il ne le dit pas, il ne faut pas en tenir compte. Il a gagné le tournois d'échecs, et il est bon en langues: je crois qu'il est plus intelligent qu'il ne le suppose. S'il n'a pas confiance dans son cerveau, c'est uniquement parce que jusqu'alors personne ne lui avait jamais demandé de s'en servir, mais c'était une erreur: il fait correctement ce que l'usine attend de lui, donc il n'y a pas de problème. Même s'il y en avait un, la décision ne m'appartient pas. Théoriquement, nous pourrions découper la fonction en deux: Mika à l'électrotechnique classique de l'usine, qu'il connaît déjà, Oskari à la centrale géothermique, à condition qu'il y ait quelqu'un de plus pondéré avec lui, mais nous n'avons pas encore de deuxième exemplaire de Kare donc je ne sais pas qui. Ville est en rôdage et ne peut pas encore servir de sous-directeur technique. De plus il faudra aussi trouver un assistant pour Mika, en plus de Martti.
T- et si tu prenais la géothermie?
S- ça fait trop de choses à vérifier pour un seul superviseur. J'y serai, pendant les travaux, avec Ville, mais BFR veut plus de monde donc que Mika y soit aussi.
T- tu as déjà une partie de la solution: le quelqu'un de plus pondéré avec Oskari, ce sera toi.
S- on peut essayer. Je vais proposer cela à BFR.
Les habitants de la région était majoritairement pour ces nouveaux projets: ils y gagnaient à la fois du courrant moins cher, et le train (enfin!), voire quelques emplois pendant la réalisation des voies et des forages géothermiques, si BFR n'expédiait pas sa propre équipe de spécialistes sur place. Des spécialistes de la géothermie importés, peut-être, mais pas les nombreux ouvriers recrutables sur place pour effectuer les travaux dirigés par ces spécialistes: BFR semblait avoir des difficultés pour recruter des non-Finlandais acceptant d'être envoyés dans cette usine, au point de devoir en choisir un qui ait des origines finlandaises (on supposait cela de Stéphane depuis le début), quitte à le puiser dans une série télévisée.
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Ce fut mi-novembre que Stéphane apprit que le chantier géothermique finnois était décidé. Ce seraient lui et Mika qui s'occuperaient des travaux: "c'est une industrialisation nouvelle, donc c'est pour vous. Quant à Mika, c'est vous qui l'aviez choisi pour la production électrique et c'est lui qui devra gérer la centrale, donc il faut qu'il participe aux travaux pour la connaître à fond". L'équipement électrique de VTPSF était achevé donc Mika n'avait plus à y travailler.
BFR n'avait pas validé l'hypothèse Oskari: trop jeune et trop petit pour être crédible comme chef de chantier. L'ex-manutentionnaire Mika avait plus la carrure de l'emploi. Ville qui avait beaucoup appris participerait aussi à cette gestion de chantiers.
Stéphane- vous allez donc tout m'expliquer. Je n'y connais rien, en forages, à part ce que j'ai lu dans la doc de l'usine. Il faut envoyer un spécialiste pour le forage proprement dit.
- vous l'aurez pendant dix jours. Votre équipe apprendra de lui et continuera les travaux. Nous en avons besoin ailleurs et venir en Finlande ne l'emballe pas du tout
S- mais ce n'est pas le goulag, ici. Il faut arrêter de raconter ça à tout votre personnel...
- les réputations négatives sont très difficiles à défaire, surtout vu le nombre de décès cette année. Mais si ce que vous dites est vrai, peut-être qu'il restera quelques jours de plus, mais nous ne pouvons pas vous le garantir. Prévoyez que vous l'aurez dix jours et buvez toutes les connaissances pratiques que vous pourrez en extraire. Dix jours ouvrés, ça fait deux semaines civiles.
Une voie ferrée provisoire allait être posée (sans passer sur les lacs, toutefois...) rapidement sur traverses classiques pour l'acheminement du matériel pour les travaux, qui servirait aussi à tester la qualité du sol pour la vraie voie, ultérieurement. Les premiers convois n'iraient donc pas jusqu'au village, la voie n'étant pas "fiabilisée" pour autoriser le transport de voyageurs.
Timo finit par trouver, dans le personnel, quelqu'un pouvant jouer un rôle proche de celui du regretté Seppo. Il s'appelait Saku Parikka, et était dans une des équipes techniques d'entretien général du matériel auxquelles Stéphane n'avait pas eu affaire: comme on le lui avait annoncé avant son départ, il n'avait eu l'occasion de travailler qu'avec une quarantaine des 538 employés (le nombre avait baissé, des départs pour la "bulle télécom" ayant déjà eu lieu pendant la première partie de sa mission) de l'entreprise.
Saku Parikka, 27 ans, 1m88, 78 kg, coiffure "cache-lunettes", eût été sans lunettes anonymement finlandais mais sans surcharge pondérale. Il était d'un sérieux 100% finlandais tout en ayant fait preuve d'initiatives valables pour limiter les pertes de matières premières et produits semi-finis lors des pannes générales qu'avait connues l'usine. Ce fut lui que Stéphane prit comme bras droit pour la géothermie, en plus de Mika, l'électrotechnique "courante" étant confiée à Oskari qui allait devoir recruter seul des "gars" pour les problèmes éventuels. Allaient-ils prendre au sérieux un "chaton informaticien" comme lui? Pas sûr. Alors il fut convenu qu'il demanderait du personnel à la direction, en cas de besoin, qui le lui "mandaterait" et lui donnerait ses ordres de mission. Oskari n'aurait qu'à vérifier que le travail serait bien fait, en plus d'en faire sa part, et rédigerait des rapports pour la direction (ici et à Rennes). C'était ainsi que faisait Stéphane du temps de Paakkinen.

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