vendredi 10 avril 2009

chapitre N-43

Jürgen le conduisit à son bureau. Ordinateurs, écrans comme dans une régie vidéo. Il lui expliqua que de là on pouvait vérifier le fonctionnement de toute l'usine, et entrer en communication avec les gens qui s'occupaient de telle ou telle production sans perdre de temps à y aller. Il lui expliqua comment sélectionner les sources d'images, et le son parmi les images affichées sur les écrans. Il y avait aussi de la télémesure, mais elle n'avait été qu'en partie installée par les prédécesseurs de Stéphane: une part de sa mission consistait à terminer ce système de télémesures de façon à permettre à l'ordinateur central de tout gérer. Il fallait aussi modifier des systèmes de transmissions de données existants. Jürgen fit apparaître une image: un "animal cavernicole" penché sur l'écran (à s'y cogner le nez ou le front) d'un des ordinateurs du secrétariat. Physique un peu mou tout en étant plutôt mince, abat-jour de cheveux incolores, c'était Vertti Pollari, l'ingénieur système de BFRSF. Jürgen lui demanda de venir à la "tour de contrôle".
Dans cette usine, comme chez BFR en France, tout le monde portait des blouses grises (gris moyen pour les chefs de services, gris clair au niveau de base) pleines de poches, des pantalons gris aussi, plus des gants et des toques de cuisinier ou des calots de chirugien (au choix) dans toutes les zones "à contact alimentaire possible". Il y avait des lignes de couleurs ajoutées aux revers ou épaules, correspondant au type d'emploi principal du personnage. Le code couleurs n'était toutefois pas celui de BFR en France: il allait falloir le réapprendre. Jürgen avait remis à Stéphane une blouse gris foncé décorée d'une bande bleue bordée d'une rouge: "superviseur général de modernisation", lui dit-il. Pour Stéphane, ça évoquait Paris, mais sur cette bande le bleu était plus électrique qu'outremer. Il serait donc le seul à porter ce motif, comme ses prédécesseurs. Ici, l'habit faisait le moine, ce qui économisait autant de mémoire d'identification aux gens. Le tissu était léger, ininflammable (mais sans amiante) et les poches pratiques: certaines fermaient par des zips, d'autres par du velcro. Il y avait une sorte de cartouchière, sur la face interne, pour stylos ou petits outils.
Vertti Pollari, 28 ans, "galonné" magenta fluo (c'était donc le code pour l'informatique) faisait un petit mètre quatre-vingt (il devait l'atteindre s'il se tenait droit, mais c'était rare), avait de petits yeux incertains, comme deux glaçons bleutés n'ayant pas tout à fait fini de fondre, un visage trop ovale pour un Finlandais, des cheveux albinos et trop fins (pas dégarnis: juste fins et inertes, probablement depuis toujours) qui pleuvaient en saule, presque pas de lèvres (la Finlande n'était pas le Congo, mais tout de même...) et des mains de pianiste. Son regard initialement "déconnecté" focalisa immédiatement vers l'AK50 que Stéphane avait ouvert devant lui sur le pupitre, et là, le personnage devint moins "endormi cavernicole", disant en finnois à Stéphane:
- ils ont buriné le système en ROM: on ne peut pas le bidouiller. Dommage, parce qu'à part ça, c'est une bonne bécane...
Pour la première fois, un Finlandais venait de s'adresser directement à lui (au lieu de passer par Jürgen) et pour dire une phrase un peu étoffée. Stéphane dût recourir à son souffleur pour comprendre ce qu'avait dit Vertti, bien qu'il eût potassé le jargon informatique finnois. Puis:
Stéphane- en ROM, ça limite les virus.
Vertti- on peut dire ça. C'est sûr que pour 95% des utilisateurs, le système en ROM, c'est un avantage. Quand on veut y faire tourner un vrai Linux, on est coincé.
S- donc dans le système de l'usine, c'est un vrai Linux.
V- oui, reconfiguré au fil des besoins de l'usine. Autrefois c'était sous VMS, et encore autrefois en OS370. Nous n'étions pas nés...
Verrti fit défiler des fichiers de configurations puis des "sources" sur l'un des écrans (catodiques) de la régie informatique dont disposerait Stéphane, trop vite et en commentant trop vite. Stéphane lui fit signe de s'arrêter, en voyant quelque chose sur l'écran. Vertti ne semblait pas fan de la souris: il faisait tout au clavier par des fenêtres "console", n'utilisant même pas la souris pour passer de l'une à l'autre: il devait connaître des raccourcis clavier permettant de le faire directement. La fenêtre principale était occupée par l'éditeur Emacs. Stéphane pensait qu'il fallait être maso pour utiliser Emacs, ou mordu comme Vertti.
Stéphane- il y a encore du Fortran...
Vertti- bienvenue à Jurassik Park! Eh oui. Et du vrai: du 66, pas du Fortran pour dame... Même s'il y a aussi du 77. Il y avait même des patches en assembleur, mais on a dû les remplacer par du C parce que sur les mutliprocesseurs, l'assembleur, bon courrage.
Stéphane fit signe à Vertti de ralentir, qu'il pût chercher certains termes. Vertti ralentissait provisoirement, puis réaccélérait instinctivement vu le nombre d'informations qu'il estimait devoir fournir à Stéphane sans perdre de temps. Il était capable en informatique, comme tout ceux qui avaient eu un Atari ST (ou équivalent) dès dix ans et ne s'en étaient pas servi que pour jouer, mais il n'était pas virtuose comme Vertti, ni surtout comme avait l'air de supposer Vertti. Les histoires d' "inodes" Linux (hérités d'Unix), il ne s'en était jamais préoccupé, le système russe étant conçu un peu autrement pour être moins lourd tout en étant plus redondant dans sa gestion de fichiers.
Vertti s'intéressa aussi au "souffleur": pas la machine si son logiciel: ça, il connaissait, mais la poignée "tout le clavier dans une seule main" l'épata: il ne connaissait pas.
Stéphane- on peut programmer couché, avec ça, en mettant l'écran à côté du lit.
Vertti- ça s'achète où?
S- un électronicien de BFR l'a fabriquée. Ca ne doit pas être compliqué à imiter. Il y avait déjà eu ce genre de chose dans les années 80.
V- je demanderai à Seppo.
Stéphane chercha Seppo là où il était censé être, l'y trouva (tout le monde avait des badges électroniques, permettant au système de les situer, tout en évitant toute intrusion) et utilisant l'interphone sélectif (ayant vu faire Jürgen, il ne se trompa pas) le fit venir. Entretemps Vertti lui montra d'autres choses, par exemple comment l'ancienne équipe avait (mal) conçu l'interface entre les données préparées par l'autocorrélateur (logiciel importé directement de BFR Rennes) et ce qu'il y avait ici: l'interface consommait à elle seule presque autant de temps machine que l'autocorrélateur, alors qu'elle ne faisait rien de "savant". Vertti était en train de la réécrire.
Arrivée de l'électronicien Seppo: 26 ans, un peu plus grand que lui (1m88, disait la fiche), un "fier à bras" à mâchoire américaine, cheveux très courts plantés dru ébouriffés en "hérisson à contresens", puisque pointant vers l'avant. Le nez n'était pas idéal, mais acceptable (sauf chez VTP). Une fois de plus, Stéphane se demandait si VTP aurait mis tel ou tel personnage dans une de ses séries. Vertti: en aucun cas, Seppo: non, à cause du nez et de traits un peu primitifs par rapport ce qu'acceptait VTP: Seppo n'avait rien d'un primate, mais il n'était pas non plus "fait par logiciel". Jenna: oui, bien que VTP eût trouvé mieux dans son casting dano-suédois. Il n'avait pas prêté assez d'attention à Aleksi pour le classer: ce serait peut-être "oui de loin mais non de près", ou "uniquement pour Au vent du Large".
C'était la première fois depuis trois ans que Seppo entrait dans la "tour de contrôle" du superviseur (Stéphane, désormais). L'installation semblait avoir été améliorée: Stéphane voyait tout et pouvait tout entendre, de là, réalisa-t-il en voyant les écrans. Si en plus il comprenait le finnois (un peu? Beaucoup? L'un de ses parents était peut-être d'ici, vu ce dont il avait l'air. BFR ne l'avait pas choisi par hasard) il faudrait s'en méfier.
En arrivant, Seppo avait dit à Vertti, après avoir vu Stéphane: "Atte ne nous avait pas dit qu'il avait un frère", puis s'intéressa au problème de réaliser un bidule jouant le même rôle que la poignée-clavier du "souffleur". Inutile de démonter l'original pour ça: électroniquement, c'était simple: lire rotativement toutes les touches très vite, via trois aiguillages "4051" pour récolter les 24 et transmettre les combinaisons par liaison série toute bête à l'ordinateur. Il questionna Stéphane, apprenant de lui que la force de frappe (plutôt de pressage) jouait un rôle, pour éviter de recourir à des combinaisons de trop de touches: c'était donc proportionnel, comme les bons claviers musicaux. Ceci validait l'utilisation des "4051", puisque c'étaient des aiguillages de signaux analogiques. Pour la proportionnalité des touches, Seppo hésitait entre l'inductif et l'optique, ayant écarté d'emblée les potentiomètres à friction car pouvant être sources de parasites par usure, comme ces craquements violents dans les hauts-parleurs que l'on entendait parfois en déplaçant les curseurs de volume sonore d'un poste de radio à curseurs. En optique (optocoupleur à fourche plus ou moins masqué par une languette), il n'y aurait pas ce problème. En inductif ou capacitif non plus, mais les optocoupleurs lui semblaient une solution plus simple à mettre en oeuvre (sinon on aurait mis de l'inductif pour les roues à encoches des rouleaux des boules de souris, estimait-il), de plus on en trouvait dans toutes sortes d'épaves d'appareils électroniques: souris, imprimantes, fax... La gestion des combinaisons transmises par le microcontrôleur serait du ressort de Vertti, qui n'était pas expert en microcontrôleurs mais auquel ça ne devrait pas poser problème, puisque c'était de l'assembleur très simplifié, par exemple dans les "PIC". Pour la récolte analogique, un PIC 16F676 pouvait suffire, d'autant plus qu'il avait les fonctions pour la transmission série. Le 16F628, disponible chez bien plus de détaillants, ne convenait pas, car il n'avait pas de CAN (Convertisseur Analogique->Numérique).
Stéphane estima qu'avec ces deux-là, s'ils réussissaient vite la "poignée clavier" que souhaitait Vertti, et ceci sans avoir regardé dans celle du souffleur, il aurait une équipe valable pour les "bidouilles" de ce genre, or il allait y en avoir, dans l'usine. Seraient-ils des collaborateurs dévoués, ou utiliseraient-ils leur savoir-faire (dont Stéphane n'avait qu'une partie, en plus de n'avoir pas le temps de faire tout ça tout seul) comme moyen de pression pour devenir co-superviseurs de la remise à niveau de l'usine? Seppo semblait "finlandaisement efficace": ne parlait pas plus que professionnellement nécessaire tout en apportant des idées personnelles dans ce travail: il n'était pas là que parce qu'on lui en avait donné l'ordre, mais aussi parce que ça l'intéressait.
Seppo reparti, Vertti montra d'autres particularités du système Linux de BFRSF, dont Stéphane ne comprit qu'une part modeste, et pas uniquement à cause de la langue: Linux, c'était trop compliqué pour lui. Il n'utilisait que ce dont il avait besoin dans l'AK50, sans soulever le capot. Aller regarder dans le source du programme, parfois: pour voir comment faire ceci ou cela dans les siens (AK fournissait beaucoup de petits exemples facilement réutilisables et extensibles illustrant ce que l'on pourrait refaire dans un programme à soi, ou permettant de bâtir ce programme à partir d'une copie d'un de ces exemples), mais les entrailles du système... c'était pour les "ingénieurs système". D'autant plus que chez AK on ne pouvait pas le modifier, comme venait de le confirmer Vertti.
Le secrétariait avait de nouveau besoin de Vertti, signala le gestionnaire de priorités de messages, d'où retour de celui-ci là-bas.
Jürgen- [en français, avec accent mais correct] ne t'inquiète pas: moi non plus, je ne comprends pas grand chose à Linux.
Stéphane- il faut que je comprenne, moi. Si ça se trouve, ce système est plein de rustines et de pontages et nous perdrions moins de temps à le refaire au propre qu'à continuer l'acharnement thérapeutique. Seul un examen fonctionnel peut en décider.
J- oui, mais tu n'as pas que ça à faire, ici. Tu n'auras pas le temps de faire le travail de Vertti en plus du tien.
S- nous prendrons des stagiaires. En France, c'est comme ça que l'on fait, pour avoir de la viande fraîche mordue d'informatique pour moins cher qu'un balayeur. Au fait, je ne suis pas censé parler français, ici: c'est gentil de ta part, mais BFR veut que je progresse en finnois.
J- [en allemand] l'allemand ne t'apportera rien de plus que le français, pour le finnois. Ce n'est pas une langue germanique.
S- je sais, mais l'allemand m'est autorisé. Parlons allemand. Nous parlerons français hors de l'usine, si tu le souhaite.
J- c'est ce que tes chefs t'ont demandé. Mais le français a un avantage: peu de gens le parlent ici, même s'il y en a peut-être quelques-uns. Nous serons moins compris qu'en allemand.
L'anglais était interdit dans toutes les usines BFR de pays non anglophones. Le français était en fait permis, mais fortement déconseillé aux expatriés dans les pays non francophones, de façon à accélérer leur intégration.
Jürgen voyant Vertti revenir au secrétariat, sur l'un des écrans, brancha le son (écoute uniquemement) vers cette zone. Les secrétaires questionnaient Vertti sur "l'ingénieur français". Celui-ci donnait des informations insuffisamment détaillées, vu qu'elles requestionnaient. Le prénom "Atte" avait été cité plusieurs fois: Vertti avait dû dire que Stéphane était "à peu près comme Atte sauf ceci-cela". Puis il cita plusieurs fois l'AK50, Linux, le Fortran, ce qui suffit à faire baisser l'empressement féminin à lui soutirer des informations.
Les Finlandaises n'étaient donc pas toutes aussi dénuées de curiosité pour Stéphane (qu'elles n'avaient pas encore vu, à moins que Paakkinen leur ait montré une photo, mais dans ce cas Vertti n'aurait pas eu à fournir de description) que Jenna lui en avait donné l'impression. Il chercha à les identifier au trombinoscope, identifia Heidi et Viivi sans trop de risque d'erreur, mais les autres rien qu'à la vidéosurveillance il n'était pas sûr: trop "Finlandaises de grande série".
Heidi avait l'air d'être la soeur de Seppo, mais coiffée très long, et faisait un peu nageuse est-allemande: plus impressionnante que belle, mais ça pouvait plaire à ceux qui n'aimaient pas les petites choses fragiles et qui, plus tard, ne voudraient pas avoir à déplacer les meubles à la place de leur femme. Le bouchon de bocal de cornichons capable de résister à Heidi n'avait pas encore été fabriqué.
Premier problème technique: il n'arrivait pas à faire fonctionner la connexion entre le RV50 et le système de l'usine via les ports USB, contrairement à ce qui était prévu, or c'était nécessaire pour introduire les nouveaux logiciels dedans. Appeler Vertti? Pas trop vite: Vertti risquait de découvrir à quel point le nouveau superviseur était dépendant de lui, s'il n'arrivait pas à faire quelque chose d'aussi sommaire que d'interfacer les deux systèmes.
Pourquoi? Pour pouvoir taper avec le clavier français de son AK50. Celui-ci lui permettait de taper aussi bien du français que du finnois (sauf certains noms propres d'origine suédoise. Stéphane tapait alors a°, puis faisait à la fin une subsitution pour remettre le rond sur le a, car ce qui était directement possible sur une machine à écrire "azerty" en utilisant la touche de recul d'un pas avant de taper la bulle n'était pas possible en informatique), alors que l'on ne pouvait pas taper directement en français sur un clavier finnois. Même pour la programmation, mieux vallait avoir tous les signes à leur place habituelle, quand on avait l'habitude depuis longtemps de taper sans regarder (ou juste pour les signes servant rarement).
Stéphane fit un programme d'interface en C (il savait comment ça marchait côté AK: il était donc plus simple d'adapter l'usine à l'AK que l'inverse) tout en allant chercher via internet (ça, ça marchait: la Finlande était en avance sur ce point, même si avec le Minilog la France rattrappait son retard à grandes enjambées) des informations sur l'accès au port parallèle (qui lui semblait le plus simple à gérer: pas d'histoire de bauds, de bits de début, de stop, de parité, etc). Il transféra ensuite par disquette le source de l'interface côté Linux (non AK) dans le "serveur", recompila sur place, testa, corrigea (si c'était juste pour faire quelques corrections, la perte de temps dûe au clavier finnois était tolérable).
Un câble à connecteurs 25 broches, brancher les deux machines. Essai pour transmettre quelques octets et les lire (de l'AK, il savait le faire, et sur internet il trouva comment le faire depuis Linux. Il fallait le code de passage en "superutilisateur", mais lui, il l'avait, BFR le lui ayant donné car nécessaire pour sa fonction). Primitif, comme système d'échange de données, mais sûr et compréhensible. Ca lui permettrait de ne pas avoir l'air pris au dépourvu quand il demanderait à Vertti de résoudre l'autre "juste pour que ça tourne plus vite".
Cela lui pris toute l'après-midi, mais ceci fait, il pouvait, en lançant les programmes sur chaque machine (sa nouvelle interface Linux dans le système BFRSF, et celle qu'il avait déjà utilisée pour piloter de petits montages depuis l'AK 50), transférer tout ce qu'il voulait dans un sens ou dans l'autre. Il n'avait jamais eu à faire ça antérieurement: c'était pour lui une grande victoire, tout en étant conscient que Vertti aurait su le faire en quelques minutes. Il était (modestement) autonome dans sa communication avec le système (Vertti aurait peut-être mis un mouchard...) donc décida qu'il ne mentionnerait pas ce qu'il venait de faire. Il l'avait mentionné en cours de travaux (s'arrêtant à chaque étape d'essais pour faire le point: taper la situation au clavier évitait de la laisser fermenter en tête) dans le rapport de travaux pour BFR qu'il avait aussitôt commencé en arrivant. Il noterait tout, y compris ce qui n'aurait pas marché: c'était ce qu'on lui avait appris en stage, puis comme jeune ingénieur de base. Copie cryptée (cryptée à bord du AK50) stockée dans BFRSF en plus du portable, au cas où celui-ci serait volé ou détruit.
Il n'y avait que dans les mauvais téléfilms américains que des bidouilleurs comme Vertti arrivaient à décrypter des fichiers. Dans les systèmes sans clef publique, que n'importe quel enfant de 10 ans pouvait déjà rendre incassables "même en dix milliards d'années", c'était mathématiquement irréversible ("entropique") sans la clef: pire que d'avoir caché un grain de sable quelque part dans le Sahara. Car outre la clef, il fallait connaître l'algoritme, or il y avait bien plus de façons d'en créer (même sans faire très compliqué) qu'il n'était possible de jouer de parties d'échecs différentes. Les systèmes à "clef publique" servaient surtout à l'authentification de la source, plus qu'au cryptage, et comme il existait une relation mathématique entre la clef publique et la clef privée, on pouvait tenter de déduire l'une de l'autre, même si ça demandait beaucoup de puissance de traitement: il s'agissait, pour les systèmes les plus connus, d'une recherche de très grands nombres premiers. Rien de tout ça pour les cryptages personnels, n'ayant aucun besoin d'authentification: la clef était le plus souvent l'algorithme lui-même, ou un énorme fichier servant de crible, ce qui était la méthode mathématiquement la plus simple et 100% irréversible (même avec une infinité d'ordinateurs travaillant pendant un temps infini) car la clef était aussi grosse que ce qu'elle cryptait d'où une entropie mathématique de 100%. Le plus simple était d'imaginer que l'on n'avait qu'un seul nombre cacher, par exemple 85. L'énigme était "A+B = 278", si on ne connaissait pas B il était impossible de déterminer la valeur de A. Avec autant de "B" que l'on avait de "A" à cacher, le fichier d'origine ne pouvait être absolument n'importe quoi.
Pire: on pouvait polluer le résultat, en insérant d'une façon pseudo-aléatoire des données qui ne servaient à rien, avant et après un cryptage par un procédé plus conventionnel. La simple insertion d'une donnée parasite dans un fichier compressé (et non crypté secrètement) suffisant déjà à le rendre inutilisable, une pluie d'insertions de données réellement aléatoires (seuls les emplacements d'insertion ne l'étaient pas tout à fait) rendait le résultat inutilisable. L'inconvénient était que le message codé était plus encombrant que l'original. C'était d'ailleurs le principe rendant incassable la stéganographie et la stéganophonie (idem mais dans une piste audio, produisant un son correct mais transportant en même temps des bits signifant autre chose), cette dernière étant très utilisée (et indétectable) pour transporter une quantité importantes d'informations secrètes dans un simple CD audio. Le truc était d'utiliser un enregistrement "à l'air" (où à la radio), et non un original de CD. Ca donnait un son légèrement altéré par rapport à l'original. On gardait cela comme "matrice", non diffusée. Ensuite, il suffisait changer (ou ne pas changer) certains des bits les moins significatifs de chaque échantillons (le mieux étant de ne pas pratiquer la même densité de changements partout), ce qui altérait bien moins le son que l'altération déjà produite par la copie numérique depuis une K7 (analogique) ou la radio.
A l'autre bout, on faisait un "xor" avec les bits de la matrice et le message était réobtenu, sur les bits destinés à la stéganophonie. Strictement inviolable, car avec une autre matrice le même CD "farci" aurait rendu un tout autre message (par exemple une succession de romans de San Antonio), tandis que la plupart des matrices ne rendait que de la friture. Il était donc impossible de savoir si on avait décrypté le message, car l'essai systèmatique (qui aurait demandé bien plus de milliards d'années qu'il n'y avait de particules dans l'univers observables) serait passé par toutes les combinaisons de bits, y compris des combinaisons ayant un sens cohérent donc faisant croire que l'on avait trouvé.
Avec les systèmes où la clef était bien plus courte que le message, la probabilité d'obtenir un autre message cohérent en essayant une clef incorrecte était tellement faible qu'une exploration automatique pouvait savoir quand elle avait trouvé. Avec une clef aussi longue voire plus (stéganographie ou stéganophonie) que le message, il n'y avait aucun moyen de savoir si les choses cohérentes obtenues de temps à autres étaient les bonnes. Non seulement l'exploration était "incommensurable", mais en plus, dans un océan de restitutions bancales n'ayant que des portions compréhensibles éparses, elle aurait produit absolument tous les messages cohérents que l'on aurait pu stocker avec. Tous, recettes de cuisine moldaves incluses. De même qu'en un temps incommensurablement long, de la grêle tombant sur le clavier (inusable) d'un piano (garanti à perpétuité)aurait fini par jouer la "Lettre à Elise" sans la moindre fausse note: la probabilité de ne jamais la jouer tendait inexorablement vers zéro quand on allongeait (montrueusement) le temps. C'était l'improbabilité de ne jamais rencontrer un concours de circonstances pourtant improbable cas par cas qui expliquait certaines pannes "diaboliques" dans des systèmes complexes: la combinaison perdante (que personne ne connaissait) avait fini par se former toute seule. Juste une fois, mais comme elle avait provoqué la catastrophe, c'était celle-là que l'on remarquait, sans se rendre compte que tout le reste du temps c'étaient d'autres combinaisons de circonstances, tout aussi improbables une à une mais toutes inoffensives, qui s'étaient créées.
Stéphane le savait, et utilisa donc une "clef" (n'importe quel gros fichier audio suffisait, or ils étaient tous gros, en non compressé) bien plus longue que son rapport pour le stocker dans les disques dur de BFRSF.
Une heure avant la fin de la journée, il demanda à Jürgen où était son logement de fonction. Jürgen alla jusqu'à ce que Stéphane avait pris pour une grande armoire métallique, tira la poignée et fit descendre un lit pliant haut sur pattes (cadre en U à l'avant, mettant le sommier à un mètre du sol): à mi-hauteur de l'armoire, en fait, ce qui donnait une cinématique à hauteur constante du centre de gravité lors de la manoeuvre: une extrémité du lit montait le long de glissières pendant que l'autre descendait en avançant. pas de ressorts compensateurs, peu d'effort. Il fallait juste veiller à ne pas encombrer la trajectoire. C'était du 100x210, et non du 190x90: les fabricants locaux n'en était pas restés au format "pour Japonais", eux.
Jürgen- ton antéprécédesseur l'avait fait installer pour faire la sieste à midi, et il y a des toilettes là (il lui montra une porte, à côté d'un des classeurs d'archives. Un wc avec un lavabo à sa gauche).
Stéphane- le bureau sert de logement...
J- c'est provisoire. L'immeuble où était ton logement de fonction a sauté il y a deux semaines. Une vielle dame qui avait oublié du lait sur le gaz en partant chez ses enfants. Le lait à débordé, étouffé le feu, le gaz s'est répendu pendant des jours, et puis boum! Ils en ont parlé à la télé, en avertissant les gens contre le risque du lait non surveillé.
S- donc ce n'était pas notre lait: il ne monte jamais. Au pire, il aurait sèché puis grillé au fond de la casserole, mais il ne serait jamais passé par dessus donc n'aurait pas éteint le gaz. L'odeur de brûlé à sec de la casserole aurait alerté les voisins.
J- c'est vrai: ça aurait dû nous faire de la pub, si la télévision avait mentionné qu'avec le nôtre ça ne serait pas arrivé. BFRSF te trouvera autre chose... Si tu as faim, il suffit de descendre au contrôle de qualité et de faire surgir quelques échantillons pour dégustation. L'usine ne s'arrête jamais mais il y a très peu de monde la nuit.
Stéphane trouva un rangement à peu près vide, y mit ses affaires, et essaya le lit: trop dur. Un cadre à lattes: il fallait être japonais ou finlandais pour dormir là-dessus. Faire acheter un autre matelas dès le lendemain, pour redonner un confort civilisé à ce couchage d'appoint. Pourquoi n'avaient-ils pas mis un de ces sommiers à zig-zag métallique? C'était encore moins épais, donc convenait pour du pliant, et tellement confortable: presque un hamac... Peut-être en remplaçant les lattes trop raides par de plus souples? Mais où s'en procurer? Alors juste un matelas plus profond. Sauf qu'alors le meuble ne fermerait plus. On pouvait mettre un matelas un peu plus épais que la "galette" d'origine, mais pas assez pour Stéphane.
C'est alors qu'il eût une idée, et fit venir pour ça Juha, un des "hommes à tout faire" qui lui avaient été indiqués pour les petits travaux mécaniques par BFR.
Juha était un garçon de taille moyenne pour ici (1m86), moyennement bâti, aux traits anonymes (pour ce pays), avec à peu près les cheveux de Vertti mais plus longs et guidés par un serre-tête en plastique transparent (fréquent dans cette usine, avait-il constaté). Il arriva avec les 56 boulons "poêliers" (tête plate à fentre en croix de faible relief), grandes rondelles et ressorts demandés, ainsi qu'une perceuse et deux visseuses avec les embouts. Perceuse sur secteur, car dans le métal c'eût été trop lent à la visseuse.
Retirer tous les embouts plastique des lattes, ce qui révélait les trous dans le cadre métallique. Finir de percer ces trous (l'autre face). Percer aussi les embouts métalliques et les lattes avec, pour qu'elles ne déboitent pas. Placer les embouts (et lattes) sous le cadre (au lieu de dessus) en boulonnant à travers le tout, avec le ressort sous la latte, maintenus par la rondelle et l'écrou. Juha ayant amené les deux visseuses, ils purent réinstaller simultanément l'extrémité de chaque latte. Après avoir installé la 28ème, Stéphane remit le matelas "galette" et s'y installa. Beaucoup mieux: les lattes dotées de cette nouvelle suspension s'extrémité offraient un confort acceptable: non seulement les extrémités avaient 22mm de débattement grâce aux ressorts, mais en plus elles pouvaient pivoter plus, autorisant ainsi la latte à fléchir plus. Avec un matelas un peu meilleur (sans avoir besoin d'être aussi épais que celui qui aurait gêné la fermeture), ce serait bien Juha qui avait été sobre et efficace lui demanda alors s'il dormait ici. Stéphane expliqua la destruction de l'immeuble, en moins de mots que Jürgen pour ne pas avoir à trop les chercher. Juha lui dit que oui, pour dormir de côté, ça devait être trop dur. Stéphane ne dormait que de côté, comme beaucoup de gens et la majorité des animaux. Intérêt supplémentaire du système: les lattes étant désormais sous le cadre, le matelas s'encasterait dedans (en achetant pas trop grand) ce qui bloquerait aussi les draps.
Il n'y avait pas de draps: l'utilisateur précédent avait dû les emporter, ni de couverture. Stéphane prit la R20 pour aller en acheter (et un matelas digne de ce nom, si possible), mais tout était fermé, et le temps d'aller dans une grande ville, là-bas aussi ça risquait d'être fermé. Etant en voiture, il se rendit à l'adresse de l'immeuble détruit. Facile à trouver: c'était l'un des rares immeubles, donc dépassant des maisons du bourg, et il avait l'air d'avoir joué dans un documentaire libanais. La structure était encore debout, jusqu'au quatrième étage où était le studio de fonction, mais fracturée et noircie ça et là, avec des empilements de gravats vomis sur les balcons par les porte-fenêtres disparues. Seul le rez-de chaussée (l'explosion avait eu lieu au second, selon Jürgen, mais il y avait aussi eu des victimes au troisème, qui était habité à ce moment) semblait encore habitable et était habité par un vieux monsieur habillé tout en noir. Un pasteur à la retraite?
Stéphane explorant l'usine n'y trouva rien qui pût servir de draps et de couverture: il n'y avait que du carton et du plastique, à l'emballage. Après tout, les SDF dormaient dans des cartons, en France, donc ça devait être possible, surtout que lui serait déjà à l'abri des intempéries (pas besoin de film plastique par dessus) et des gens, sur un couchage plus souple qu'un trottoir.
Ce fut donc dans des cartons dépliés (mais neufs) que Stéphane passa sa première nuit finnoise, dans le bureau du superviseur. La porte était déclenchée par son badge ou par commande au clavier, mais pour dormir vraiment tranquille il l'assura avec une petite calle en bois qui était en fait un éclat de palette collée à l'un des cartons. Il fit son lit avec sa parka comme couverture partielle, un sac en toile roulé comme oreiller, le dépliage de cartons par dessus: seul son pyjama imprimé rouge et noir de style "manga" lui rappelait un contexte de sommeil normal.
L'insonorisation était correcte (triples vitrages), et après avoir éteint toute la partie "interface homme machine" du système, inutile à la bonne marche de l'usine, ce fut d'un calme presqu'inquiétant. Le voyage (il s'était levé à 4h20, ce matin), le dépaysement, l'ampleur de la tâche à accomplir: il n'était que 19h50 mais il dormit comme une souche, malgré un matelas "pas tout à fait ça". Il avait programmé le redémarrage de la régie vidéo pour 7h40, le lendemain matin (ça le réveillerait forcément, micro branché donc avec les bruits de fonctionnement de l'usine) mais se réveilla à 6h07, s'étant couché tôt. Il prit donc son temps pour petit-déjeûner, occasion de descendre essayer la charcuterie de hareng de Jürgen (prélevement déclenchage d'échantillons), rédigea en finnois et en allemand une liste de courses (sans oublier les légumes frais) qu'il allait confier à Jürgen car en tant que superviseur il ne pouvait probablement pas s'absenter en cours de journée: ça n'aurait pas fait sérieux. La tenue de travail le dispensait de tout soucis de garde-robe, au moins à l'usine.
Intéressant, le faux saucisson sec: pas trop salé (alors qu'à base de hareng il s'attendait à trop de sel), avec un petit goût "étrange venu d'une autre galaxie", et moins lourd: il y avait de la matière grasse, mais de la "bonne": riche en "Oméga 3". C'était un des arguments commerciaux de cette production. Il prit aussi du fromage: le camembert fabriqué sur place, bien que ce fût marqué "Camembert au lait cru" en français dessus, avec des vaches sur fond de bocage et de village au clocher tout à fait normand. Les indications légales étaient en finnois, suédois, russe et langues baltes, mais pas les langues européennes habituelles: il n'était pas réexporté vers le Sud ni l'Ouest. Il y avait aussi des petits pains suédois fabriqués sur place (Stéphane n'était pas adepte du Montignac). Il se fit des haricots verts sugelés dans un des micro-ondes du laboratoire d'essais. Stéphane notait ce qu'il prenait dans son rapport, tout en sachant que c'était déjà comptabilisé par l'informatique de l'usine: pour prélever des échantillons, il fallait "badger" et taper en plus son code personnel. Dans le rapport, il donna son avis de dégustateur sur les trois marchandises qu'il venait de consommer. Le saucisson marin: très bien. Le camembert: rien de particulier. Les petits pains au sésame: décevants, probablement parce qu'il avait pris par prudence ceux ne contenant aucun "sirop de glucose" et pas trop salés. Ce n'était pas aussi insipide que des biscottes de régime, et le croustillant était plus intéressant, mais il aurait fallu griller un peu plus le sésame pour que celui-ci tînt ses promesses gustatives: se contenter de le cuire avec la pâte ne suffisait pas. Stéphane savait qu'on lui objecterait "une opération en plus donc un coût supplémentaire", et peut-être cette usine n'avait-elle pas de toréfacteur de graines de sésame... Il ne connaissait pas par coeur toutes les installations. Le sésame n'étant pas une production locale, autant l'importer déjà toréfié: c'eût été la solution la plus simple.
Il passa la matinée à tester les systèmes de télémesures en temps réel des installations, une par une, après avoir lu les rapports de ses prédécesseurs à ce sujet pour commencer par ce qu'ils n'avaient pas eu le temps de tester ni réinstaller. Il fit venir d'autres employés que ceux de la veille, en rapport avec les installations examinées. Avant d'avoir à descendre dans l'arène avec les lions, autant en prendre connaissance un par un sur un territoire qu'il connaissait probablement mieux qu'eux (la "tout de contrôle") puisqu'ils n'y avaient pas travaillé et n'en avaient pas les codes. Timo Hyytiäinen aux airs de "Playmobil glouton" finlandais, 25 ans. Beaucoup de Finlandais paraissaient jeunes pour leur âge, de sorte que Stéphane était moins "décalé" sur ce plan qu'il ne l'était en France. Timo était même enfantin d'allure (un enfant trop bien nourri d'1m84), aussi durablement imberbe que Stéphane. Lui aussi (comme quelques autres d'ici) avait ce duvet impalpable, "peau de pêche", montrant qu'il n'avait pas besoin de se raser. Timo lui posa quelques questions sur comment c'était à la "direction mondiale" (Rennes), et sur ce qui s'était passé ces deux années en France: le changement était tel que même des Finlandais étaient au courant. Stéphane fut prudent dans ses réponses, résumant ce que décrivaient les médias les plus neutres. Politique, religion et sexualité étaient les trois sujets à éviter au travail. Premier Finlandais à s'intéresser un peu à Stéphane et à son pays, et pas uniquement à sa mission ici. Il obtint de lui une présentation "relationnelle" des principaux personnages de l'usine: ce que les fiches du trombinoscope de racontaient pas. Certes, ce n'était que l'avis de Timo, forcément subjectif. Si certains ou certaines s'étaient moqués de son embonpoint, il les avait probablement classés comme "gagnant à ne pas être connus". Timo faisait de l'entretien courant sur diverses installations. Il aurait préféré être au contrôle de qualité (où l'on goûtait) mais la direction avait dû supposer que la production nette chuterait si Timo remplaçait Ari à cette tâche.
Timo avait les yeux verts, d'un vert pâle d'eau sur fond de lac gelé. A propos d'Ari, il expliqua que Paakkinen l'avait mis là pour exploiter positivement son narcissisme bien connu dans l'usine: Ari ne prendrait pas le risque de doubler ses "tablettes de chocolat" d'une couche de couenne, donc ne goûterait que le strict nécessaire. Lui. Il le faisait au lieu de déjeûner, de 11h30 à un peu plus de midi, en complètant avec des crudités qu'il apportait, puis vers 18h avant de repartir, en échange de quoi il commençait moins tôt que les autres "de jour" le matin. On disait des tas de choses d'Ari: qu'il était moins intelligent qu'il ne le croyait mais plus qu'il n'en avait l'air, vu que jusqu'alors personne de l'usine ne l'avait battu aux échecs, que sa mère était née dans un Lebensborn et avait ensuite acheté du sperme sur catalogue en Norvège, ou au contraire que contrairement à ce que tout le monde croyait il avait eu un appareil dentaire, photo de classe à l'appui (mais on avait su ensuite que ce n'était pas lui, sur cette photo), qu'il avait été mannequin pour des sous-vêtements (oui, dans un catalogue de VTP allemand), qu'il se dopait, pour faire de la muscu, ou qu'il ne se dopait jamais parce que ça abîmait la peau et les cheveux, et que bien qu'il y en eût plein les salles de gym il n'était probablement pas homo: "parce que pour ça, il faudrait qu'il en rencontre un encore plus beau". Certaines imaginaient qu'il arrondissait ses fins de mois comme gigolo ou "gogo-dancer" dans une autre ville. Stéphane apprit surtout ceci de Nelli et de Ronja, puis songea ensuite qu'elles allaient aussitôt faire courrir d'autres bruits sur lui, au profit du reste de leur public. Toutefois, elles avaient parlé et lui écouté, donc n'avaient pas appris sur lui de choses que les autres ne savaient pas. Nelli: un peu ronde et pas grande (1m72) pour le pays, avec un visage rond à tout petit nez comme si elle avaient eu une origine asiatique, tout en étant blonde "comme un Finlandaise". Pas plus, mais autant. Stéphane avait aimé le dessin félino-asiatique de ses yeux en dégradé radial de vert et de bleu (mais plus de bleu que de vert: il n'y avait de vert qu'au voisinage de la pupille). Bouche de largeur moyenne, lèvres légères, dentition correcte "mais il avait déjà vu mieux chez Småprat". Longs cheveux synthétiques, comme bien d'autres Finlandaises de l'usine, qu'elle enroulait autour d'une sorte de fouchette en bois pour les fourrer plus facilement dans sa toque quand elle en avait besoin.
Ronja était une "Finlandaise de grande série": même blondeur mais cheveux plantés moins épais que ceux de Nelli (décidément, le manque d'épaisseur semblait fréquent, dans ce pays, par rapport aux blondes de l'Europe classique, par exemple allemandes), physique froid, paisiblement fermé. Toutefois, elle était bavarde. Stéphane estima qu'il ne fallait pas boire cul sec tout ce qu'elles avaient raconté sur Ari. Il décida de ne rien penser d'Ari tant qu'il n'aurait pas eu l'occasion de travailler avec lui. Ce pourrait être le cas dans des problèmes d'optimisation des goûts par rapport au recettes, avec l'autocorrélateur: ce logiciel était incapable de goûter lui-même. Tout ce qu'il pouvait constater d'Ari, c'était que VTP l'aurait certainement pris pour jouer dans une série, mais il n'y avait pas de "VTPSF" associé à BFRSF.
Ce fut un peu plus tard qu'arriva... Friedrich 3. Ou plutôt lui en Friedrich 3 mais aux yeux bleus. C'était bien Atte, à ceci près qu'il ne ressemblait pas à celui du trombinoscope, plus ou moins "stéphanois". Ceci inquiéta Stéphane: ce garçon avait dû le voir dans "Au vent du large" en même temps que l'autre qui lui avait donné l'idée de faire ça... et en plus à l'occasion de son arrivée: la veille, il avait aperçu Atte, sur un des écrans, mais "ancien modèle". Si l'on savait trop tôt qu'il était acteur de série télévisé, sa crédibilité comme superviseur de modernisation industrielle s'effondrerait: tout le monde saurait que BFR l'avait juste choisi à vue pour "faire finlandais", sans la moindre considération de compétences.
Atte- tu es le douzième qui me regarde dans les cheveux, depuis ce matin, sans compter les filles...
Stéphane se rendit compte qu'il l'avait examiné aussi tranquillement qu'une image sur ordinateur, oubliant qu'il était réel et vivant.
Stéphane- je me demandais si tu avais fait ça toi-même après l'avoir vu à la télé
Atte- non: c'est "chez Sonja", 27 rue de la gare. Simulation par ordinateur avant exécution. Ca vient d'ouvrir, et du coup, elle m'a affiché au mur, avec la référence "235".
Il allait donc bientôt y avoir une invasion de doriphores dans le coin, supposa Stéphane.
S- rue de la gare? Il n'y a pas de train, ici...
Ca, il en était sûr. Pas de voie ferrée sur la carte, de plus Jürgen le lui avait confirmé pendant leur trajet. Pourquoi s'embêterait-on à transporter tout ce lait par camions sur d'aussi mauvaises routes s'il y avait un train?
A- pas de train, mais une gare, depuis 1927. Elle sert d'école car il n'ont jamais posé les rails. Mais ça s'appelle toujours rue de la gare.
Ce genre de choses existait aussi en France, se rappela Stéphane, voire pire comme ce pont d'autoroute surgissant de nulle part pour n'aller nulle part, perché sur ses piliers comme une portion de circuit Jouef non raccordée. L'autoroute était passée ailleurs, une fois le pont fait. La gare citée par Atte, au moins, servait d'autre chose que d'aéroport à oiseaux.
A- pourquoi disais-tu vu à la télé?
S- parce que j'ai déjà vu des gens coiffés comme ça à la télévision, en France.
A- [déçu] Sonja m'a dit qu'elle l'avait inventée pour moi...
S- alors tu es le premier Finlandais. [Atte sourit, d'autant de dents que Stéphane aurait pu le faire]
Sonja avait donc vu Friedrich 3, si c'était sa ressemblance avec Atte qui lui avait inspiré ça pour lui. Ca ne pouvait pas être une coïncidence, même si c'était la variante "sans" utilisée ensuite pour d'autres personnages VTP. Toutefois, si elle prétendait l'avoir inventé, elle n'allait pas parler de la série télévisée française, et supposait que ses clients non plus ne l'avait pas vue, en tout cas pas les épisodes où Friedrich était ainsi.
A- plusieurs m'ont dit que tu me ressemblais, à part la coiffure, bien sûr, mais tu as les yeux verts. Ca, ça vient de l'ouest. Ce sont les gens de l'Altantique qui ont les yeux verts.
S- Timo est donc un "homme de l'Altantique"...
A- d'accord: pas seulement à l'ouest. C'est quoi, ce bidule? Un traducteur automatique?
S- pas automatique: il faut taper les mots avec ça [il montra la poignée dans sa main droite]. Mais ça m'aide.
A- le français, c'est difficile, à apprendre?
S- je ne me souviens pas comment je l'ai appris. Questionne Jürgen: il le parle bien.
Stéphane réussit à réorienter la conversation sur les tâches qu'il pourrait confier à Atte: il était un peu "à tout faire", dans l'usine: débourrer le papier dans la photocopieuse du secrétariat, réparer le mobilier et les portes s'il y avait lieu, tirer des câbles par dessus des cloisons, faire le petit entretien courant de certaines machines, aller chercher du matériel en voiture... Atte lui proposa de lui donner des leçons de conduite sur neige, s'il n'avait pas l'habitude. Certes, Stéphane n'avait pas eu l'occasion d'apprendre au Canada, faute de voiture, mais si c'était Atte qui avait planté la R20, comme lui avait dit Jürgen, était-il qualifié? Puis Atte lui demanda:
A- si ça se trouve, j'ai peut-être un ancètre français, à cause de l'armée de Napoléon
S- non: il a pris Moscou, mais sans faire le détour par la Finlande: c'était déjà assez fatigant en ligne droite. C'est par la Lituanie qu'ils sont passés.
A- et si un bataillon s'était perdu dans le blizard lors de la retraite de Russie? Il n'y avait pas de panneaux indicateurs...
Stéphane utilisa un peu le souffleur, pour comprendre "bataillon", puis vérifier sa prochaine phrase:
S- non: c'est moi qui ai peut-être un ancètre finlandais. Tu n'as pas les yeux verts, donc tu n'es pas un homme de l'Atlantique.
A- tu aurais un ancètre finlandais?
S- ce serait mon vrai père. Son prénom est Eetu, et il ressemblait à Ari, sur les photos, mais c'était en septembre 1975 et c'est tout ce que je sais.
A- s'il ressemblait à Ari, tu dois en avoir, des demi-frères et demi-soeurs sur son parcours jusqu'à chez toi. Tu sais qu'Ari s'est fait payer comme donneur de sperme dans une banque américaine pour milliardaires?
Après des vérifications au souffleur...
S- beaucoup ici disent des choses sur Ari. Je ne sais pas qui il faut croire.
A- mais ça c'est vrai: c'est à cause de ses photos pour les slips dans le catalogue Quelle. Une agence américaine a vu les photos et lui a proposé ça, et comme ça devait être bien payé, il a accepté. Voyage payé. Pas en Concorde, mais presque.
S- qui te l'a dit? Lui?
A- non, mais tout le monde le savait, ici, à part toi. Maintenant tu le sais aussi.
Le téléphone arabe fonctionnait donc aussi dans les pays froids. Stéphane savait qu'une bombe à retardement était enclenchée: "Erwann d'Ambert", d'autant plus qu'Atte faisait visuellement référence à la serie sans s'en rendre compte, donc si quelqu'un l'ayant vu voyait ces épisodes, ça ferait "clic", puis "reclic" avec "Dambert", dans l'usine, et tout le monde le saurait. Par ailleurs, il aurait dû éviter de mentionner à Atte l'histoire d'Eetu, mais ce dernier lui avait paru tellement familier (parce que c'était presque lui, à part la langue, et pas fermé d'expression ni de communication comme le Finlandais lambda) qu'il ne s'en était pas méfié. Il s'était senti très proche d'Atte, alors... et si Eetu était aussi le père d'Atte?
S- quel est le prénom de ton père?
A- Antti. Crois-tu que je suis fils d'Eetu? [regardant attentivement Stéphane] Ca serait une explication: ma soeur ne me ressemble pas.
Stéphane estimait que l'hypothèse Eetu n'était pas suffisante: des demi-frères et même souvent des frères se ressemblaient moins que ça.
A- [continuant] j'aurais bien aimé avoir un grand frère. Ma grande soeur n'a pas de cerveau: elle ne pense qu'à se pomponner, s'acheter des tas de paires de chaussures et des posters d'Arnold Schwarzennegger. C'est elle qui m'a emmené chez Sonja, vu que ça ouvrait le jour même avec tarif promo. Parce que quand il s'agit de faire tondre le petit frère, ce n'est pas le même budget que pour des chaussures qui ne serviront que dix jours, ma soeur.
Stéphane lui demanda de ralentir pour pouvoir chercher des mots, puis lui fit signe de continuer:
A- elle avait dit bien court mais n'avait pas précisé "sobre et classique"... J'ai fait un sourire comme ça, en la retrouvant à la maison, et elle une tête comme ça [mimant]. Trop tard...
Vérifications au souffleur, puis:
S- pourquoi est-ce encore ta soeur qui décide à ta place? Tu as 20 ans...
A- oui, mais... elle est terrible. Plus grande que moi et même que toi. Avec elle, j'ai toujours l'impression d'avoir dix ans. Elle m'a dit qu'il fallait que le nouvel ingénieur me prenne au sérieux et me confie des responsabilités.
S- ta soeur n'y connait rien. BFR ne m'aurait pas envoyé ici avec des responsabilités importantes si c'était une question de faire sérieux: ils auraient envoyé un Monsieur de 54 ans.
A- c'est ce qu'ils ont fait la dernière fois mais il s'est suicidé, alors ils ont dû penser qu'un jeune s'adapterait mieux.
Atte n'ayant jamais mentionné sa mère, et vu le rôle dirigiste de sa soeur aînée, Stéphane réalisa qu'il n'en avait peut-être plus ou qu'elle les avait abandonnés à leur père. Depuis longtemps, sinon Evita n'aurait pas pu instaurer cette domination sur Atte.
S- il m'intéresserait de voir une famille finlandaise...
A- je t'invite si tu veux! Ma soeur va en être verte, de voir que le superviseur me rend visite en personne. Pour faire plus directeur, on n'a qu'à y aller avec la XM de Paakkinen, ce soir: il ne rentre que demain. Et puis met un costume qui fait sérieux.
Stéphane (qui portait la blouse "technique" de BFRSF comme toujours à l'usine) se souvint de la flaque verte. La XM n'avait certainement pas été réparée, mais il n'était pas censé le savoir:
S- non: je prends la R20. Si j'emprunte une voiture qui ne m'est pas destinée, Paakkinen va avoir une mauvaise opinion de moi. Ma mission exige que tout se passe bien avec lui.
A- fais attention: elle est sous-vireuse
Stéphane n'eût pas à chercher ce terme pour le comprendre, car le finnois technique et automobile, il le connaissait bien. Y compris tout ce qui pouvait se rapporter à un problème de bielle coulée, au cas où. Il en était tout de même à quatre ans de finnois intensif, bien qu'en cale sèche pour l'essentiel.
S- je sais: Jürgen m'a expliqué que tu avais fait l'expérience.
A- je suis désolé. Mais il l'ont ramenée quand tu es arrivé, donc tout va bien
Stéphane renvoya Atte à son travail (bavard comme un Italien, ce jeune Finlandais) en lui donnant rendez-vous au garage.
Il transmis à BFR un message disant qu'il se pourrait qu'il ait été reconnu par quelqu'un du village qui aurait vu "Au vent du large", même si dans l'usine ça ne semblait pas encore être le cas, et ce qu'il devrait faire au cas où des gens de l'usine y feraient allusion. Réponse:
- c'est ennuyeux si ça arrive avant que vous ayez pu faire vos preuves professionnellement. Au cas où, faites comme si vous n'aviez rien remarqué. Tant que l'on ne vous agresse pas physiquement, ignorez tout ce qui n'entrave pas techniquement votre travail. Vous ressembliez plus à Atte dans "Au vent du large" que comme vous êtes maintenant, alors les autres ne feront peut-être pas le rapprochement. On vous remarque en France car il y a très peu de gens comme vous, alors qu'en Finlande, vous n'attirerez guère l'attention.
Il fit des vérifications et tests de système de télémesures de processus pendant toute l'après-midi, assisté par Seppo et Timo sur place qui contrôlaient les connexions et testaient certains circuits, Stéphane vérifiant ce que ça donnait depuis et vers son bureau. C'était son premier travail organisé avec une équipe. De deux, mais il fallait commencer modestement. Il estimait que ces deux-là ne poseraient pas de problèmes.
Puis il reconduisit Atte chez lui (qui se faisait covoiturer habituellement par tel ou telle, n'ayant pas encore de voiture à lui).
La "redoutable" Evita n'était pas si redoutable que ça: elle avait 25 ans, grande (1m86) et solide, sans aucune grossièreté de traits (tout en n'évoquant pas Atte): ce n'était pas "Terminatella". Coiffure en carré trop net: on aurait dit une perruque. Donc à quinze ans face à un Atte qui n'en avait que dix, ça devait être la Yamamba, puis l'ancrage dominante/dominé s'était fait, au point qu'elle le maintenait en minorité psychologique à 20 ans. Le sujet "maman" était certainement tabou, avait supposé Stéphane: il ne ferait pas cette gaffe. Des gaffes, il ne lui était arrivé d'en faire (et rarement, car il ne lançait jamais de nouveau sujet de conversation avec des inconnus) que par ignorance réelle. Jamais par étourderie ou "acte manqué", car il n'était pas stressé-émotif. Juste avant de sortir de la voiture, Stéphane avait mis la veste "de grande soirée" qu'il n'avait pas portée pendant le trajet pour ne pas la frotter contre le dossier du siège, et un grand imper "britannique" vert wagon par dessus, très "Aymarld d'Ambert" aussi.
Evita vit le triomphe modeste sur le visage de son petit frère, mais dut faire bonne figure face au nouveau superviseur technique de BFRSF: elle voulait qu'Atte réussisse (elle avait été sincère, tout en se trompant de méthode). Oui, mais cette variante trop chic trop chère d'Atte, était-ce réellement le superviseur venu de France? Il n'avait pas du tout l'air français, puisqu'il ressemblait à Atte. Elle supposa une blague d'Atte avec un copain à lui: la R20 orange, c'était bien celle de l'usine (il n'y en avait certainement pas d'autre dans le pays), mais il avait pu l'emprunter sous tel ou tel prétexte. Evita accepta de jouer le jeu, se préparant à démasquer ce soit-disant Monsieur d'Ambert (elle n'avait pas vu le nom écrit) qui n'était certainement ni français, ni superviseur de BFRSF, ni même ingénieur: il n'avait pas l'air plus âgé qu'Atte, si on oubliait la tenue et la coiffure. Elle lui posa des questions sur BFR en France, sur certaines choses qu'elle savait de ce pays (et qu'Atte, qu'elle supposait inculte pour tout ce qui n'était ni automobile ni jeux vidéo, ne connaissait certainement pas). Bon, ce "Stefan" les savait aussi, mais puisqu'elle avait pu les apprendre, il avait pu les apprendre aussi. Il ne parlait pas finnois avec aisance, mais la plupart des étrangers ayant tenté de l'apprendre massacraient complètement les déclinaisons. Lui, pas trop: il sortait parfois d'un seul trait quelques phrases sans fautes et avec un accent pas trop exotique. Il était peut-être finno-suédois. D'ailleurs "Stefan" (elle ne l'avait pas vu écrit non plus), c'était un prénom suédois. Elle lui parla alors suédois sans prévenir, il répondit avec aisance... plus même qu'elle qui ne disposait que d'un suédois "scolaire". Oui: Atte était allé chercher un Finnosuédois pour jouer le rôle du superviseur. Bancale, comme solution: il aurait au moins pu en choisir un qui ne lui ressemblât pas, mais tous n'étaient pas disponibles pour jouer dans cette blague, supposa-t-elle.
Ni le père ni la soeur d'Atte n'avait appris (même un peu) le français, à part ce qu'ils avaient parfois pu lire sur des emballages alimentaires, par exemple "Camembert au lait cru" car Atte, qui l'avait au prix d'usine, comme tous les employés, en ramenait tous les jours à la maison, ainsi que d'autres produits BFR.
Dans sa famille, on disait qu'Atte qu'il travaillait "chez les Français", d'ailleurs il ne manquait jamais, dans des réunions de famille, d'apporter des paniers de spécialités "françaises" dont la plupart étaient de fabrication locale, de même que la "Feta" qu'il leur apportait n'était point grèque ni la "Schwarzwaldtorte" allemande, parmi les gâteaux pour rayons frais d'hypermarchés ou restauration rapide faits sur place car voyageant mal (lourds, fragiles, et à manger sans tarder).
Certains films français avaient été doublés et diffusés en Finlande, en particulier "l'Aile ou la Cuisse", ce qui expliquait le surnom "Tricatel" donné par nombre d'habitants du village à BFRSF. Cela avait aussi été le cas pour BFR en France après la sortie du film, mais BFRSF allait plus loin encore dans le "tout est faux" avec sa charcuterie de mer ayant goût et aspect de cochon.
La France, chez les Ruusuvaara, c'était uniquement dans les assiettes, et uniquement par les appellations: ils savaient aussi bien que lui que ça ne venait pas de là-bas. L'ingénieur français ne l'était donc peut-être pas plus que les fromages, d'autant que ceux-ci faisaient au moins l'effort d'en avoir l'air et le goût.
Les loukoums sans sucre aux fruits, qui ne comportaient pas de matière grasse (le gélifiant était tiré des algues) et se conversvaient trois mois à température ambiante avant déballage, avaient été étudiés pour apporter l'équivalence du double de poids de fruit, peau incluse, au niveau des vitamines réellement biodisponibles, des oligo-éléments, etc. Les fruits étant très chers en Finlande, ces subtituts longue conservation, importés des usines françaises et espagnoles de BFR, vendus à prix modéré, revenaient moitié prix des fruit importés, tout en contenant moins de fructose: BFR en extrayait 60%, sans chauffage, pour d'une part éviter un goût sucré dû à la concentration dans un moindre volume, d'autre part le revendre séparément au rayon "diététique ou santé" où le fructose était considéré par une partie de la clientelle comme une alternative naturelle au sucre: moitié moins de calories à effet de goût équivalent. BFR n'était pas la seule entreprise à en proposer.
Evita ne l'évitait pas du regard: elle le surveillait avec attention. Stéphane, ne se doutant pas un instant de ce qu'il passait pour un imposteur, supposa qu'elle s'intéressait positivement à lui, au moins parce qu'il représentait une potentialité de carrière pour Atte si ce dernier se comportait "sérieusement".
Le père était bien plus détendu: la ressemblance entre "Stefan" et son fils l'amusait, de même que le choix par BFR d'un jeune ingénieur ayant l'air aussi finlandais que possible pour venir ici. A part la couleur des yeux, il aurait pu être de la famille. Il devait avoir des ancètres nordiques, ou alors (il ne put s'empêcher de sourire) c'était à cause de l'occupation allemande: les deux grand-mères de Stéphane avaient-elles été tondues à la Libération? Il avait vu une fois un documentaire sur cette étrange coutume.
Stéphane ne pensait rien de tout ça: il savourait d'avoir pu si vite être invité dans une famille finlandaise, ce peuple n'étant pas réputé être hospitalier, et moins encore avec les étrangers. Bien sûr, c'était à cause de BFRSF, il n'était pas dupe. Atte avait fait ça pour embêter sa soeur.
E- [montant Atte] je croyais que là-bas vous aviez toujours les nouvelles modes avant nous.
[AK50 refermé, puis vérifications au souffleur]
S- ça, oui: été 1996. Mais pas pour tout: l'internet ne fonctionne correctement que depuis l'été dernier, et pour le téléphone mobile, la Finlande est en avance. Notre système scolaire aussi était très en retard sur le vôtre, mais nous l'avons modernisé à la rentrée de cet automne. Nous rattrapons notre retard, mais il y a encore beaucoup d'améliorations à faire.
Antti- par contre nos trains roulent moins vite que les vôtres
Atte- surtout pour arriver aux gares sans rails. Ca cause beaucoup de retard sur les horaires...
An- autrefois, les chemins de fers posaient des voies sur les lacs gelés, l'hiver, pour éviter de faire des détours. Mais ça ne se fait plus.
E- où avez-vous appris le finnois?
S- en France, avec la méthode Assimil, et puis j'ai cet appareil (il sortit le souffleur puis ouvrit sa main droite pour montrer la poignée). Vos déclinaisons sont tellement compliquées qu'il me faut un ordinateur pour m'y retrouver.
Evita hésitait, mais un Suédois ou Finnosuédois aurait pu dire la même chose pour la même raison, voire plus: la grammaire suédoise était l'une des plus rudimentaires d'Europe, de ce qu'elle en savait.
Stéphane ne resta pas longtemps: Atte avait convenu avec lui qu'il devait avoir l'air d'avoir d'autres choses à faire, parce qu'un superviseur industriel, ça avait beaucoup de choses à faire même après le travail.
Il raconta le lendemain à Stéphane que sa soeur ne l'avait pas cru: "il s'appelle Gustavson ou Lagerkvist, ton copain Stefan? Il suffit que je demande à quelqu'un de chez BFR qui est le nouveau superviseur industriel, alors pas la peine de continuer à mentir."
Avoir été le premier à ramener chez lui le "superviseur" et être pris pour un menteur, ça avait dû être la goutte faisant déborder le vase.
Stéphane- mais ton père, croit-il que je suis suédois, ou français?
Atte- il a dit que tu étais français ou que tu avais vécu longtemps là-bas, parce qu'il n'y a que les Latins qui parlent autant avec les mains. Les Suédois ne le font pas, et nous non plus.
Dès qu'il avait fini de pianoter pour le souffleur pour comprendre certains termes entendus et surtout préparer son propre texte, Stéphane reprennait sa gestuelle naturelle.
S- ne te laisse pas faire. Ecoute plutôt ton père: lui, il a vécu, il connait bien plus de choses que ta soeur.
A- oui: il est même passé par la France, autrefois, puisqu'il est allé en stop jusqu'à Rome. Non, ce n'était pas en 1975: c'était bien avant la naissance d'Evita. Il m'a raconté qu'il avait été pris dans une 504, en France et il avait remarqué que c'était nouveau car il n'y en avait pas encore ici: uniquement la 204, la 404 et des plus vieilles.
S- donc c'était en 1968.
A- j'espère que ma soeur va venir se renseigner ici. Elle va en être toute bleue: la honte, en réalisant que tu étais le vrai et qu'elle a dit des bêtises sur moi pendant que tu étais là. Pourvu qu'elle vienne se renseigner...
S- si tu veux réussir, retourne travailler: je crois que la photocopieuse a encore fait une embolie
Stéphane lui montrait sur l'écran les filles du secrétariat examinant les entrailles de la machine, tous panneaux ouverts.
Atte y vola: elles risquaient de tout détraquer, si elle tiraient n'importe comment sur le bourrage. Stéphane se demanda si les logements étaient très chers, en Finlande, car Atte aurait eu tout intérêt, sinon, à ne plus habiter sous la tyrannie de sa soeur. Mais peut-être économisait-il pour s'acheter une voiture, et puis il semblait s'entendre correctement avec son père, du peu que Stéphane avait pu en juger. De plus sa soeur l'avait tellement "dressé" qu'il n'avait peut-être pas de capacités à s'autogérer. Il avait dit à Stéphane qu'il aurait préféré l'avoir comme grand frère, donc il cherchait un maître plus compréhensif, mais pas l'indépendance.
Dans l'après-midi, sur l'un des écrans montrant le secrétariat, Stéphane remarqua un "abat-jour blanc-doré" et en reprenant le point de vue d'une autre caméra (très pratique, ce système: comme ceux des banques ou des hypermarchés) reconnut Evita. A moins qu'une Finlandaise de l'usine ait imité sa coiffure entretemps... Micro branché, il entendit les filles rire. Il eut alors une idée: convoquer Essi (qui était là alors que ce n'était pas sa place habituelle) en lui disant, moins fort "propose à votre visiteuse de t'accompagner, si c'est sur moi qu'elle pose des questions, mais ne lui dit pas que l'idée vient de moi".
Ce furent donc Essi, 1m78, cheveux "carré long non cartonné", visage plutôt large et "bon enfant", qui entra quand Stéphane téléouvrit la porte, le système les lui montrant derrière, accompagnée d'Evita. Stéphane avait sa blouse gris foncé à bandes "rouge et bleu". Les écrans, la porte à commande électronique, les ordinateurs. Stéphane acceuillit les deux, feignant de ne pas savoir qu'Evita ne l'avait pas cru et qu'elle venait vérifier. Elle pouvait être venue par curiosité pour sa fonction, voire parce qu'elle en pinçait pour lui (Evita pouvait penser qu'il pensait ça, bien qu'elle n'en "pinçât" certainement pas pour lui). Avoir été acteur pouvait servir professionnellement, comme Paul-Emile le lui avait montré par la pratique dans ses négociations mises en scène. Il donna à Essi une liste d'achats à aller faire pour l'usine (elle était jeune assistante au service achats), qui n'avaient rien d'imaginaires mais cette instruction n'était pas urgente car on n'aurait besoin de ça que la semaine suivante. Il fit signe à Evita (en prenant son air "froidement bienveillant" le plus "Aymrald d'Ambert") de venir voir quelque chose. Au moment où Essi sortit, un grand bûcheron barbu entra: Paakkinen. 1m91, barbe pleine en bavoir cachant un double-menton, cheveux gominés, ventre proéminent (imposant, même), nez un peu fort.
Ca allait en "boucher un coin" à Evita, mais en même temps Stéphane risquait de se décrédibiliser en ayant dans son bureau la soeur d'Atte (qui ne travaillait pas ici) au moment où le directeur de l'usine entrait. Il lui dit "bon, je vais voir si on peut trouver un poste plus intéressant pour votre frère, mais mieux vaudrait demander à notre directeur que voici: ce n'est pas moi qui définis les postes des employés, ici".
Ceci "justifiait" la présence d'Evita, tout en reconnaissant la prééminence de Paakkinen (et en sa présence) sur ses employés.
Paakkinen fixa un rendez-vous dans une heure dans son bureau, si elle souhaitait un entretien. La soeur d'Atte, maintenant... qui avait cru pouvoir profiter de son absence pour aller lutiner l'ingénieur français, qui fort heureusement ne détenait aucun pouvoir de reclassement du personnel, comme il venait de le rappeler. Mais... c'était ça, l'ingénieur français?
Paakkinen éclata de rire dès qu'Evita fut sorti, ce qu'elle prit pour elle, la porte ne s'étant pas encore totalement refermée.
- vous êtes l'ingénieur de BFR?
Evita n'entendit pas: la porte isolant la "tour de contrôle" des bruits de l'usine s'était refermé sur ses joints gonflables. La ventilation se faisait directement par le toit, via un petit champignon.
Stéphane- oui, j'ai commencé à examiner l'outillage et procéder aux tests prévus par mes prédécesseurs...
Paakkinen se remit à rire: l'air modestement sérieux de Stéphane semblait accentuer son comique involontaire.
Paakkinen- dans quel fjord sont-ils allés vous pêcher?
Stéphane- je viens de Bretagne. Nous n'avons pas de fjord mais des "aven" [il ne chercha pas de traduction pour ce terme]
P- [en français] "Les galettes de Pont Aven" [en finnois] nous n'en fabriquons pas ici.
S- "Le délice de Kerisper". [en finnois] Kerisper est le nom d'un pont en Bretagne Sud.
Ce gâteau à la fausse poudre d'amandes (arôme artificiel incorporant des traces de cyanure: ni plus ni moins que les vraies amandes, entre autres produits chimiques) portait cette mention écrite dessus, y compris quand il était fabriqué en Finlande pour la restauration collective et les hypermarchés locaux. La même amande synthétique servait pour la frangipane économique de certaines pâtisseries BFR. Seules les amandes entières ou effilées de certains biscuits ou gâteaux étaient réelles.
Paakkinen lui demanda ensuite qui il connaissait dans l'usine, Stéphane donnant la liste de celles et ceux qu'il avait juste rencontrés et de ceux avec lesquels il avait déjà organisé des travaux. Paakkinen estima qu'il fallait le présenter à l'ensemble du personnel et que l'on organiserait ça à 17h, en faisant un pot. Il n'y avait donc pas qu'en France que l'on faisait des pots pour les arrivées et les départs. Stéphane demanda s'il devait apporter quelque chose. Paakkinen dit que non, puisque BFR avait tout ce qu'il fallait, que ce fût produit ici ou juste distribué par BFRSF (les pistaches, par exemple), et que la consommation de boissons alcoolisées était interdite dans l'usine, même pour les réceptions.
Il était aussi interdit partout d'y fumer, avec déclenchement automatique d'extincteurs à neige carbonique vers le foyer de combustion avant de déclencher l'alarme (elle ne se déclenchait que si cette intervention automatique ne suffisait pas à étouffer le problème), mais ça, ça ne changerait rien par rapport à BFR ou VTP. BFR l'interdisait déjà dans ses usines au XIXème siècle, pour ne pas déposer cette odeur dans les aliments. Ce qui était nouveau, c'était zéro alcool à bord, alors que les pots chez BFR étaient souvent bien arrosés.
BFR (Rennes) n'avait pas donné le CV exact de Stéphane à Paakkinen: celui-ci ne savait pas qu'il n'avait jamais eu le moindre poste hérarchique, ni même de chef de projet: juste quelques semaines de participation à la formation de stagiaires. Il savait qu'il avait déjà une expérience d'expatriation d'un an comme ingénieur de production au Canada (au niveau le plus exécutant et payé "des cacahuètes", mais ce n'était pas mentionné: on avait mis "poste exécutif" en pensant que ce serait mal traduit par Paakkinen (qui parlait français: c'était une condition nécessaire pour diriger une filiale de BFR, toutes les communications avec la direction mondiale étant dans cette langue) par référence à "executive" qui en anglo-américain était un poste de commandement, et non... d'exécutant). Ca pouvait être une raison suffisante: jugé apte à travailler dans un pays froid suite à celle expérience. De plus c'était un "Centralien" (inutile de préciser "Dinard"), donc pas "n'importe qui". Paakkinen avait quelque notion des grandes écoles françaises au fil des divers "superviseurs" qui s'étaient succédés ici (souvent sans succès) ces dernières années.
Paakkinen ne prenait-il pas vraiment Stéphane au sérieux, ou jouait-il à le taquiner?
Paakkinen- avez-vous vous aussi posé pour des sous-vêtements?
Les Finlandais n'étaient pas du genre à poser de telles questions, usuellement, supposait Stéphane, mais Paakkinen ne semblait pas plus représentatif de sa culture qu'Atte.
Stéphane- non: n'est pas Ari qui veut.
P- ne vous sous-estimez pas, vous allez avoir des admiratrices, ici
S- le prestige de la fonction de superviseur peut ajouter quelque chose, je suppose, mais ça ne fait pas partie de ma mission: jamais dans la boite, telle est la règle à respecter.
P- je veux dire: ne les prenez pas dans vos équipes: c'est nuisible pour leur concentration au travail. Et pour la vôtre...
Paakkinen n'avait pas la froideur et la discussion strictement professionnelle à laquelle Stéphane s'attendait de la part d'un patron finlandais. Ou peut-être imaginait-il que les Latins étaient habitués à parler de tout et de rien dans de telles circonstances?
S- ici, je pense que je vais m'habituer, vu qu'il y a des blondes a partout.
P- il n'y a pas que des blondes, en Finlande.
S- il me semble qu'il y en ait bien plus qu'en Allemagne, en pourcentage. De plus, les Allemandes n'ont pas la réputation des filles du nord.
P- réputation de sauter sur les étrangers... Mais c'est en Suède, ça. Et uniquement fin juin, ça. Ici, ça ne marchera pas.
S- je sais. On donne surtout cette réputation aux Suédoises. Ca ne semble pas concerner les Norvégiennes ni les Finlandaises.
P- nos filles sont plus sages, effectivement. Mais peut-être parce que nous avons très peu de touristes qui font le voyage pour elles. La Suède, c'est moins loin de la France.
S- oui, surtout en voiture. Je n'ai jamais réussi à atteindre la Finlande: toujours eu des problèmes avant
P- donc vous vouliez... déjà venir voir notre pays avant?
S- curiosité intellectuelle: tout le monde parle de la Suède, mais la Finlande, c'est tellement plus mystérieux. Et puis c'est le pays de Linux
P- exact. Mais attention à ne pas laisser Vertti faire n'importe quoi avec le système: surveillez-le.
S- pour cela, il faudrait que je m'y connaisse mieux que lui. Ce n'est pas le cas...
P- alors transmettez à BFR tout ce qu'il fait. Leurs spécialistes contrôleront.
Atte raconta un peu plus tard que sa soeur lui avait fait des excuses, pour la première fois de sa vie. Sommairement, mais tout de même. "Elle a dû être bleue, en réalisant que c'était vrai".
Stéphane- quel fut le résultat avec Paakkinen? Je l'ai envoyée chez lui parler de ton avenir
Atte- elle ne m'a pas raconté. Elle me l'a dit: "tu vois, si tu avais un cerveau, tu aurais pu être superviseur".
S- je croyais qu'elle s'était excusée
A- pour ne pas avoir cru que tu l'étais. Mais pas pour le reste.
Le pot fut organisé dans la salle de conférence, avec une tablée en U genre banquet médiéval. En fait en U un peu ouvert: un trapèze sans sa grande base, ceci ayant pour but de mettre tout le monde face à l'écran de projection et l'estrade pour les conférences. Pour le pot, le fonctionnement était inversé: les hôtesses et serveuses (empruntées au secrétariat) le long du mur, les convives entre les branches du U. Paakkinen utilisa toutefois l'estrade pour y apparaître avec Stéphane, en le présentant brièvement comme le nouveau superviseur industriel de modernisation envoyé par la "direction mondiale" (terme légitime, BFR ayant des usines "dans le monde", mais servant surtout à donner du poids à l'opération), disant que certains d'entre eux le connaissaient déjà et qu'il comptait que ceux qui seraient nouvellement amenés à travailler avec lui...
Le courant s'interrompit soudain dans l'usine, ne laissant que l'éclairage de secours.
Paakkinen- coupure secteur, sinon l'usine ne disjoncte jamais entièrement: cette salle n'est pas sur le réseau "machines".
Stéphane- l'usine a des groupes électrogènes. Pourquoi ne démarrent-ils pas?
P- en panne: on a commandé une nouvelle pompe d'injection mais elle n'est toujours pas arrivée. Ne vous inquiétez pas, votre bureau à son propre onduleur et l'informatique centrale s'éteindra sans rien perdre avant l'épuisement du sien.
Stéphane s'inquiétait, lui, sachant que certaines installations seraient encrassées voire endommagées en cas de coupure de courant prolongée, en plus de la production gâchée. La chaleur se maintiendrait dans celles à chauffage géothermique, mais si les pompes n'y faisaient plus circuler les liquides où les pâtes ça allait mal tourner. Lui et Paakkinen se rendirent sur place sous l'éclairage de secours réduit, après avoir convoqué quelques électromécaniciens et mécaniciens dans le local (les interphones marchaient, ainsi que la vidéo, car ça faisait partie du système de sécurité). Stéphane chercha dans son AK50 (qu'il ne quittait jamais) et ne trouva qu'une série de planches mal numérisées en polonais d'après un document papier crasseux. Sa mission ne portait pas sur le groupe électrogène, d'où l'absence d'une modélisation fonctionnelle virtuelle de celui-ci.
Rien ne semblait avoir été monté correctement dans ce groupe électrogène et rien ne fonctionnait. Des gens avaient dû modifier la ligne d'échappement entretemps (dans les schémas, les turbos étaient au dessus, et non derrière), la rampe d'injection, et ce n'était pas le bon modèle de pompe. Même le carter de la pignonerie de distribution et les cache-culbuteurs ne semblaient pas être les mêmes. Seule l'électrotechnique correspondait à peu près. On lança un appel aux hauts-parleurs demandant si quelqu'un savait lire le polonais. Personne. Stéphane s'aperçut alors que ce document décrivait les groupes de secours installés antérieurement à ceux-ci: ceux qui les avaient remplaçés étaient de fabrication russe et avaient réutilisé les alternateurs des précédents, d'où une illusion de similarité d'ensemble. Aucune documentation (ni en russe ni en autre chose).
Les deux gros V12 diesel de près de 2m de haut avaient des allures de moteurs de sous-marin, avec leurs turbos montrés sur un rassemblement d'échappements dans le prolongement du bloc et non à côté, comme pour ne pas encombrer en largeur. Stéphane soupçonnait que c'en étaient, d'avant que la marine sovétique ne passe au tout-nucléaire.
Stéphane- et l'autre?
Paakkinen- l'autre a coulé une bielle, il y a deux ans. Mais un seul peut suffire, quand ça marche, si on arrête les machines dont l'arrêt n'est pas trop gênant.
S- une bielle coulée, ça se répare, quitte à prendre des coussinets de l'autre si vous ne les avez pas en stock. Il nous faut trois costauds qui s'y connaissent un peu en mécanique. Seppo et deux autres.
P- Seppo n'est pas mécanicien
S- mais il est costaud. Ou des manutentionnaires. Mika, par exemple, et deux autres gars juste pour nous passer les outils. J'organise l'opération.
Inutile de demander à BFR que faire: la réponse était évidente. Mais si changer les coussinets de tels monstres n'était pas aussi simple que pour une voiture? Et s'il n'y avait pas de coussinets mais un autre système? Les planches en polonais décrivaient un embiellage de type automobile, certes, mais ce n'étaient pas les mêmes moteurs que la version russe. La seule façon de le savoir était de tenter l'opération.
Il n'eut que Seppo et Mika, équipés antisallissures, avec une sorte de K-Way (qui n'en était pas un) à capuche et des gants recouvrant bien les poignets, plus Timo pour passer les outils aux uns et aux autres. Stéphane demanda la même tenue et l'obtint. Mika était venu avec son charriot élévateur: ayant entendu qu'il s'agissait de bricoler sous les diesels, il avait songé que ça pourrait servir de grue en cas de besoin.
Excellente initiative, estima Stéphane. Ce fut alors que Mika dit que l'on pourrait peut-être prendre la pompe du B pour la donner au A, à moins que ça n'ait déjà été fait une fois.
Stéphane replongea dans les carnets d'entretien froissés et huileux des deux groupes. Non, il n'y avait pas eu d'échange de pompes. Mika avait pensé tout seul à ce que ces crétins auraient dû faire bien avant la panne d'électricité. Ce fut fait, avec beaucoup moins d'efforts, de cambouis et de temps perdu. Mais des efforts tout de même, et une heure et demie de travaux, recalage de la pignonerie de distribution incluse (ni chaîne ni courroie: fiabilité maximale, donc ça devait être un moteur de sous-marin...) car c'était elle qui entraînait aussi la pompe. Après quelques essais infructueux, la table de calage polonaise ne convenant pas (bien que la pompe fût elle aussi russe, dans la version polonaise) le groupe A redémarra, le courant revint... et le secteur aussi, donnant le signal d'arrêt du moteur. Ils crurent un instant à une panne, mais comme l'éclairage principal (et non de secours) restait allumé, ce n'était pas ça.
Paakkinen vint féciliter toute l'équipe, mais Stéphane était inquiet: "il y a des produits qui ont dû refroidir dans les machines et les boucher, des cuissons ratées (même ce qui était au gaz était piloté électroniquement), on va avoir de gros problèmes"
Paakkinen- oui. Mais ça n'enlève rien à vos mérites: au moins, ça ne se reproduira pas.
Stéphane avait déjà pré-rôdé sa "tirade":
Stéphane- faites livrer de quoi refaire l'embiellage du B, et insistez pour avoir la pompe, en appliquant les pénalités de retard à votre fournisseur. S'il y a deux groupes, c'est pour qu'une panne imprévue de l'un n'empêche pas d'utiliser l'autre. Sinon ils ne vous en auraient mis qu'un...
Il y eût effectivement beaucoup de pertes dans les systèmes de cuisson et de transfert de matière. Le chocolat fondu servant à faire les sujets de Noël avait pris en masse dans les pompes et les rampes d'injection. Il falllu démonter ces organes et les mettre dans l'eau chaude pour reliquéfier le chocolat. Des problèmes similaires se posaient dans 20% environ des installations, sans compter le gâchis de matière première et de produits semi-finis engendré. La réfrigération avait traversé la panne sans problème, son inertie thermique et son isolation suffisant pour 24 à 80 heures, selon l'installation concernée. Les incubateurs de yaourts n'étaient pas concernés car ils se contentaient de la fin de cycle géothermique, ses électrovannes de règlage se contentant de la puissance modeste du circuit d'accumulateurs. Si les imbéciles chargés de l'entretien des diesels avaient simplement écouté Mika (qui était bricoleur auto, à titre privé) tout ceci aurait pu être évité. Stéphane fit son rapport par internet (crypté) à BFR Rennes, qui renvoya une note de service destinée à Paakkinen (copie à Stéphane): le non entretien des groupes électrogènes était constitutif d'une faute grave de la direction, l'échange de pompe ayant prouvé que ce n'était PAS un cas de force majeure. La part "au mérite" du salaire de Paakkinen était donc annulée pour un an, avec "et encore: on devrait donner votre poste à ce manutentionnaire, puisqu'il s'y connaît mieux que vous", avait ajouté Rennes.
Paakkinen avait réellement fait preuve de négligeance, et le reconnaissait. Même si la pompe du groupe B avait été inutilisable, il aurait dû louer un groupe électrogène de secours (et envoyer la facture à la direction mondiale) dès la seconde panne, en attendant qu'au moins un des deux fût réparé. C'était indiqué dans son contrat, qui comportait 944 pages en français et en finnois (droite/gauche), pour avoir une validité juridique dans les deux pays.
Mika était un garçon assez musclé (mais pas un culturiste: c'était fonctionnel, dû à son métier), qui semblait avoir servi de brouillon, au niveau des traits et de l'expression, au bureau d'études ayant ensuite dessiné Atte et Stéphane: c'en était une variante plus rustique (mais sans faire primitif, contrairement à Seppo), dont l'architecte n'avait pas encore eu toutes les idées intéressantes qui avaient tant plus chez VTP. Toutefois, ce brouillon aurait déjà pu jouer chez VTP, dans "Au vent du large", par exemple. Plutôt agréable à regarder, une bonne santé rassurante (mais sans ventre), dents manquant d'éclat (saines et bien rangées, mais moins blanches qu'Atte et plus encore Stéphane), les cheveux manquant un peu de soyeux mais plantés épais au départ où ils s'écrasaient moins que chez Heidi qui avait à peu près les mêmes, l'un comme l'autre jusqu'au coudes, vu de profil. Caractère calme, discret, parlant peu mais sans donner une impression de froideur (rien à voir avec Ari ou autres): Mika donnait juste l'impression de n'avoir rien à dire.
C'était Stéphane qui l'avait cité parce que c'était un manutentionnaire qu'il avait mémorisé (Mika n'était pas banal), mais sans se douter un seul instant qu'il avait LA solution. Stéphane n'avait pensé qu'au changement de coussinets, car ça, il pensait savoir le faire (ce n'était qu'un moteur: il ne fallait pas se laisser impressionner par la taille, donc ça devait s'opérer pareil). Cette histoire fit le tour de l'usine, pour se moquer de l'équipe de maintenance mais aussi un peu de "l'ingénieur français", en citant (dans cette langue, puis le traduisant) le dicton de là-bas "pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué?". La méthode de Stéphane aurait peut-être abouti (et encore: à condition que la bielle n'ait pas détérioré le maneton en tapant trop longtemps dessus), supposait-on, mais "tard dans la nuit" donc avec bien plus de dégâts dans la production. Non, car le courant était revenu jusque quand la "solution Mika" avait redémarré. De plus: si la pompe du B avait été hors d'usage elle aussi, remettre l'embiellage en état n'eût servi à rien, donc dans un cas comme dans l'autre il fallait commencer par tester la pompe sur l'autre. Stéphane avait au moins décidé tout de suite de tenter une réparation, alors que la maintenance n'avait rien fait, se contentant de commander une pièce qui n'avait toujours pas été livrée. C'était en tentant cette réparation que le nouveau superviseur avait donné à Mika l'occasion de proposer une meilleure solution.
Stéphane trouva effectivement qu'il était aveugle mentalement de ne pas avoir pensé à la pompe, mais c'était à cause du "syndrôme de l'Audi 100": aucune bielle coulée ne devait désormais l'arrêter dans sa mission, quelqu'elle fût.
Il dût organiser les équipes avec Paakkinen, car il fallait bien plus de monde pour remettre certaines installations en service (démontage, nettoyages intimes) que n'en demandait sa mission de remise à niveau technique "au fil de l'eau".
Paakkinen gardait une dent contre Stéphane pour l'avoir "dénoncé" à la direction mondiale, et en parla à Jürgen qui lui dit que non, car BFR se serait de toute façon fait transmettre les compte-rendus d'entretien des groupes suite au problème: ils pouvaient examiner eux aussi l'usine à distance, par les liaisons sécurisées depuis le bureau de Stéphane (d'ailleurs c'étaient ce qu'ils avaient fait en attendant d'y envoyer ce nouveau superviseur) et que "les boites noires auraient parlé, comme dans un avion". Paakkinen admit que c'était vrai: Stéphane ou pas, il se serait fait remonter les bretelles et lessiver les primes, peut-être même bien plus faute de l'avoir dit tout de suite. Stéphane, Mika et Seppo avaient fait ce qu'ils avaient pu, en réussissant au bout d'un certain temps. Seul Paakkinen et l'équipe de maintenance étant à blâmer. Celle-ci n'ayant pas reçu l'ordre de Paakkinen de substituer les pompes d'injection, après l'avoir informé du besoin d'une pompe de remplacement, tout retombait sur Paakkinen. Stéphane fit demander le vrai manuel de maintenance du groupe russe. Pas uniquement les moteurs: tout. "Oui, en russe: ça vaut mieux que pas de manuel du tout, et je sais lire cette langue". Il n'allait jamais l'obtenir, le constructeur russe ayant disparu avant même l'installation de ces groupes chez BFRSF: c'était du stock encore disponible chez un importateur. Inutile de rêver de retrouver des pièces de rechange d'embiellage, donc.
Il téléchargea un rapport à BFR, sans en parler à Paakkinen. Les éoliennes (cette usine n'en avait pas) de type tambours à ailettes et le nouveau groupe arriveraient par bateau dans deux semaines: français, avec turbine à gaz Alsthom. La turbine consommait un peu plus qu'un diesel correctement entretenu, mais exigeait moins d'entretien, ce qui, dans cette usine, était un critère non négligeable. Non, il n'existait pas de manuel technique en finnois pour ce modèle (le constructeur ne l'avait pas encore exporté là-bas), mais il y en existait un en suédois, deuxième langue légale du pays. "On prend" (ceux en allemand et en français aussi, tant qu'à faire): ce serait déjà mieux qu'une mauvaise scannocopie de manuel de maintenance en polonais ne correspondant pas aux groupes russes installés.
Il s'attendait à des pannes informatiques, de télémesures ou d'automatismes, mais la mécanique classique aussi était mal entretenue, dans cette usine. Timo lui avait signalé des fuites de petit-lait dans l'incubateur de bleu de Bavière. Ca c'était déjà produit quelques années plus tôt, ça avait été bouché avec une sorte de mastic, et le mastic avait fini par sècher et se fendilller. Ce n'était consigné nulle part.
Le spectre de la délocalisation (Stéphane envoyé pour démonter tout ce qui pouvait être récupéré pour la Lithuanie) s'éloignait en apprenant qu'il avait obtenu de BFR l'envoi d'un groupe turboalternateur neuf (et pas d'un recyclage de la marine soviétique).
Deux jours plus tard, Stéphane apprit que Jürgen avait été retrouvé noyé dans sa 325i sous la glace du lac: les routes finlandaises (même la "moins mauvaise" qui faisait le tour par l'autre côté) n'étant pas des autoroutes allemandes, une plaque de verglas cachée sous ce qui semblait juste de la neige (en fait tombée dessus d'un arbre, d'où le piège) dans un virage l'avait envoyé fracasser la glace du lac et plonger obliquement dessous, la voiture continuant à glisser un certain temps avant de s'immobiliser, le toit maintenu contre le dessous de la glace par l'air qui était encore dedans (l'impact défonçant l'avant n'avait pas cassé le pare-brise) avant de couler plus lentement. Même si Jürgen avait pu en sortir, il n'aurait eu aucune chance d'atteindre en apnée dans l'eau glacé le trou par lequel la voiture était entrée, d'autant moins qu'elle s'était immobilisée après avoir pivotée: le trou était quelque part loin à tribord (hors de vue de toute façon), et non droit derrière.
Plus d'interlocuteur allemand, du moins de culture allemande, donc "européenne", même si certains Finlandais de l'usine parlaient allemand (par exemple Timo). On mit Kare Penttinen aux saucisses, garçon considéré comme un "sous Ari": presque autant de musculation, attitude moins "incomparable", et pas champion d'échecs de l'usine, mais le même genre de perfection nordique glaciale, regard à l'azote liquide, même genre de cheveux mais moins statiquement laqués: du "surfeur synthétique", ce qui le rendait moins glaçant... mais uniquement par rapport à Ari. On le plaisanta en lui prédisant bientôt le ventre à bière de Jürgen, voire de Paakkinen, mais Kare ne goûtait pas plus de charcuterie marine qu'Ari ne goûtait les autres productions: sans être aussi narcissique, Kare savait qu'il fallait faire plus attention à la nourriture qu'Ari car il était moins sportif que lui, tout en l'étant quand même. Ari se baignait dans des lacs après que lui et d'autres en aient cassé la glace. Kare rarement. On avait mis Kare aux saucisses parce qu'il n'était pas glouton et qu'il parlait courramment allemand: il ne semblait pas y avoir d'autres raisons.
Mardi 13 janvier: ce furent Seppo, Mika, Timo et Stéphane qui participèrent à l'installation de la turbogénératrice selon les instructions du constructeur, et aux tests. Désormais, on testerait les deux générateurs de secours (diesel et turbine) au moins une fois par mois. Le groupe russe valide restait en place, l'autre fut transporté au fond d'un entrepôt pour lui servir de banque d'organes, par exemple si l'alternateur ou autre chose lâchait. Mika fut promu chef mécanicien de la "centrale électrique", tout en restant manutentionnaire l'essentiel du temps entre les opérations d'inspection et s'il y avait lieu d'entretien. Il n'y connaissait pas grand chose en électrotechnique mais pourrait réquisitionner un électrotechnicien s'il le fallait. Paakkinen n'allait pas refuser la demande de Stéphane (qui ne pouvait pas décider réellement cela tout seul), qui était de simple bon sens, donc Mika obtint la centrale électrique sans l'avoir demandée (Mika n'aurait pas fait de lui-même une telle demande). Stéphane demanda à Vertti et Seppo de lui installer une liaison informatique locale sans fil pour pouvoir se former à l'électrotechnique sur place, sur un AK48 qui était largement suffisant comme outil multimédia de téléformation. Les travaux pour la "centrale électrique" étaient maintenant d'installer les éoliennes à arbre vertical aux six coins de l'usine (elle formait un "L" sur le terrain), en les installant plus haut que les arbres alentours. Les tours portant les éoliennes serviraient en même temps d'accumulateur de pression (comme leurs fondations profondes) comme BFR l'avait déjà fait en maints endroits, mais pas encore pour BFRSF. Le décor des tours était un crépi écrasé selon un motif de lignes qui donnait de loin d'impression d'un mur de pierre, sans avoir le coût d'un empierrage de surface. Le haut des tours comportait des créneaux (ça ne changeait presque pas la facture): l'usine allait ainsi avoir des airs de château fort, de loin (quoi que trop étendue et pas assez haute par rapport aux tours), en plus d'augmenter son autonomie électrique et diminuer la facture. BFR avait estimé qu'outre la rentabilité du projet (si on conservait l'usine) ça allait donner du poids psychologique à la mission de Stéphane: il y aurait (et visible de loin) "avant" et "après" lui. Il y avait pour chacune un générateur direct à convertisseur électronique de fréquence (le régime n'étant pas stable, et n'ayant pas à l'être, pour exploiter efficacement le vent), un compresseur d'air (utilisé quand on n'avait pas besoin de toute l'électricité "directe") et une turbogénératrice à air comprimé, pour le lissage de la production (en particulier les jours de vent insuffisant). Turbine basse pression donc plus encombrante que la turbine à gaz du groupe de secours.
Ceci amena des journalistes visiter l'usine (il ne se passait pas grand chose d'autre dans le coin), comme exemple d'amélioration écologique dans l'industrie. Stéphane mit la tenue "de réception" pour le nouveau pot organisé lors de la mise en route de tout ceci, avec quelques médias (dont la télévision) et répondit sobrement à quelques questions techniques, tandis que Paakkinen faisait l'essentiel de la conversation.
Paakinen avait conseillé à Stéphane de prendre Timo comme nouveau bras droit, tout en utilisant aussi Seppo puisqu'il avait l'habitude de travailler avec. "Non, pas Atte: il n'est pas assez sérieux pour ça. Mais vous pouvez l'utiliser comme assistant d'appoint quand vous ne serez pas assez de trois". Stéphane découvrit qu'Irina Väänänen (encore une "Loreleï synthétique", mais avec quelque chose de plus divertissant dans les traits et l'expression: plus gamine) savait très bien se débrouiller avec le Fortran 66 (Vertti aussi, mais il n'aimait pas ça) dont la prit de temps en temps à la tour de contrôle pour travailler sur ces vieux logiciels, certains étant encore nécessaires à la gestion de certains processus, en appelant des fonctions systèmes Linux depuis le Fortran. Il fallait tout réécrire en C pour faciliter la maintenance ultérieure. Vertti avait commencé mais eu bien d'autres choses à faire. Irina continua.
Stéphane fit fabriquer par Seppo et Juha un nouvel exemplaire du "fauteuil de programmation". Il en avait déjà un pour lui, inspiré par celui conçu par Vertti pour son propre usage et déjà réalisé par Seppo, qui en était donc à son troisième. C'était règlable en toutes inclinaisons de chaque segment par moteurs électriques. On programmait avec les accoudoirs, au lieu d'avoir les mains sur le clavier, ce qui était bien plus ergonomique pour les bras, de plus ça pouvait s'incliner agréablement en tout sens, et même vibrer pour masser le dos, les cuisses et les mollets de façon à éviter l'engourdissement. L'écran plat était de côté ou en biais au dessus, une perche à compensateurs permettant de l'orienter au mieux. La théorie de Vertti était que de même que l'on avait inventé le vélo couché pour pédaler plus ergonomiquement qu'en vélo assis (ou debout, les jambes passant par ces deux positions au cours du pédalage), le fauteuil de programmation couché était bien plus ergonomique que la programmation assise, avec le clavier qui n'était pas naturellement placé sur les bras. C'était déjà un peu mieux en l'ayant sur les genoux, pour Vertti, Stéphane, Irina ou autre qui n'avaient pas besoin de le regarder, sauf pour les signes rarement utilisées, mais quel progrès ergonomique que la programmation semi-couché, avec des accoudoirs un peu en gouttières évitant le moindre effort (même insconscient) pour garder les avant-bras dessus, les touches à combinaisons tombant naturellement sous les doigts (distance règlable) avec un système moins compliqué à apprendre que la poignée "monomain", vu que l'on disposait des doigts des deux. Il n'y avait jamais besoin de presser plus de deux touches en même temps, tandis que des pouces et aussi des pieds on pouvait agir sur l'équivalent de la souris.
Stéphane fit en sorte d'avoir toujours quelqu'un d'autre à bord quand Irina y était, car il avait entendu parler d'une sorte de "pacte" entre les filles de l'usine: aucune ne devait avoir d'aventure avec le superviseur. Tant mieux, puisqu'il suivait la règle "jamais avec quelqu'un de la boite". Mais il ne suffisait pas d'être sobre: il fallait que ce fût contrôlé. Puis il fit réinstaller le fauteuil d'Irina dans un autre petit bureau (anonyme et exigü, mais correctement insonorisé) car après tout, pour réviser de vieux logiciels, il n'y avait pas besoin d'être physiquement sur place.
Stéphane fit toutes sortes d'inspections, relevant beaucoup de différences par rapport à ce qui était dans la modélisation théorique de l'usine: des mises à jour n'avaient pas été faites, ou avaient été faites prématurément pour des modifications qui n'avaient pas encore été réalisées.
Ce fut le vendredi 15 janvier, qu'il eût enfin son logement de fonction: c'était une petite maison des années 60, "comme une maison de garde-barrière d'une voie ferrée qui n'a jamais été posée", estima-t-il. En fait un deux-pièces (petites pièces) cuisine salle-de-bain, plus une chambresse basse de plafond sous le toit, et un garage en planches installé plus tard. La maison était simplette, faite de parpaings de 15 l'isolant mal. BFR avait eu l'occasion de l'acheter, ce qui reviendrait moins cher que de chercher une location "de fonction". Il fallait faire le "grand tour" du lac, mais au moins, il pouvait cuisiner, et ce fut lui qui choisit le lit, un sommier zigzag (ça se fabriquait aussi en Finlande) et une nouvelle literie: celle achetée pour le lit-armoire pliant du bureau y resta, au cas où. Atte et Seppo l'aidèrent à installer le mobilier (BFR l'avait eue vide), en particulier à monter les meubles Ikea que par sécurité on assura aux murs, bien que Seppo eût des doutes quand à la solidité des murs. Seppo dit qu'il avait l'impression que cette maisonnette avait été construire artisanalement par son premier propriétaire, le parpaing de 15 n'étant pas un choix "professionnel" pour des murs extérieurs, surtout sans revêtement isolant sérieux par dessus. L'oncle de Seppo travaillait dans le BTP. En allant contrôler dehors, Atte vit que l'une des chevilles à expansion avait causé une fissure jusqu'à la face externe. Seppo injecta du mastic silicone dans la fissure, faute de pouvoir faire autre chose, et l'on cessa de tenter de cheviller les murs.
Atte prit son courrage à deux mains, après qu'ils aient reconduit Seppo chez lui:
A- il y a une petite chambre en haut. Me la sous-louerais-tu?
S- je ne crois pas que ce soit permis.
A- et si je campais dans le garage? Il est long: il reste de la place pour une couchette rabattable, derrière la R20. Pour les sanitaires, je peux utiliser ceux de l'usine, et juste pisser dans une bouteille dans le garage.
Stéphane supposait que ça allait vite geler dans la bouteille, le garage n'étant pas chauffé.
S- il y a un gros problème chez toi...
A- oui.
S- tu peux camper dans le garage cette semaine. Je peux inviter quelqu'un à dormir dans le grenier la nuit de samedi à dimanche, car elle ne fait pas partie de la semaine. Ca peut être toi, ou quelqu'un d'autre. Après, je verrai. Personne ne doit le savoir.
A- je ne risque pas d'en parler!
Stéphane ayant enfin un logement de fonction n'envisageait pas de le partager. Atte n'était certainement pas du genre à rester sagement sans bruit dans sa chambre, de plus l'échelle (trop raide pour être qualifiée d'escalier) qui y menait grinçait quand on l'escaladait ou la redescendait. L'essai dans le garage était envisageable.
Ce fut Atte qui installa une couchette rabattable, haut perchée. Stéphane l'invita toutefois au petit déjeûner et au dîner à la maison, où il restait parfois regarder la télévision. La télévision était un exercice linguistique intéressant (trop difficile pour un débutant, mais Stéphane "se débrouillait" presque bien en finnois) pour connaître les tournures, et aussi en apprendre plus sur le pays: tout ce que l'on ne disait pas dans les méthodes. Atte trouva que le sol en carrelage partout, c'était froid. Ce qui était vrai, car il n'y avait pas de sous-sol: la dalle de cette maisonnette (ex-garage rendu habitable?) était coulée sur un simple ballast ferroviaire: celui non-utilisé pour la voie non posée?. Atte dit que lui, il aurait mis des tapis. Stéphane objecta que les tapis prenaient la poussière et servaient d'élevage d'acariens: ses parents étaient contre (bien qu'il ne fût pas allergique). Atte trouva aussi que c'était peu chauffé: 13°. Stéphane dit que tant mieux, comme ça il aurait moins de choc thermique en sortant. Toutefois, si BFR acceptait de payer le doublage intérieur des murs par du liège (pratique pour punaiser tout un tas de trucs) et l'extérieur par autre chose, il ne serait pas contre. Le liège devait être abondant, dans ce pays où les bouleaux étaient fréquents.
Dimanche 18 en fin de matinée, Atte qui avait eu le droit de dormir cette nuit-là en haut et était parti faire un tour en skis de fond revint avec un sac en plastique panier en osier d'où provenait de petits miaulements aigüs, et montra le contenu à Stéphane: une boule de fourrure grise qui était un chaton de 12 semaines aux airs de petit ours gris. Stéphane pensait que ce n'était pas la saison des chatons, mais peut-être était-ce différent en Finlande.
Stéphane- il s'appelle comment?
Atte- je n'ai pas encore choisi. As-tu une idée?
S- je ne sais pas. Surimi?
A- d'accord: Surimi. On lui en fera goûter... Tu te rends compte? Nous avons un chat...
S- tu as un chat, ou alors j'ai un chat si tu me le confies. J'aime les chats, mais nous n'avons rien ensemble.
A- bon: alors je te confie mon chat aujourd'hui, et tu me rendras demain.
S- d'accord. Un chat, ça vit quinze ou vingt ans, et moi, dans un an, je ne suis plus là. Tu devras t'en occuper ensuite.
A- je sais. Je ne vais pas rester dans le garage un an.
S- nous avons dit une semaine. Viens, je t'invite toi et ton chat. Cette nuit, il va dormir chez moi, et toi, avec la R20. S'il fait froid, tu peux dormir dedans: je ne l'ai pas verrouillée.
A- tiens [lui donnant le sac de granulés] il est trop petit pour faire dans le jardin
Ils dînerent tous les trois, regardèrent la télévision, tandis que Surimi poursuivait un peu partout un petit bout de gaine annelée en PVC, puis, ayant épuisé sa réverse d'énergie, monta sur le canapé pour s'installer sur Stéphane, puis Atte, puis entre eux puis de nouveau sur Stéphane où il s'endormit.

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