vendredi 10 avril 2009

chapitre N-40

Detlef Runhäll, 48 ans, en paraissait une quizaine de plus. Stéphane le découvrit à la réception donnée pour son arrivée. Stéphane n'avait pas mis le costume le plus beau, car ça n'allait pas avec la béquille, selon lui. Il avait mis le plus sobre: gris foncé, d'une matière banale. Le nouveau directeur faisait 1m96, il semblait sec, avec une tête en forme d'ampoule électrique, impression accentuée par un front dégarni en rond (et non en "M"), nez étroit et légèrement aquilin, bouche entre parenthèses, orbites vides aux yeux sous capuchons, il n'avait rien à voir avec les quelques Suédois qu'il avait eu l'occasion de rencontrer: même le médecin "bergmanien" de l'hôpital de Stockholm semblait plus vivant, voire bavarois, comparé à Runhäll. Il avait une voix sépulcrale: grave et rugueuse, comme gratant du fond d'un caveau (ou du fond d'un siphon de lavabo, aurait dit Atte). Tout en étant nordique lui aussi, il était une antithèse de Paakkinen. Stéphane aurait préféré que ce dernier restât en vie, quitte à ne pas disposer de la XM. Paakkinen était ronchon, mais c'était un brave type qui essayait de faire marcher sa boite malgré les défauts de celle-ci, et qui ne lui avait pas mis de bâtons dans les roues. De plus, il avait de l'humour y compris sur lui-même: Stéphane se souvenait de l'histoire du patron pas crédible pour prétendre vendre des aliments sains et équilibrés derrière un tel ventre, et de nommer Ari à la place. Ari le glacial avait l'air d'un gros chaton de calendrier à côté du sinistre Runhäll. Enfin: il ne fallait pas juger les gens sur le physique. Runhäll ne pouvait rien au sien: c'était peut-être parce qu'il souffrait d'une maladie l'empêchant de bien assimiler les bonnes choses fabriquées par BFRDK, d'où frustration. Ce type avait peut-être un ulcère. Stéphane imaginait que l'on pouvait faire ce genre d'expression quand on en avait un. Alors il ne fallait pas se comporter aussi franchement qu'il avait vu qu'il pouvait le faire avec Paakkinen: il fallait ménager Runhäll. Lui donner sa chance. Finalement ce n'était pas plus mal de le rencontrer alors qu'il avait encore besoin de la gouttière de genou et de la béquille: ça allait donner un avantage psychologique à Runhäll d'avoir affaire à un superviseur diminué physiquement. Stéphane ne l'aimait pas (en fait, ce qui lui déplaisait dans ce personnage, c'était sa voix. C'était celle du docteur découpeur de lambeaux de chair humaine dans "Chéri-bibi", qu'il avait vu sur K7 chez ses cousines, petit, et qui lui avait donné des cauchemards) mais savait qu'il devait lui donner l'impression qu'il serait pris au sérieux, ici. Il avait constaté que les "Finnosuédois" étaient considérés comme intellectuellement inférieurs par certains Finlandais car n'ayant pas réussi à apprendre la grammaire finnoise (toutefois certains Finnosuédois maîtrisaient aussi le finnois, bien que ne l'utilisant pas en famille). Les Suédois de Suède subissaient-ils ce même préjugé?
Stéphane repensa à son errance sur béquille dans le noir et la pluie glaciale pour avoir l'air sobrement ennuyeux en rencontrant Runhäll: il ne fallait pas sourire si l'autre ne souriais pas. De plus, ça lui évoquerait sans avoir à le dire que rien n'était facile, dans cette usine. Timo, Juha, Nelli et Nenna avaient organisé la réception comme le faisait habituellement Paakkinen, à ceci près qu'il n'y avait pas de petits fours, les machines étant indisponibles car en cours d'akaïfication suite à des modifications des petits fours (donc des façons de les produire) voulues par BFR, et à la main, il eût été trop long d'en faire assez. C'étaient donc du gâteau au chocolat "rayon traiteur" qui avait été coupé en cubes, et du "Délice de Kérisper" en triangles (pas des parts complètes: un maillage triangulaire de la surface du gâteau): ça, c'était rapide à faire, avec la guillotine à fil (pour le Délice de Kérisper, moins collant, un grand couteau suffisait) et la visée laser pour ne pas avoir à réfléchir où couper pour faire des portions régulières. Il y avait aussi le millefeuille à la frangipane que BFR fabriquait avec succès dans le monde entier, avec quelques ajustements de recette selon le goût local. Nenna était une Finlandaise plutôt mignone, au visage rond et au regard félin, qui avait personnalisé sa longue chevelure synthétique en la tressant en deux nattes. Nenna était un peu au dessus de son poids. Elle travaillait au secrétariat en appoint et au service des expéditions (volet administratif).
Ce fut Nelli (qui avait pris du poids) qui présenta tour à tour à Runhäll, brièvement, les personnages principaux de l'usine, en commençant par Stéphane (qui représentait BFR sur place), puis les chefs de services, etc.
Utilisant internet, les filles du secrétariat (la "bande à Heidi") cherchèrent Detflef Runhäll, en ajoutant "BFR", trouvèrent BFRDK et qu'il y avait été directeur du personnel. Heta qui parlait bien suédois pouvait lire le danois. Heta était une Finlandaise "de série" personnalisée (chez Sonja?) par une coupe "poireau strié", variante à plumes du modèle Atte. Il était maintenant facile de la reconnaître du premier coup d'oeil sur un écran de la régie vidéo.
Elle ne trouvèrent pas grand chose sur Runhäll: les Danois n'utilisaient pas directement son nom dans les pamphlets qui circulaient sur lui là-bas, donc Heta ne trouva rien de plus. Il n'était pas dans la culture de BFR de confier une usine à un non-technicien: Paakkinen avait été directeur technique d'une scierie, avant d'arriver chez BFRSF. Cela signifiait-il que BFR nommait ce qui ne serait rien d'autre qu'un directeur du personnel, sous le titre de patron, et laisserait toute la direction industrielle au superviseur? Stéphane semblait déjà avoir beaucoup à faire avec les parties de l'usine concernées par sa mission (qu'elles ne connaissaient pas, mais il leur suffisait de regarder ce qui était fait et d'écouter les problèmes cités par ceux qui travaillaient avec lui) donc lui confier toute l'usine semblait utopique.
Il aurait pu confier une partie de la direction technique à Seppo, estimant pouvoir compter sur celui-ci pour le faire sérieusement, mais il avait besoin de Seppo dans ses travaux. Alors autant laisser BFR se débrouiller avec Runhäll ou lui expédier un directeur technique. Stéphane posa la question à BFR, qui répondit que pour le moment ils n'avaient personne. Runhäll était une solution provisoire, pour "expédier les affaire courantes" et pouvoir dire que l'usine avait un patron. Stéphane suggéra que quelqu'un comme Jürgen aurait pu seconder efficacement Runhäll pour les questions techniques. BFR objecta qu'aucun Allemand compétent et expérimenté ne voulait y aller. Sinon, effectivement, un Allemand aurait pu convenir, comme directeur des fabrications courantes. Alors ils dirent à Stéphane: "choississez un Finlandais qui sera respecté par les autres, et nous, nous le télécommanderons entièrement, comme nous l'avons fait avec vous. Ca devrait marcher".
Seppo? Stéphane avait directement besoin de lui: c'était son "second" le plus fiable, il ne pouvait pas y renoncer. Alors... Stéphane repensa à Jürgen. Kare, le "sous-Ari" (visuellement) mis aux saucisses pour remplacer Jürgen, y avait donné satisfaction, et, contrairement à ce que prédisaient certains (surtout certaines), n'y avait pas pris de ventre. Il parlait bien allemand. Il était sérieux.
Sans s'adresser directement à lui, Stéphane mit Kare en communication avec BFR qui lui fit passer des tests sur l'écran, et par oral (en allemand). Il n'y avait aucun problème pour trouver des interlocuteurs germanophones compétents techniquement à Rennes, alors qu'aucun ne parlait finnois. Parmi les questions, il s'aperçurent qu'il avait aussi appris l'italien donc pourrait probablement apprendre le français. Stéphane ne lui avait jamais posé la question. Paakkinen le savait peut-être mais ne le lui avait pas dit pour l'immerger dans le finnois comme l'avait recommandé BFR. Il fut estimé que Kare pouvait convenir pour être responsable des fabrications courantes avec l'aide de l'assistance technique de BFR.
C'était la troisième promotion initiée (mais pas décidée) par Stéphane, après Mika à la production électrique et Irina comme "ingénieur système" pour l'informatique alors qu'elle n'avait l'équivalent finnois d'un diplôme d'ingénieur.
Mercredi 4, un petit bureau fut construit (préfabriqué à partir de panneaux isolants, triple vitrage et rails métalliques) tout à l'autre bout de l'usine, dans un espace libre sous le plafond d'un des plus grands ateliers, accessible par un escalier en colimaçon en acier embouti, bureau optocâblé (pour réduire le risque de parasites dûs à l'atelier) vers le système central pour Kare, pour lui permettre d'accéder à l'assistance technique de Rennes en cas de besoin, tout en n'ayant pas les priorités d'accès à tout le système. Irina aussi avait son propre bureau.
BFR demanda ensuite à Stéphane de repérer quelqu'un d'autre, car ce serait probablement trop de travail pour un débutant (en gestion de production) comme Kare: ne pas lui mettre trop d'installations sur le dos d'un seul coup: "vous en savez quelque chose".
Stéphane ne connaissait qu'une petite partie du personnel de BFRSF: Paakkinen gérait tout le reste, directement ou via ses chefs de services. Stéphane ne les connaissait donc pas. Kare non plus (sauf deux pour lesquels il avait eu l'occasion de travailler avant d'être promu "capitaine des saucisses"). Runhäll encore moins, et pour cause. De plus, il fallait remplacer Kare aux saucisses. Paakkinen aurait sû qui mettre. Sans lui, il allait falloir tester beaucoup de gens. Avec Kare, Stéphane avait eu "bon" du premier coup (selon BFR) car il s'était efficacement mis dans le rôle de Jürgen après la disparition de celui-ci, d'où l'hypothèse de capacités à s'adapter rapidement à la gestion technique d'autres productions.
La promotion de Kare à un poste nettement supérieur à celui d'Ari (qui restait au contrôle de qualité) fit bavarder dans l'entreprise, surtout entre filles. Le lendemain, la ligne de production de charcuteries à base de poisson, confiée à Hilma Sinivuori, une technicienne qui y avait déjà travaillé, ainsi que sur d'autres installations, se planta. On rappela en urgence Kare, qui trouva la panne et put relancer.
Soudain, du chocolat mélangé de blancs en neiges se mit à glouglouter de la machine à gâteaux au chocolat "collants à coeur" à la poudre de noisettes, le "Grand Ivoirien" (écrit en français dessus, avec le contour d'un éléphant dessiné automatiquement en blanc sur le glacage cassant au chocolat noir). En théorie c'était du domaine de Kare, car il n'était pas prévu de modifier cette machine dans la mission de Stéphane, mais laisser Kare seul face à un tel problème, sitôt promu, n'eût pas été efficace pour l'entreprise. Stéphane, Seppo, Atte et Juha vinrent en renfort, tandis qu'Irina était chargé de savoir ce qui s'était passé: cette machine n'était géré que par le coordinateur 1998, dans le cvx0, car elle avait été modifiée après 1997: mission de l'antéprécédesseur de Stéphane: celui qui avait démissionné parce que tout allait de travers, en plus de ne pas être à l'aise du tout en Finlande. La machine du "Grand Ivorien" ainsi modifiée (et prise en compte par une modif du nouveau coordinateur) avait fonctionné sans problème jusqu'à ce jour. Il s'agissait d'une production "rayon frais" pour les distributeurs locaux et restaurations collectives, donc géré en "flux tendus": tout retard entraînait des pénalités pour BFRSF. Le "Délice de Kérisper" qui se conservait plus de dix jours sans perdre ses qualités gustatives pouvait être produit avec un peu de stock d'avance, d'où des conséquences financières moins graves en cas de pannes maîtrisées rapidement.
Le diagnostic devait porter sur les diverses parties de la série de la machine préparant la pâte (la cuisson n'était pas en cause), ainsi que le câblage et les armoires de commande intermédiaires (câbles rongés par un écureuil?) ainsi que l'informatique centrale.
Ce ne fut que le soir que la responsabilité fut attribué au système 1997: une "mauvaise combinaison" avait dû être tirée, parmi les nombreux bogues latents de ce systèmes. Une série de signaux venant de la machine (signaux normaux, mais se combinant très rarement ainsi) avait mis en défaut le coordinateur 1997. Là, c'était probablement une petite imprudence de programmation non détectée car n'ayant jamais rencontré la situation où elle pouvait avoir des conséquences. Il aurait suffi de corriger (c'était l'éternel problème du piquet en plus ou en moins dans la clôture du champ: au réenclenchement d'un étage de tri à fragmentation (spécifique à ce problème, donc non sous-traitable par une méthode de tri classique) la même donnée était réémise depuis le début du tampon alors qu'elle avait déjà été envoyée à la fin du précédent. La plupart des commandes envoyées deux fois n'avaient pas d'effet, mais dans ce cas précis, une autre commande était venue du système pile entre les deux, d'où un tour de règlage de pression de pompage en trop et le dégorgement.
Irina prit l'initiative de recopier cette fonction du coordinateur 1997 dans le coordinateur 1996 tout en corrigeant le bogue: la fonction à elle seule n'était pas la cause des problèmes de compilation. Par sécurité, une sauvegarde complète (système et données) du cvx1 fut effectuée avant cette tentative: en informatique, le "mauvais oeil" pouvait habiter aussi une fonction, car on ne savait pas à quoi (de probablement banal) le compilateur du cvx0 avait soudain fait une allergie: qu'est-ce qui avait tiré la combinaison perdante parmi toutes celles qui n'avaient pas d'effet dans ce système et son compilateur.
Le système 1996 planta aussi sec. Il fallu récupérer la sauvegarde, après avoir, de plus, zéroïsé (écrire exprès des 1 puis des 0 partout dans les secteurs, au lieu de juste les libérer, par sécurité) les disques durs. Pendant ces travaux par Irina, l'équipe des "jeunes bidouilleurs" surveillée et guidée par Stéphane s'attaquaient aux fiches techniques et historique de modifications de la machine à pâte pour "Grand Ivoirien" en vue d'en faire piloter les automatismes par un AK46. Ca ne faisait pas partie du plan initial, car cette machine marchait correctement. D'ailleurs Stéphane supposait que c'était toujours le cas, à moins que le bogue l'eût endommagée physiquement.
La surpression n'avait rien endommagé, la vanne de sécurité ayant sauté et déversé la pâte à l'extérieur. Spectaculaire, mais inoffensif. Les automatismes industriels de cette machine étaient du ressort de Stéphane, son interphaçage électronique de Seppo (si celui-ci mourrait aussi, que faire?) et le reste pouvait être confié aux quatre jeunes "akistes" (comme on disait jadis "ataristes"). Ils trouvèrent le défi passionnant et y passèrent la nuit. Stéphane et Seppo aussi: il fallait rattrapper le retard de livraison pour demain matin.
A 5h20 (jeudi 5), la machine redémarra, gérée entièrement par un AK46. La documentation technique précise laissée par le démissionnaire (Jacques Kergou) sous la supervision duquel les dernières modifications avaient été faite correspondait exactement à ce que Stéphane avait trouvé matériellement sur place: pour une fois...
La pâte rejetée, stockée dans ses bacs rectangulaires propres, puis dans des moules en téflon, avait été msie au froid deux heures puis cuite manuellement par les jeunes akistes dans les fours d'essais: pour cuire douze gâteaux ensemble, ils utilisèrent deux des neuf fours multifonctions conçus et fabriqués par BFR comme pour toutes ses usines, programmables numériquement (écran tactile lavable à l'éponge) de taille "restaurant" (et non "industrie") destinés à essayer des modifications de recettes avant de les lancer en production réelle. Ca permettait aussi au personnel de cuire de la pâtisserie pour son propre usage (dans les nombreux moules destinés aux essais comparatifs pour dégustation en aveugle par des clients tests) quand il y avait ce genre de problèmes, comme la marée de "Délice de Kérisper". Il suffisait de relire dans la programmation de la machine les conditions de cuisson pour les réussir dans les fours d'essais: c'était fait pour correspondre, les recettes testées dans les fours devant pouvoir être implantées dans la production sans rien avoir à recalculer.
Les akistes avaient lancé la cuisson pendant les travaux, sachant que le gâteau au chocolat (même s'ils ne connaissaient pas celui-là), c'était meilleur, plus consistant et plus "goûteux" une fois complètement refroidi. Il les défournèrent, les démoulèrent et les laissèrent refroidir à l'air dans un ratelier à grilles à roulettes (comme ceux servant à transporter les petits pains dans les hypermarchés) tout en continuant à recréer entièrement en C// le logiciel de pilotage de la machine dans un contexte "AK".
Stéphane en mangea la moitié d'un (Seppo l'autre moitié): vu le dîner sauté à cause de la panne, il estimait qu'il y avait droit, vu les heures sup ("ça faisait brûler des calories"... mais pas assez). Les akistes se partagèrent à quatre les dix autres: à cet âge-là, les garçons étaient insatiables. Par rapport au "Grand Ivoirien" il manquait le glaçage et le décor final, mais l'essentiel était dessous: la croûte finement écroulée sur une pâte "mi-cuite" à l'optimum. Le processus utilisait (classiquement) un refroidissement préalable de la pâte moulée, avant cuisson, pour retarder celle du coeur par rapport à la croûte: en cuisant directement ce qui avait dégorgé de la machine, le gâteau eût été moins réussi. Seppo l'avait signalé aux akistes, qui avaient accepté de retarder de deux heures ce projet pour que ce ne fût pas décevant à manger. Les akistes avaient l'habitude de rester sur leurs ordinateurs jusque tard dans la nuit (d'où leur somnolence tenance dans les études le lendemain matin) donc ça ne les déphasait pas trop.
Stéphane dormit dans son bureau: ça lui évitait le trajet aller-retour, et il avait trop sommeil pour ça. Il avait des affaires de nuit à la fois dans un classeur du bureau et dans la maisonnette, depuis qu'elle avait été reconstruite.
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Les quatre atkistes avaient été logés dans un long bungalow en préfabriqué sur le terrain de l'usine, en attendant de trouver autre chose: les quatre portes sortaient sous une "varangue". Jyri ne pouvait pas y fumer non plus: pour raison d'assurance, BFR y avait installé ses détecteurs et alarmes comme à l'usine. Les trois autres interdirent à Jyri de fumer sous la varangue, sauf quand le vent était dans le bon sens pour ne pas faire repasser la fumée devant leurs portes. "De toute façon avec des patches tu ne devrais plus en avoir besoin", lui avait dit Arvi, son voisin direct. Peu après, Jyri se mit à "fumer sans fumée" avec le même distilateur inhalateur électrique à vapeur que Juha pour son canabis. Ceci lui permettait de continuer à inhaler aussi les autres composants volatiles ajoutés par les industriels du tabac, la nicotine à elle seule (des gommes et des patches) ne le satisfaisant pas. Puis Juha lui revendit du canabis (qu'il faisait pousser chez lui en serre), le procédé de distillation rendant cette consommation nettement moins coûteuse que de le fumer (en plus d'être discrète) car il n'en perdait presque pas.
Runhäll s'aperçut des différences entre Juha et Jyri, d'une part, et le reste du personnel: le comportement, les cernes sous les yeux qui n'étaient pas dûs qu'aux heures supplémentaires comme l'avait supposé Stéphane qui savait que certains y étaient sujets. Il fit sa petite enquête, au point de poser des micros, et prévint la police (sans leur dire qu'il avait utilisé des micros pour les espionner) Juha fut arrêté pour production et revente. BFR attendit les conclusions de la police finlandaise pour donner le feu vers à Runhäll pour virer Juha. Pour Jyri, c'était plus simple: il était là depuis si peu de temps qu'il suffisait de mettre fin à sa période d'essai pour toxicomanie incompatible avec la sécurité en entreprise: des bogues dans le pilotage des automatismes industriels pouvaient provoquer des accidents graves. Pas si graves que ça, car il y avait de nombreuses sécurités non logicielles, mais Jyri n'était pas censé le savoir.
Il n'y avait pas eu de licenciement de ce genre depuis longtemps (le dernier relevait de l'ivresse manifeste au travail, en 1995). La réputation de coupeur de têtes du Suédois était faite. Parce que Juha, c'était un bon élément, professionnellement parlant. La plupart du personnel (Stéphane inclus) trouvait excessif de l'avoir fait arrêter: il risquait une condamnation sérieuse pour sa plantation clandestine et surtout son petit commerce, ainsi que l'inculpation des parents pour complicité parce que la police avait constaté qu'il était impossible d'atteindre le congélateur ou la machine à laver familiale, au sous-sol, sans longer la plantation éclairée artificiellement. Certes, il fallait lutter contre cette drogue, que Stéphane n'aurait pas qualifiée de "douce" vu son implication considérable dans les accidents de voiture (l'effet du THT perdurait plusieurs jours, contrairement à l'alcool, se réactivant sous émotion forte, comme lors d'une situation urgente et imprévue au volant, où il diminuait à la fois les réflexes et la conscience du danger) mais ce n'était pas une raison pour "casser" Juha et s'en priver à l'usine: une grosse amende et la mise en cure de désintoxication forcée (les soirs, nuits et week-ends) lui eût semblé plus logique.
Stéphane contacta BFR en disant qu'il lui fallait un nouvel akiste. Un de ceux qui avaient passé les tests lors de la tournée de vérifications sur place et s'était classé cinquième du tas fut rappelé, et vint. C'était un grand (1m93), tout froid, plutôt mince, cheveux un peu fins en pluie sur les yeux, pas de lunettes, 18 ans et demi. Il s'appelait Santtu Vaismaa et s'intéressait aux "réseaux neuronaux" multicouches ("perceptrons" et autres), problème auquel un multiprocesseur comme son AK49 personnel se prêtait bien. Travailler sur AK46 ne l'emballait pas (une "sous-machine" monoprocesseur), mais être payé pour ça le motivait. Une partie des travaux de coordination par un AK49 (justement) avant le Convex (le cvx1) lui fut confiée par Irina.
Stéphane apprit peu après (lundi 9 mars) que Juha s'était suicidé: alcool, canabis distillé (avec chaufferette à catalyse à essence à briquet. La police n'avait pas tout trouvé) et bain glacé en pleine nuit, avec un gilet de sauvetage recouvert de toile cirée blanche (formant capuche) pour moins se faire remarquer dans le lac, tout en écoutant un CD de A-Ha au baladeur (étanche). Bien que cela ne fît pas partie de sa mission, signala à BFR que l'ambiance dans l'usine avait viré au gris depuis le licenciement de Juha (Jyri n'intéressait pas grand monde): le directeur suédois y était devenu impopulaire, comme le laissait supposer des odes nostalgiques à Paakkinen qu'il avait entendues. Il y avait même des postes de travail où trônait une photo de Paakkinen, ce qui n'avait jamais été le cas avant. "L'exterminateur suédois" avait retrouvé deux pneus de sa Saab 9000 à plat (les deux du côté du mur, la place "direction" n'ayant pas de voisin). On n'avait jamais dégonflé les pneus de la XM de Paakkinen, le seul vandalisme ayant été involontaire: l'hydraulique, par Jürgen. Certes, c'était une voiture de fonction, et non à lui, mais même si cela avait été la sienne personne n'aurait fait ça. Paakkinen avait ses mauvais jours, mais "comme tout le monde", estimait le personnel. Raffinement, une cale trapézoïdale en bois avait été coincée sous ce côté du soubassement, à l'avant et à l'arrière, pour que les caméras ne détectent même pas d'inclinaison de la 9000 par dégonflement des pneus. Crevés, et non juste dégonflés, confirma le garage ou Nelli les porta avec la C15 de service. Ceci avant la nouvelle du suicide de Juha.
Runhäll déposa plainte (mais on ne pouvait pas deviner qui, sur les K7 de vidéo surveillance: le coupable portait un ciré sur une doudoune, semblait-il, ce qui ne permettait pas non plus de déterminer sa corpulence) et demanda aussitôt à BFR une voiture de fonction: "ne n'ai pas à risquer la mienne ici". Or la XM, c'étaient Irina ou Stéphane qui l'utilisaient, selon leurs besoins. Ni l'un ni l'autre ne voulait risquer qu'elle fût endommagée si on la confiait aussi au Suédois: "prêtez-lui une vieille Volvo: l'usine danoise doit bien en avoir une qui traîne", suggéra Stéphane à BFR.
Kare reçut de BFR la consigne d'acheter d'occasion sur place, pour l'usine, à budget limité. Si possible suédois...
Ce fut une vieille 343 "de base" mais présentable (voiture de retraité) qui fut trouvée et acquise pour pas cher par l'usine. Un peu modeste pour une "voiture de direction", mais c'était une marque suédoise (même si la 343 était produise dans l'usine hollandaise ex-Daf), alors Runhäll saurait que l'on avait pensé à lui. Elle était vert clair métallisé.
Cette voiture ne fut pas détériorée, car elle appartenait à l'entreprise, mais des choses furent écrites sur les vitres avec un bout de savon ou du beurre.
Le soir, Stéphane constata que la Trielec 332 enfin livrée (avec les cinq autres voiturettes électriques) était apte à prendre le "mauvais chemin" (qui était le même temps le plus court) grâce à ses trois roues motrices et son poids modeste par rapport à la surface de contact de ses roues au sol. Il ne se colla que deux fois (ornières obliques non vues sous la neige) et put à chaque fois s'en sortir seul, en agissant de l'extérieur tout en ayant laissé les trois roues tourner lentement (la régulation électronique évitant l'emballement qu'auraient connu des moteurs à collecteur en cas de perte d'adhérence), ce qui lui donnait largement le temps de rattrapper la Trielec une fois libérée et s'installer dedans sans l'arrêter. Malgré cela, il gagnait du temps par rapport au "grand tour", mais réalisa que si l'objectif était de faire de l'exercice (entraîner une roue et confier les deux autres à leurs moteurs, comme s'ils étaient trois à pédaler) il vaudrait mieux faire le grand tour. Il avait juste voulu vérifier que le "petit tour" était possible avec cet engin. Pas facile, mais possible. La solution la plus directe était de rouler sur le lac. Aucun problème en plein hiver: il suffisait de repérer du haut de l'usine les zones plus sombre où la glace aurait été cassée récemment pour faire une "piscine glaciale". Les villageois cassaient toujours aux deux mêmes endroits, pour ne pas avoir trop d'épaisseur à recasser.
Le lendemain matin, Stéphane décida qu'il prendrait par le lac, car c'était plus plat et en même temps plus amusant: glissades possibles, aigées par la capacité de l'engin à virer à angle droit, roues arrière tournant en sens inverse l'une de l'autre: la motorisation ajoutée à l'avant n'avait pas supprimé cette possibilité, le moteur étant juste au dessus de la roue (un peu en arrière du pivot) et pivotant avec elle
Atte s'intalla pour la première fois dans la Trielec ce mardi matin, Stéphane repartant de la maisonnette avec. Atte habitait parfois chez Timo, parfois chez Stéphane, laissant Surimi en permanence chez ce dernier car un jardin, c'était mieux, pour un chat: il avait l'âge d'explorer dehors, même si l'hiver le dissuadait de s'y attarder. Voyant les pédales en s'installant à bord:
Atte- non? Il faut pédaler?
Stéphane- oui, puisque nous sommes deux ça ira plus vite.
En fait il mit le moteur électrique de la roue avant, pour aider, mais uniquement un petit peu d'assistance électrique à l'arrière, les trois moteurs étant gérés dans le mode "instinctif": pas de pédalage, pas de courant ajouté. Ceci simulait une voiture à pédales (cinq vitesses bien espacées chacun) nettement moins lourde, plutôt agréable à faire rouler aux alentours de 35 km/h à condition de ne pas être trop paresseux. La surface du lac étant plane (juste bosselée là où des traces dans la neige avaient regelé sous forme de glace ensuite) on aurait pu rouler sans moteurs, à condition de se contenter d'une vitesse moindre. Stéphane pouvait maintenant pédaler, son genoux allant mieux. De plus c'était un effort moins important que l'appui debout et surtout sans risque de mise en biais, contrairement à la marche (sauf sur sol bien droit). Il utilisait encore la gouttière (par prudence) et une cane pour marcher, et se déplaçait avec prudence, en particulier pour descendre des escaliers. Il avait pris la couenne, pendant cette période: il ne pouvait le nier.
A- après les éoliennes, la voiture à pédales. A quand le boulier à la place de l'ordinateur?
S- ça permet de faire un peu de gym d'une façon utile, sans prendre de temps sur autre chose
A- si: on roule moins vite qu'avec la XM. Et par temps chaud?
S- l'été, on peut enlever les portes, ou les replier dessus.
C'étaient des portes papillons: ce modèle lui aussi très bas (mais avec une garde au sol correcte) en avait deux, contrairement à la monoplace qui n'en avait qu'une ouvrant à droite.
En fait ce modèle pouvait rouler à 62 km/h sans pédaler.
A- je crois quand même qu'il y a un moteur: sinon à quoi servirait les accus?
S- oui, c'est électrique.
Il expliqua rapidement comment ça marchait
A- donc on ne peut pas aller loin avec
S- un peu plus de 200 km sans pédaler, et à condition de pouvoir recharger à l'autre bout.
A- d'où les pédales: c'est plus pratique que de devoir sortir pousser, surtout quand il pleut.
S- exactement.
La machine fabriquant les crêmes dessert caramélisées meringuées planta à son tour, mais sans provoquer de fuites: au contraire, une pompe s'était arrêtée sans raison apparente, désamorçant le processus. Il fallut mettre les akistes à la réécriture du "pilote" sur AK46, ce qui prit du temps et de dispensa pas de démonter une partie de la machine pour désencroûter le caramel qui avait durci dedans.
Runhäll licencia Aleksi pour faute grave: par recoupement de tous les enregistrements vidéo il avait établi (et la police avait été de son avis) que le personnage à ciré sur doudonne était Aleksi: on le voyait s'équiper ainsi dans l'entrepot, avant de suivre un parcours compliqué et qu'il croyait discret jusqu'au garage.
Mercredi 11 mars, Runhäll disparut sans laisser de traces, la 343 aussi: comme il avait reneigé et regelé partout, impossible de suivre des traces de pas ou de pneus. S'était-il enfui ou avait-il été éliminé? Aleksi fut interrogé par la police mais aucune charge ne put être retenue contre lui: la période sur laquelle avait pu se jouer la disparition de Runhäll était trop longue pour que qui que ce fût ait un alibi pour autant d'heures, et tout le monde en avait un pour au moins une partie de ce temps: ce n'était donc pas un critère. Un avis de recherche fut lancé, ainsi que (plus discrètement) pour savoir si Aleksi aurait été vu revenant par un transport public ou en taxi ou en stop: s'il avait conduit Runhäll (où son cadavre) quelque part pour l'y faire disparaître avec la 343 au fond d'un autre lac: il n'y avait que l'embarras du choix, dans ce pays, en dehors de ceux trop proches de l'usine qui risquaient d'être explorés à l'aide d'un mini-submersible télécommandé. S'il avait un peu de jugeotte, le coupable pouvait avoir fait disparaître séparément le corps, puis la voiture: une voiture étant bien plus facile à retrouver (même dans un lac), elle aiguillerait l'enquête dans des alentours où le corps ne serait pas. On spéculait, à l'usine, sur ce qu'il avait pu advenir de Runhäll. Découpé en morceaux distribués de nuit dans un élevage de chiens de traineau? Lesté et jeté en mer?
Runhäll reparti en Suède en voiture? Mais avec la sienne: la 9000. La 343 avait peu de valeur tout en constituant un vol vis à vis de BFRSF s'il partait avec.
Stéphane écrivit à BFR:
- Runhäll a été une catastrophe: il a laissé une ambiance détestable dans l'usine, et en plus il a disparu
- nous le savons, et nous cherchons.
- pourquoi avez-vous envoyé Runhäll? Il n'y connaît rien, techniquement.
- il était le seul à parler français et finnois, et à accepter.
- vous devez bien avoir quelqu'un d'autre. Il n'y a pas d'usine à nous en Suède, mais il doit y avoir une société importatrice.
- oui, mais elle ne nous appartient pas: c'est une franchise de distribution de gros. Nous ne pouvons donc pas emprunter un dirigeant suédois parlant français et finnois là-dedans. Et vous, ça va comment, avec le personnel?
- rien à signaler: ils font ce qu'ils ont à faire, jusqu'à présent
- et avec les autres habitants?
- rien à signaler non plus. Les quelques fois où je suis allé acheter des choses dans les commerces, tout m'a semblé normal pour ce pays. Les gens n'ont pas tendance à parler sans nécessité, et je le savais avant d'y aller. C'est calme, sauf sur les routes. On peut avoir un accident de la route jusque dans son lit, en Finlande.
- nous sommes au courant. Nous avons tenu compte de votre demande d'éloigner la chambre de la route, vous avez vu.
- alors si tout ce passe bien pourquoi tous ces retards?
- je vous l'ai déjà expliqué dans les rapports: le coordinateur 1997 ne peut plus être mis à jour, et il y a énormément à faire pour reconquérir l'usine à partir de la version 1996 et des AK46. Ca avance, mais les urgences comme celle du "Grand Ivoirien" font prendre du retard sur les autres chantiers.
- vous savez que si vous n'êtes pas à jour du planning trimestriel, certaines primes n'auront pas lieu.
- nous faisons ce que nous pouvons
Stéphane n'avait pas trop compté sur ces primes trimestrielles: renseignement pris, aucun superviseur n'en avait touché plus d'une (la plupart aucune) et aucun des huit derniers n'avait tenu toute une année. L'historique des pannes des cinq dernières années montrait que ça allait de mal en pis: sans le dire à BFR, Stéphane s'estimait heureux de ne pas avoir affaire à une panne totale ne pouvant pas être résolue le jour même. Les 9% de production que son équipe avait décentralisée sur AK46 locaux étaient théoriquement immunisés comme un plantage général du système: on pourrait relancer manuellement leur programmes individuels depuis les AK46. Restait l'alimentation électrique, mais sa modernisation ainsi que sa gestion par Mika et Teemu, avec une informatique indépendante (un AK46 suffisait largement à gérer tout ceci: ce n'était pas compliqué) l'avait grandement fiabilisée.
Il avait appris que sur les huit superviseurs (tous français, donc un seul, le troisième, parlait assez de finnois pour se faire comprendre dans cette langue, les autres étant tributaires de Paakkinen pour la transmission avec le personnel) deux avaient démissionné avant la fin de leur mission, un avait été mis en congés maladie de longue durée pour dépression, deux s'étaient suicidés sur place (donc pas uniquement son prédécesseurs) et trois avaient eu des décès accidentel: une crise cardiaque au sauna, une électrocution (seul superviseur tué par accident du travail) et un accident de voiture. Le record de durée était de 311 jours. Il avait entendu par sa régie audio-vidéo qu'il y avait des paris sur sa probabilité de boucler l'année, et aussi de savoir à quoi ressemblerait le prochain: "ils vont nous envoyer un Noir, la prochaine fois", ou "il n'y en aura plus, ils délocaliseront l'usine en Lithuanie", "ils en enverront deux ou trois ensemble, même si ça leur coûte plus cher".
BFRSF était de nouveau privée de patron, mais avec Kare et Stéphane aux fabrications ça pouvait tourner, sauf gros imprévus.
L'imprévu fut la réception qui était déjà prévue (avant la mort de Paakkinen) pour le lendemain (vendredi), avec des clients importants et quelques journalistes régionaux. Cinq des huit machines à petits fours refonctionnaient enfin, les akistes ayant adapté en local (AK46) une réécriture en C// des pilotes en C trouvés dans le coordinateur 1997, mais il n'y avait plus de patron.
Instructions furent données par BFR à Stéphane, Kare et Irina de choisir quelqu'un comme "communiquant" pour remplacer Runhäll vis-à-vis des invités. BFR avait pensé à Ari, mais les trois consultés estimèrent que même s'il acceptait, ça ferait trop "voulu". Stéphane proposa Seppo: il avait un niveau de communication "normalement finlandais": peu de mots, mais sans se prendre pour le "Superphénix des hôtes de ses bois". Seppo n'y connaissait rien, en relations publiques, mais eux trois non plus. De plus, consulté, il accepta de s'entraîner pour le rôle. Il serait moins hermétique aux médias qu'Héléna. Toutefois il suggéra d'entraîner aussi quelqu'un d'autre que lui, qui jouerait ça mieux: Osto Lepo, 52 ans, chef de service des yaourts aromatisés et aux fruits. Stéphane ne s'en souvenait pas, la production yaourtière ne faisant pas partie de sa mission: elle avait été mise à jour fin 1996. Il le fit venir pour voir.
Otso avait un air "porte de réfrigérateur" (cette tendance s'accentuait donc avec l'âge), cheveux fins peignés en arrière, traits qui avaient dû être anonymes avant d'être moins réguliers, comme si on les avait machés, il n'avait pas la réputation de boire (un problème fréquent, chez BFRSF, avait appris Stéphane). Plus jeune, il avait été VRP en Finlande et en Suède pour les escaliers mécaniques Kone avant de travailler chez BFRSF suite à une perte de permis pour gros excès de vitesse (permis repassé depuis, mais imposant un changement professionnel entretemps), donc il savait faire face à un client potentiel (qui n'était pas forcément disposer à le devenir) et tenter de le convaincre tout en restant faussement décontracté (du moins pour un Finlandais. Vu d'ailleurs, il avair l'air coincé). Otso était un moins mauvais choix pour les relations publiques de BFRSF que les autres hypothèses envisagées avant lui. Ils lui firent faire des essais, selon le scénario prévu par Paakkinen et BFR, face à d'autres gens de BFRSF simulant des clients et des journalistes. Otso n'était pas un génie de la vente, mais il saurait recevoir et faire illusion. Stéphane estimait qu'à compétences égales, pour ce rôle, le plus âgé serait le mieux. Otso ne parlait pas allemand mais suédois. Il y avait des gens parlant cette langues à Rennes (d'ancien candidats au voyage en Suède pendant leurs études) et comme la plupart des échanges se firent sous forme de dialogue tapé sur internet (mais en temps réel), de façon à transmettre aussi des questionnaires avec des cases, cela pouvait convenir comme "représentant intérimaire" de l'entreprise. Sans le moindre pouvoir de décision ni de négociations, mais cette réception allait moins être un lieu de négociation que de médiatisation des améliorations récentes de l'entreprise.
On nomma donc Otso Lepo aux relations publiques, tandis que Kare, Stéphane et Irina seraient là pour les questions purement techniques les concernant, s'il y avait lieu. Les yaourts aux fruits furent confiés en supplément au chef des flans et crêmes desserts, pour les jours où Otso ferait des relations publiques.
Restait maintenant à finir de mettre à jour les pilotes des machines à petits fours restantes, même si l'on pouvait se passer d'une ou deux d'entre elles pour la réception: il n'y aurait peut-être pas de tartelette au citron meuringuée ni de mini-religieuse, mais ce n'était pas un drame.
Atte, ayant soigneusement économisé pour l'assurance et l'achat, aidé en cela par l'absence de loyer (il faisait des emplettes tantôt pour Timo, tantôt pour Stéphane, mais c'était loin de lui coûter un loyer) arriva le matin de la réception au volant d'une Alfa 33 rouge (la remplaçante beaucoup plus esthétique et originale de l'Alfasud): il avait enfin une Italienne rouge sans que ce fût une Fiat, le porte-clef Alfa-Roméo évoquant un tout autre univers.
La police découvrit qu'Aleksi avait fait partie des clients réguliers de Juha pour sa drogue cultivée à la maison. Il restait le suspect principal pour la disparition de Runhäll (d'autant que c'était lui qui avait dégonflé les pneus, avant d'apprendre la mort de Juha) mais il n'existait aucune preuve contre lui. Il n'y avait nulle preuve non plus de la mort de Runhäll.
Lors de la réception, le vendredi 13 mars, chacun joua le rôle qu'il avait répété. Des visiteurs furent un peu surpris de ne pas trouver Paakkinen (ils n'étaient pas tous au courant) mais Otso fit illusion pour la partie relations publiques au profit de BFRSF. Un gros client (une des chaînes de restauration d'entreprise) demanda tout de même qui dirigeait l'entreprise en ce moment. Otso répondit qu'elle télédirigée par la direction mondiale, en France, le temps de choisir un nouveau directeur finlandais, et que la direction technique était déjà assurée les spécialistes sur place (Kare, Stéphane et Irina). Stéphane eut à répondre directement à nombre de questions sur les modernisations dont il était chargé dans l'usine, s'il y aurait des réductions d'effectifs (non, car la production allait augmenter à effectifs constants) ou si une partie de la production serait délocalisée en Lithuanie comme on le disait ça et là: "non, sinon BFR ne ferait pas de tels investissements avant de délocaliser: il aurait été plus rentable de tout remettre à neuf en profitant de la réinstallation générale d'une délocalisation, s'il avait dû y avoir une". Des journalistes le questionnèrent un peu plus personnellement, en particulier sur ce que ça faisait d'être le seul Français de l'entreprise: "grâce à ça j'ai fait de gros progrès en finnois, même si ça peut encore vous sembler insuffisant". Stéphane connaissait l'essentiel des questions qui pourraient lui être posées (y compris celles qui ne lui seraient probablement pas posées, sauf par la presse "people" s'il y avait lieu), BFR l'y ayant rôdé. Il ne dit donc rien de plus que prévu, tout en ayant l'air disponible pour répondre. Une journaliste le questionna sur l'accident du camion de bois: les médias avaient déjà passé des photos et la vidéo du dégagement du poids-lourd, mais n'avaient pas eu l'occasion d'interviewer Stéphane. Celui-ci dit que la Finlande était à sa connaissance le seul pays où l'on pouvait avoir un "accident de la route domestique", estimant que ce serait probablement repris tout en n'étant pas trop méchant pour la Finlande: le public penserait que ceci n'était que le point de vue d'un étranger qui ne s'attendait pas à être jeté de son lit par un camion de grumes.
Des détonnations retentirent, puis une explosion, et encore des tirs. Panique, hurlements, tandis que le système d'alarme-extinction déversait de la neige carbonique là où l'explosion avait eu lieu. Après les derniers tirs, une nouvelle explosion.
Six morts, quatorze blessés graves et vingt-neuf blessés légers (dont Stéphane, deux côtes fêlées par la projection d'une table lors de l'explosion, je jetant en arrière contre le mur d'où un coup douloureux en arrière de la tête). Il se sut que plus tard ce qui s'était passé, d'après ceux qui avaient pu voir. Stéphane était concé contre un mur par la table renversée sur lui, et, entendant des tirs, avait préféré ne pas essayer de bouger la table, en plus du fait que chaque mouvement du torse était douloureux, à cause des côtes fêlées. La table n'aurait peut-être pas arrêté un tir direct (ça dépendait du type d'arme utilisé) mais elle privait le tireur d'une cible humaine visible. Stéphane, maculé et saupoudré d'aliments (ceux qui étaient sur la table) s'était demandé si c'était Runhäll, Aleksi ou Jyri. Il ne restait aucune trace de la tête et du haut du torse du tireur (son arme encore au bras): la deuxième explosition était celle de son suicide (collier explosif? Grenade serrées dans une écharpe?).
Son cas n'étant pas urgent il ne reçut que des soins sommaires, avec la consigne de rester allongé sur la moquette le long du mur en attendant un examen plus détaillé: les ambulances disponibles localement étaient déjà pleines de blessés plus graves. En compagnie d'autres "parqués sur place" il essaya d'en savoir plus: qui avait tiré, qui était touché.
Le kamikaze était Jyri. Son armement était du matériel militaire ex-soviétique: de Finlande, il n'y avait pas à rouler loin pour s'en procurer. Personne n'avait été tué par balle: Jyri était trop mauvais tireur, même si par hasard une de ses balles aurait pu se loger dans une tête. C'était la première grenade, lancée "dans le tas" qui avait fait le plus de dégâts. Parmi les gens que Stéphane connaissait directement, il n'y avait pas de morts, mais Irina avait été emmenée dans un état grave, ainsi que Santtu avec lequel elle bavardait à ce moment. Nelli et Seppo n'avaient rien. Kare, Timo et Atte n'avait que des blessures légères dont ils ne garderaient pas de séquelles.Teemu, Mika, Anton et les trois autres "akistes" n'avaient pas été touchés, se trouvant dans un angle de la salle que Jyri n'avait pas "arrosé": il s'était trouvé à cours de munitions avant, donc s'était fait sauter la tête. Deux morts et quatre blessés graves parmi les journalistes et cameramen. Un gros client mort, plusieurs blessés. Osto était mort, deux chefs de service aussi. Héléna avait été emmenée dans un état grave.
Outre la police, il y eut vingt fois plus de journalistes et de cameramen sur place quelques heures plus tard: "la tuerie de BFRSF", avec l'histoire de ce jeune informaticien renvoyé pour un problème de drogue revenant en kamikaze pour se venger en pleine réception. Car c'était l'une des rares occasions où il était possible de se procurer des badges "invités" pour passer les systèmes de sécurité. De plus, la salle de réunions était moins sécurisée que la production car de cette salle, on ne pouvait introduire ni aiguilles de verre dans les gâteaux ni mort au rat dans les loukoums. C'était de tels actes que BFR avait peur, et non du terrosisme "bête et méchant".
Stéphane ne put témoigner que par l'ouïe: "j'étais ici, je m'étais penché pour prendre quelques pistaches, et à ce moment j'ai reçu la table dans les côtes -oui: celle-là- qui m'a projeté contre le mur, donc je n'ai rien vu, mais je pense qu'il y a eu au moins quarante coups de feu entre les deux explosions". Il apprit, lors de la reconstitution, que c'était le corps d'un cameraman, projeté directement par la grenade, qui avait percuté la table (derrière laquelle il était passé pour picorer des pistaches dans un ravier qui en contenait encore) qui avait décollé et l'avait percuté à son tour puis bloqué contre le mur. Vu l'état du cameraman, Stéphane pouvait se féliciter intérieurement d'avoir été attiré par ces pistaches: sinon il n'aurait pas fait le tour de la table et aurait pu avoir le corps criblé d'éclats de grenade.
Une fois rentré, Stéphane s'offrit un bon bain chaud (presque trop) dans sa salle de bain de faux marbre vert. Il avait posé la petite télévision Kaïsuï sur un plateau sur le lavabo pour regarder les infos dans son bain. L'attentat fut commenté et une partie de son résultat montré.
Le coup de tête dans le mur n'avait engendré qu'une bosse. Il revit plus tard Atte le bras droit dans le plâtre (lui aussi frappé par une table soulevée en biais, en ayant juste le temps de parer du bras le violent coup de bord qui visait sa tête), Kare avec un bandage au mollet gauche (petit éclat de grenade), Timo qui avait une minerve et le poignet gauche foulé parce que quelqu'un lui était tombé dessus en lui faisant "le coup du lapin" (pas totalement, heureusement). Ari avait eu le nez écrasé en biais par le fond d'un saladier en inox plein de loukoums (sans sucre: à donner aux enfants même pour manger à l'école sans risques pour leurs dents) proche du centre de l'explosion.
Stéphane fit son rapport à BFR dès son retour à l'entreprise (les côtes ça allait rester douloureux un bout de temps, mais il n'y avait rien de particulier à faire sinon éviter les mouvements douloureux). Il y avait déjà eu (statistiquement inévitable, sur le nombre de personnes y travaillant dans le monde depuis tant de décénies) des meurtres dans des usines BFR, mais un carnage à la grenade et des tirs dans toute une réunion de gens, jamais.
"Un stagiaire toxicomane licencié se venge par un attentat-suicide". Pour BFR, outre les perturbations dans la production (il restait bien assez de monde pour surveiller les installations automatiques, mais les nouveaux travaux seraient encore retardés), il allait devenir encore plus difficile de trouver quelqu'un à envoyer dans cette usine.
Irina avait pris une balle dans la tête, entrée à mi-front au dessus de l'oeil droit. Elle était vivante, mais les dégats neurologiques étaient difficiles à estimer. Les chirurgiens n'avaient pas tenté d'extraire la balle: la retirer aurait endommagé encore plus le cerveau. Santtu avait reçu une balle dans l'estomac, d'où attaque des chairs et organes voisins par les sucs gastiques.
Les valides (ou à peu près valides) se rendirent à l'enterrement d'Otso, celui qui avait accepté de jouer juste pour cette occasion le rôle qui l'avait mis au coeur du lancer de grenade: au centre de l'attroupement de journalistes. Certains supposèrent que Jyri ne savait pas que Runhäll n'était plus directeur et avait grenadé au centre de l'attroupement. D'autres qu'il le savait pour l'avoir déjà éliminé, et avait lancé la grenade là où elle passerait à la télé, sans réfléchir qu'elle allait détruire les caméras: une seule, moins proche, avait pu continuer à filmer, mais tombée n'importe comment elle n'avait filmé qu'un bas de mur sous une table (non renversée) avant que quelqu'un ait l'idée de s'en emparer et de filmer la suite, mais trop tard: Jyri avait déjà épuisé ses munitions et s'était fait sauter, donc ceci ne fut pas filmé. Toutefois pendant le plan fixe sur le mur, la caméra avait enregistré les sons, de même que deux des magnétophones des journalistes. Ceci avait aidé la police, en recoupant avec les témoignages et en comparant l'intensité et les micro-retards des sons dans chaque appareil, selon son emplacement (un centième de seconde de retard pour 3m40 d'éloignement), à reconstituer le scénario, en particulier le parcours de l'arme du tireur (une position pour chaque coup, par étude différentielle de l'intensité et des retards relatifs des sons) donc du tireur. Les bruit d'impacts dans les murs donnaient l'orientation du tir, et certains cris quels tirs avaient abouti dans quelqu'un.
Il était peu probable que Jyri eût prémédité de tirer dans son remplaçant (Santtu), car il ne le connaissait pas et ne savait pas quelle fonction avait ce personnage dans l'entreprise ni même s'il en faisait partie: il y avait beaucoup d'invités. Santtu s'était trouvé au mauvais endroit au mauvais moment, étant parti ravitailler en pistaches ses trois collègues qui discutaient hors de ce qui allait être le champ de tir. On ne pouvait donc rien déduire des pistaches en matière de sécurité: Stéphane aurait pu être sévèrement touché s'il n'était pas allé en chercher, Santtu n'aurait pas été touché s'il n'était pas allé en chercher.
La police avait découvert entretemps, sommairement recouvert de neige, le corps d'un représentant d'une société de restauration scolaire. Son meurtrier n'avait donc pas souhaité perdre le temps de mieux le cacher. Etranglé avec du câble de frein de vélo, et non tué d'une balle (faute de silencieux?): on pouvait supposer que Jyri lui avait subtilisé son invitation et s'en était servi pour se procurer un badge RFID: sans piercing, habillé et coiffé autrement, Jyri pouvait ne pas avoir été reconnu par l'acceuil dans le flot des gens ayant un carton d'invitation. La vidéosurveillance le retrouva: cheveux gominés, pas de piercing, peut-être du fond de teint "je passe à la télé" pour cacher les boutons, un peu de bedaine (fausse: Jyri était mince voire maigre), costume de VRP avec une saccoche semblant contenir un camescope (en fait une carcasse de vieux modèle JVC encombrant à K7 VHS, contenant les armes).
Intrigué d'entendre citer BFRSF dans un tel contexte, un paysan des environs signala à la police qu'il avait dans sa grange une Saab 9000 turbo appartenant à un certain Detlfef Runhäll, directeur de cette entreprise, et dont il n'avait plus de nouvelles. Runhäll avait loué le droit de garer sa voiture là "pour la mettre à l'abri du mauvais temps, vu que j'ai une voiture de fonction", probablement pour la mettre à l'abri d'un sabotage.
La nouvelle avait été reprise par les journeaux télévisés de divers pays (au grand dam de BFR qui ne souhaitait pas que celà donnât des idées à des employés licenciés dans d'autre de ses usines), y compris en France. La tante de Stéphane prévint donc ses parents, qui regardèrent le journal du soir sur la 3 pour avoir une deuxième chance. Oui, ça y était. Ils téléphonèrent à BFR à Rennes pour savoir s'ils avaient des nouvelles de Stéphane: c'étaient eux qui l'avaient envoyé là-bas, donc ils devaient être au courant.
- votre fils n'a rien de grave: des côtes fêlées. Il n'a pas demandé à être rappatrié. Demain matin nous allons lui demander de vous appeler de l'entreprise pourqu'il puisse vous en parler directement, ce sera plus simple.
A 8h00 le lendemain, Stéphane les rappela et raconta.
D'après ce qu'ils avaient vu à la télévision, ainsi que le récit antérieur des accidents (Jürgen sous le lac, Vertti écrasé par un camion de lait, la chambre de Stéphane défoncée par un camion de bois volé), les Dambert classaient la Finlande parmi les destinations les plus dangereuses et déconseillèrent à des proches d'aller y faire un tour.
La grande question pour BFR était: qui envoyer comme patron? Même le patron "de présentation", Otso Lepo, était mort.
Stéphane rappela (il l'avait déjà signalé) qu'il y avait plus grave pour la bonne marche de l'entreprise que pas de patron: BFRSF n'avait plus d'ingénieur système, les neurologues finnois n'ayant pas encore "récupéré" Irina.
Le nez d'Ari avait été refait à partir de ses photos publicitaires, mais il avait encore le pansement de maintien dessus pour un certain temps.
Atte, bras droit dans le plâtre, avait eu besoin d'un chauffeur pour son Alfa 33 rouge dès le lendemain de son achat. Cela fut d'abord Stéphane mais celui-ci avait besoin de faire de l'exercice en pédalant, donc ne faisait le chauffeur (en logeant Atte dans le garage, d'où celui-ci pouvait surveiller sa chère Italienne depuis son lit rabattable) que deux ou trois jours pas semaine. Atte n'avait pas confiance dans Timo, pour cause de boisson: ce fut Seppo, qui n'avait qu'une Austin Metro beige (à ce prix-là, il ne l'avait choisie ni pour la couleur, ni pour le modèle), qui fit le chauffeur les autres jours. En échange de conduire l'Alfa 33 et de pouvoir l'utiliser pour des déplacements perso, Seppo logeait Atte dans une des nombreuses pièces disponibles dans la maison spacieuse (et rustique) de ses parents: une ancienne ferme laitière.
BFRSF avait une direction technique: Kare, Stéphane, et Anton comme intérim (durable, hélas pour Irina) pour l'informatique, mais toujours pas de direction des relations publiques ni du personnel. La "direction du personnel" (même en France BFR n'avait jamais dit "DRH", jugeant ces pseudo-appellations ridicules) était plus ou moins confiée à Héléna pour ce qui n'était pas technique.
#a33(
L'Alfa 33 évolua petit à petit, via "Eurotuning": aileron arrière, râcleur avant, jantes alu à cinq branches, effets en trompe-l'oeil (peint à l'aérographes d'aprè un modèle fait par ordinateur) simulant des grilles d'entrée d'air à la Testarosa dans les portes arrière. De près, on voyait que c'était une illusion, mais de plus loin ou en mouvement, l'illusion devenait crédible.
#a33)
Ce fut finalement Tomi Lehto, 46 ans, grand (1m96), impassible et sec (joues creuses, regard vide), du service des achats, qui accepta de prendre les relations publiques par intérim. Celui-ci n'avait rien de convivial visuellement, mais intimiderait tout de même moins qu'Ari, estimait BFR. Selon eux, il ne fallait jamais mettre des gens trop beaux à la communication, car ça dissuadait de communiquer. L'idéal selon BFR eût été de retrouver un "bon vivant et sans complexe de l'être" comme Paakkinen. Le ventre, incompatible avec l'image de nourriture saine et équilibrée? Peu importait. Lehto fut l'un des rares à accepter d'être proposé pour le poste, et le seul de ceux-ci à réussir les tests.
La chute démographique était spectaculaire en février 1998, en France: le temps de non-mise en route de grossesses, après la suppression de la politique nataliste et des facilités de garde, et d'interrompre certaines de celles qui pouvaient encore l'être, lors de ces réformes, on se retrouvait avec 19675 naissances sur le mois de mars au lieu de 65118 l'année précédente. Les inconvénients augmentés pour les parents dans les divorces (et tout particulièrement pour le parent "divorceur", par opposition au parent "divorcé"), au profit de la qualité de vie des enfants (en particulier l'usufruit jusqu'à leur majorité du logement, qu'il fût acheté ou loué, par les enfants, les parents devant se débrouiller pour se loger ailleurs lors de leurs périodes de garde alternée) avait eu pour effet de diviser par cinq le nombre de divorces, et de ce fait de diviser par quatre le nombre de mariages, d'autant plus qu'il n'existait désormais aucun avantage fiscal à se marier: l'imposition était individuelle, sans quotient. Toutes les "donnations au dernier vivant", "communautés universelles", etc, étaient plafonnées à la quote-part disponible (un tiers, s'il y avait deux enfants): il n'était plus possible de déshériter ses enfants au profit d'un conjoint (parfois plus jeune qu'eux, dans les remariages...). Le conjoint redevenait la cinquième roue du carrosse, dès qu'il y avait des enfants. Ceci aussi avait fait mûrement réfléchir les couples avant de se reproduire: dès qu'ils le faisaient, les intérêts de leurs enfants prenaient légalement le pas sur les leurs, en plus de perdre l'allocation malthusienne. Au second, on perdait la CMU (mais on gardait la Sécu "de base"), au delà on perdait aussi toutes les aides (y compris allocation logements).
La généralisation du télétravail, en raison de la comptabilisation du temps de trajet imposé (et du temps de pause "bloquée", par exemple à midi) dans le temps travail, payé à moitié, avait accéléré la desurbanisation et l'effondrement du cours de l'immobilier, y compris de celui de bureau: le télétravail, c'étaient des bureaux à temps partiel aussi, servant tour à tour à plusieurs employés. Beaucoup de formules étaient du télétravail partiel: moins de six jours de présence physique par mois dans l'entreprise, pour tout ce qui ne nécessitait pas la présence physique pour le travail proprement dit. Ca dépendant donc beaucoup du type d'activité.
Les succès économiques tant à l'exportation qu'en matière de résorption du chômage et d'amélioration du pouvoir d'achat "réel net" du plus grand nombre, grâce à la déflation massive dans l'immobilier (anticipation de la baisse démographique + baisse démographique immédiate par réémigration massive des familles nombreuses, chute de la demande près des "pôles d'activité" grâce au télétravail) faisaient 79% de satisfaits: "estimez-vous que la situation du pays soit aujourd'hui meilleure/de même niveau/pire que celle d'il y a deux ans" et encore 68% pour la situation personnelle. Il y avait des perdants, mais les songages montraient qu'ils étaient bien moins nombreux que les gagnants. L'ELR expliquait cela par le fait que moins de population à se partager plus de "produit national net", grâce aux excédents commerciaux et à la réduction de beaucoup de gaspillages, engendrait plus d'avantages que d'inconvénients. La consommation d'eau potable avait été divisée par presque cinq: une chute de 78%, ceci parce que désormais avec le "zéro consommation zéro facturation" qui avait obligé les distributeurs d'eau à reporter ce manque à gagner sur le prix au mètre cube (et ceci uniquement au dela du tarif "social" des dix premiers annuels imposé par la loi à tout distributeur d'eau) rendait rentable d'éviter le gaspillge. L'industrie avait eu tout intérêt elle aussi à faire plus attention, même pour l'eau non potable: 43% de baisse. La baisse était de 62% pour l'agriculture, avec de grosses différences d'un secteur à un autre. La culture du maïs avait été abandonnée dans toutes les régions à faible pluviométrie, car désormais non rentable. La consommation d'électricté du pays avait baissé de 8%, celle de produits pétroliers de 15%, en un an et demi, ceci malgré une hausse de l'activité industrielle réelle. L'économie principale était sur les transports évités par le télétravail, la baisse des tarifs ferroviaires (annulation des hausses des huits dernières années) et une TIPP désormais aussi dissuasive pour les professionnels (transport routier, agriculture, pêche, aviation, usines...) que pour les particuliers: même taux, et non déductible comme "frais professionnels". La suppression des charges sociales avait largement compensé cela sur l'ensemble des secteurs (d'autant que cette suppression de toutes les réductions professionnelles de TIPP et déductibilités avait permis de ne pas augmenter la TVA autant qu'elle l'eût été sans cela), mais il y avait là aussi de gros perdants et de grands gagnants. Idem pour la surtaxation non récupérable des nitrates et pesticides (agriculture), du sel et du sucre (industries alimentaires, y compris taxation de ces taux dans les produits importés). La France consommait moins: d'une part parce que sa population avait baissé (réémigration d'abord, emigration de familles nombreuses "de souche" puis au fil de l'eau la dénatalité continuerait le mouvement) d'autre part parce que la consommation par habitant baissait aussi, les deux phénomènes se cumulant.
La première réforme constitutionnelle adoptée par le nouveau "congrès" (Parlement+Sénat) fut de dégager la France de certaines clauses européennes (ne reconnaissait plus la compétences des instances européennes sur certains sujets), à commencer par les travaux forcés pour les condamnés, tout particulièrement les auteurs de tort causés volontairement à autrui. Le gouvernement de rappeller à ses voisins européens qui (pour nombre d'entre eux) avaient encore un service militaire obligatoire que c'était des travaux forcés avec discrimination sexuelle sans aucune condamnation judiciaire les justifiants.
La peine de mort fut rétablie fin mars, mais sans être au sommet de l'échelle des peines. "Ce sont les travaux forcés à perpétuité qui doivent constituer la punition maximale: presque tout le monde préférerait être exécuté pour y échapper, donc il faudra des circonstances atténuantes pour cela". Les jurys populaires condamnèrent plus facilement à mort les ex-"mineurs" (cette notion n'avait déjà plus court depuis août 1997 dans le domaine judiciaire: laissée à l'appréciation du jury, sans seuil d'âge) que les adultes, à crime égal.
Un droit de véto référendaire sur les directives européennes fut institué: le peuple français (et non le gouvernement) déciderait d'adopter ou non les "oukazes" de Bruxelles, qui cessaient donc d'en être, pour n'être plus que des propositions référendaires. Chaque directive devait faire l'objet d'une réponse séparée: interdiction constitutionnelle de faire adopter des "paquets" par un seul choix oui/non. Il en irait donc de même pour les traités internationaux: chaque article serait accepté ou refusé à la carte par les électeurs. Ca donnerait des fiches longues (c'était une perforatrice électromécanique, et non électronique, qui cocherait les cases. Un système conçu pour ne pas faire de fausses performations, la force de perforation étant indirecte (déclenchement d'une bobine de frappe) pour ne pas dépendre de celle du doigt) mais les traités internationaux étaient rares donc cela en vallait la peine, estimait non seulement le gouvernement, mais aussi 93% des gens: 93% étaient favorables à pouvoir donner leur avis séparément article par article. Car peu avouaient qu'ils ne liraient pas tout donc cocheraient "sans opinion" (les votes blancs étaient désormais comptabilisés explicitement dans toutes les élections et référendums) pour la plupart des articles.
L'utilisation d'une petite fiche perforée électromécaniquement (donc sans "semi-perforations": le papier épais n'était pas prédécoupé, c'était l'emporte-pièce qui s'en chargeait, en le traversant complètement) conservait l'anonymat (enveloppe) et la persistance matérielle d'un bulletin de vote, tout en permettant un dépouillement électronique à grande vitesse sans empêcher une vérification manuelle en cas de contestation. Cela économisait aussi du papier: celui de tous les bulletins pris et non utilisés.
Ceci fut commenté à la télévision finlandaise car modifiant de fait le fonctionnement de l'Europe: celle-ci n'avait pas les moyens géographiques (il suffisait de regarder la carte) de se passer de la France (même si elle n'avait pas connu en plus un essort économique sans précédent) donc devrait faire avec. De plus, nombre de peuples allaient réclamer les mêmes droits à leurs gouvernants, et une partie d'entre eux l'obtiendrait: le droit de véto référendaire sur les directives européennes. La Suisse déclara que dans de telles conditions, l'adhésion à la Communauté Européenne serait envisageable, les "votations" suisses d'intitiative populaire devant rester supérieures en droit aux décisions de toute autre institution. Si plusieurs pays européens retiraient à la Commission Européenne le droit de décider sans l'aval référendaire de leurs peuples, l'Europe se mettrait de fait à l'heure suisse. Du moins en partie: la France n'avait pas donné à ses citoyens la capacité de créer des lois, mais juste d'accepter ou de refuser des directives européennes. Un pas énorme vers la démocratisation de l'Europe, mais encore insuffisant vis à vis de la véritable démocratie selon le modèle suisse.
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Jeudi 19 mars 1998: nouvelle réception. Cette fois, les consignes de sécurité étaient poussées comme elles l'auraient été pour un accès au secteur alimentaire de l'usine. Stéphane reconnu des invités déjà présents la dernière fois, y compris de ceux qui avaient été légèrement blessés. Qu'allait-il se produire? Des déclarations inappropriées? L'utilisation de la nourriture et des récipients comme projectiles? Ils étaient tous en plastique souple, cette fois: Ari l'avait suggéré. Certes, un grand coup de bouteille de soda sans sucre (même souple) pleine pouvait endommager un nez, mais un bord de table ou un mur plus encore: on ne pouvait pas tout capitonner. Les camescopes, appareils photos, magnétophones, ordinateurs portables et autres appareils, même petits, devaient avoir été déclarés et déposés la veille à la réception, pour y être examinés, et furent restitués à leurs propriétaires une fois ceux-ci entrés, lors de la réception. S'ils les en ressortaient, même un instant, ils ne pourraient pas les y réintroduire. Vu ce qui s'était passé à la précédente, ces mesures furent bien comprises. L'autre solution était d'utiliser du matériel prêté par BFRSF, qui offrait un support d'enregistrement par invité. Les autres étaient vendus au prix "grand public".
Stéphane n'avait pas mis son costume le plus chic. Ni pour autant le plus "soviétique" (celui de quand il était sur béquille): c'était entre les deux, assez chic pour l'occasion mais pas plus que la moyenne des cadres et "clients sérieuxs" présents. Nelli remarqua aussi Arvi, pour la première fois habillé un peu chic, dans un costume bleu nuit parcouru de fines rayures blanches bien espacées. La mèche bleue rangée avec le reste, toujours aussi fluo mais pas dans la figure. Atte, revenu le bras toujours en écharpe, avec un pull Jacquard à motif en grand zigzag noir et gris, au lieu des couleurs plus voyantes habituelles: Atte portait souvent du rouge, quand il n'était pas au travail. Tout le monde n'était pas en costume ni cravate: environ le tiers du personnel. La coiffure d'Atte se banalisait en repoussant: les lignes étaient moins nettes. Timo n'avait plus de minerve ni de poignet bandé et pour une fois il ne semblait pas avoir passé la soirée précédente à boire.
La production de yaourts planta: Kare, Stéphane et Anton s'éclipsèrent. En théorie ça ne faisait pas partie des attributions de Stéphane (uniquement de Kare), mais s'il fallait improviser un nouveau système de commande avec Anton, mieux vallait aller voir. Tomi Lehto qui savait quoi dire si cela arrivait (un des scénarii qu'il avait répétés) le fit, sans sembler le moins du monde pris à l'improviste.
Kare- la pompe à lait est morte
Stéphane demanda à Anton (puisque ce n'était pas une panne informatique, on pouvait l'utiliser comme missionnaire) d'aller chercher Seppo et Mika (c'était de l'électrotechnique lourde), pour ne pas avoir à faire une annonce par haut-parleur que la réception aurait pu entendre aussi. Puis:
S- pompe coréenne avec mode d'emploi de l'ancien modèle japonais, je suppose...
K- non: cette pompe est française. C'est du matériel qui vient directement de chez BFR, fabriqué par eux pour eux.
S- en avons-nous en stock?
K- pas sûr: c'est un moteur asynchrone, en principe c'est inusable.
S- sauf si le lait ne s'écoule plus.
K- les vannes sont ouvertes, et je n'ai encore jamais vu une pompe faire du beurre.
Mika avait été envoyé aux pièces de rechange: la même pompe "BFR HE 510" (HE: équipements hydro-électriques) servant dans toutes les installations qui avaient à pomper du lait, il y en avait quatre de disponibles, emballées sous film plastique épais sans oxygène (azote dans les creux) depuis les années 60.
Changer la pompe fut une opération presque routinière, après avoir fermé les deux vannes et purgé l'ancienne pompe, en service depuis 1962 selon les registres d'entretien de l'installation: les boulons en inox ne grippaient pas. Avant de la remettre en route, il fallait vérifier la tension électrique: la pompe pouvait avoir été victime d'une chute de tension. En effet, un moteur asynchrone pouvait être détruit s'il était alimenté par une tension insuffisante pour lui permettre de se maintenir dans sa plage de fonctionnement (décrochage) tout en induisant un courant suffisant pour le faire surchauffer en sous-régime.
Mika fit venir Teemu (son collègue de l'alimentation électrique) qui remirent la nouvelle pompe en service tout en surveillant courants et tensions (c'était du triphasé): une phase présentait une chute de tension trop importante. Cet essai de courte durée ne pouvait pas endommager la pompe (le temps que le bobinage s'échauffe). Il fallut pister le câblage, en remettant la pompe en route (pour quelques secondes) à distance au moment de faire les mesures. Cela passait par différents tableaux électriques dont beaucoup dataient de l'inauguration de l'usine. A travers des murs, des sols, dans des galeries sous plafonds. Ils finirent par trouver le bornier vert-de-grisé responsable du problème et y remédièrent en nettoyant tous les contacts au "Miror" (très efficace, et sans gratter) avant de reboulonner. Une heure et quatorze minutes de non-production de yaourts, au total, remise en régime de croisière incluse. Cette production était plus tolérante aux arrêts que nombre d'autres, l'incubation des yaourts (qui bénéficiait du chauffage géothermique) étant un processus lent.
Les trois "cadres techniques" revinrent à la réception, Kare annonçant à Ari "la production a repris sans problème", pas fort mais assez pour que les plus proches des invités entendent.
Mika et Teemu avaient du pain sur la planche: lors de cette exploration, ils avaient découvert la vétusté de certains équipements d'alimentation électrique, en aval des installations récentes qu'ils surveillaient habituellement. Or c'était de leur ressort aussi. D'autres mauvais contacts par oxydation pouvaient causer des pannes "en divers endroits", même si ça n'arrivait pas souvent. La plupart des borniers ne nécessitaient qu'un déboulonnage, un nettoyage, un reboulonnage et une projection de verni isolant (cela avait été fait à l'origine, mais n'était pas garanti à perpétuité) pour éviter une réoxydation, mais c'était à soi seul un travail considérable, devant être entrepris dans un ordre irrégulier (pas tout un bornier "à la file") car il fallait profiter des opérations de maintenance normale de telle ou telle installation pour en débrancher l'alimentation électrique, de façon à ne pas "planter" celles qui étaient en fonctionnement. Nombre des étiquettes collées sur les tableaux en bois s'étaient effacées au fil du temps, où avaient été mangées par des limaces (on reconnaissait leur façon d'user le papier). Il existait des plans (encore lisibles, eux, car conservés dans des tiroirs à l'abri des limaces) de toute l'installation électrique d'origine, mais il fallait y ajouter toutes les "planches correctives" retraçant des modifications faites ça ou là au fil du temps. Il n'existait pas de plans exacts de l'installation actuelle. Ce que Stéphane avait dans son AK50 était un plan virtuel symbolisant la connectique sans la représenter matériellement telle qu'elle était dans les borniers: c'était bien plus simple dans le modèle virtuel.
La première opération serait donc de réétiqueter (à la Dymo ou équivalent) tous ces borniers en fonction de ce que l'on y aurait trouvé. Le truc était d'ajouter une micro-fréquence dans la tension d'alimentation depuis un bornier et de savoir chez "qui" on la retrouvait.
Stéphane fit un rapport: il faudrait réquisitionner du personnel de l'usine pour cette mission de repistage de toute l'installation, puis de nettoyage des borniers. Ce n'était pas techniquement difficile mais ce serait très long. Il joignit des photos qui avaient été prises avant nettoyage des bornes de connexion de la ligne d'alimentation défaillante.
Il apprit alors que BFR avait enfin trouvé un nouveau directeur finlandais: un directeur du personnel d'une usine de papier subissant une compression de personnel en raison du rachat par un autre groupe finlandais. BFR lui dit que ça devrait suffire, puisqu'il y avait déjà deux directeurs techniques (Kare et lui) et un directeur des relations publiques (Ari). Stéphane objecta qu'Ari n'était qu'un intérim: le contrôle de qualité restait sa priorité.
S- le nouveau directeur devrait pouvoir s'en charger aussi. Paakkinen faisait tout ceci plus ce que faisait Kare.
- Paakkinen en faisait trop: c'est pour ça que son coeur a lâché
S- non: c'est la graisse dans les artères
- parce qu'il calmait les stress causés par l'usine avec de la nourriture.
S- je ne sais pas exactement, mais les stress causés par l'usine, Kare et moi nous en occupons. Votre papetier n'aura pas à les gérer directement: juste à choisir et former le personnel dont nous aurons besoin, et faire les relations publiques.
Une nouvelle panne électrique se produisit le week-end (28 et 29 mars). Stéphane fut informé par téléphone (portable) mais pas rappelé à l'usine, car il s'agissait des installations qu'il n'avait pas en charge. Teemu fut rappelé en renfort de Mika (qui était de garde cette fois-ci) ainsi que Seppo pour faire le pistage des mesures: à trois, ça allait plus vite.
Ce furent donc deux journées tranquilles à jouer avec Surimi, faire la cuisine, se promener un peu en Trielec. Atte passa le voir dimanche. Il avait falli le lui dire, mais il préféra garder encore l'information pour lui quelques temps: Surimi était une minette. Chez un petit chat, on pouvait se tromper, surtout quand on n'avait pas d'autre chaton pour comparer: le zizi félin, retractile ("pour ne pas frotter à l'écorce en montant aux arbres", avait-on jadis expliqué à Stéphane) ne sortait que pour uriner ou pour être nettoyé. Stéphane avait donc une Finlandaise ronronnante chez lui. Etait-ce pour cela qu'elle était si affectueuse? Un chat l'eût été autant, à cet âge-là. Atte ne s'en rendrait peut-être compte que quand le ventre de Surimi traînerait par terre, lesté de sa première portée.
Lauri Kyrönlahti arriva lundi 30 à l'usine. Il était aussi anonymement finlandais qu'un quincagérnaire en bonne santé (mais peu sportif) de ce pays pût l'être. Ses signes particuliers étaient de parler (moyennement) français et allemand, en plus du suédois et bien sûr du finnois. Cela expliquait son choix par BFR, en plus de l'opportunité de recyclage de personnel présentée par la restructuration de ces producteurs de papier.
Il y eût un pot de réception (interne à l'usine: pas d'invités, ça simplifiait les choses), au cours duquel une partie du plafond de la salle informatique s'effondra sur les C240, les mettant hors service. Le plafond avait été partiellement retenu par les canalisations en cuivre du grand radiateur à antigel (refroidissement par le climat extérieur) installé au dessus des ordinateurs: c'était le cvx1 qui avait reçu le plus de morceaux de béton ferraillés. Le court-circuit par cisaillement du câble d'alimentation avait privé de courant les deux ordinateurs, le tableau de la salle ayant disjoncté, ce qui était son rôle.
L'essentiel de l'usine s'arrêta: seul ce qui était géré par les AK46 continuait de fonctionner, mais à condition de ne pas dépendre comme "fournisseur" (engorgement en sortie) ou "client" (manque d'approvisionnement) d'une installation dépendant directement d'un des C240. Stéphane et Seppo relancèrent une à une les installations qui ne dépendaient que de leur propre AK46, laissant l'écran ouvert pour rappeler à tout le monde que c'était en pilotage local. Le circuit de refroidissement fut facilement rétabli, tandis que huit ouvriers réquisitionnés par Anton évacuaient avec précaution des gravats. Le second Convex ne repartait pas, contrairement au "vieux" depuis lequel les installations anciennes purent être relancées après vérifications sur place. Anton devait choisir entre ne pouvoir piloter qu'environ 75% de l'usine avec l'ancien système (d'autres modernisations non gérable par celui-ci ayant eu lieu entretemps) et le reste localement avec un surveillant humain y veillant via chaque AK46, ou 94% des installations avec le nouveau système. Toutefois ceci supposait d'abord de le réinstaller dans le cvx0, ce qui prendrait plusieurs heures car il fallait lessiver à fond (écrire des 1 puis des 0 partout) les disques durs avant de réinstaller, par sécurité. En fait aidé de deux "akistes" (après avoir fait déblayer avec soin les gravats par huit employés) ils purent relancer le cvx1 sur deux processeurs vectoriels au lieu de quatre: ça permettait de tout gérer mais certaines tâches comme les autocorrélation pour analyses d'essais (en relation avec le contrôle qualité) seraient deux fois plus lentes. En théorie l'AK49 coordinant tous les AK46 en amont de ce Convex aurait pu les gérer seul, les akistes ayant reconstitué l'équivalent de ses parties du coordinateur d'origine à bord: il n'était pas difficile de recompiler du C classique dans un AK, d'autant plus que le dialogue avec les AK46 était déjà implanté dans cet AK49. Ce qui manquait, c'était la part non récemment modifiée de l'usine, gérée directement par une interface liée au Convex, sans passer par l'AK49.
Stéphane fit un rapport: "après la grosse câblerie, c'est la maçonnerie qui nous lâche". Photos, rapport technique. Le plafond fut reconstruit avec des poutrelles métalliques boulonnées et des panneaux de tôle gauffrée boulonnés sur les poutrelles pour éviter toute récidive.
Les travaux d'installation des grands radiateurs à eau sous un plafond pas fait pour ça pouvaient en être la cause. L'expertise de l'assurance, toutefois, constata que le ferraillage d'origine avait rouillé et gonflé dans la dalle, la fracturant d'un peu partout, ce que les panneaux isolants, dessous, et le linoléum, à l'étage au dessus, avaient dissimulé jusqu'au dernier moment. Les radiateurs avaient ajouté du poids (en aluminium, mais plein d'antigel) donc probablement accéléré l'inévitable, mais d'un autre côté, c'était la tuyauterie des radiateurs qui avait empêché la chute directe d'un tiers de la dalle sur le cvx0, intact. Il n'y avait pas eu de fuite d'antigel: en raison de la catastrophe qu'aurait été une douche conductrice sur les ordinateurs, la tuyauterie et les radiateurs avaient été surdimensionnés. D'où un poids important, mais une étanchéïté conservée malgré l'effondrement.
Il n'en fût pas moins raconté dans l'usine que "la clim bricolée par le nouveau superviseur avait fait tomber la dalle sur les ordinateurs".
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VTP avait tourné intensivement la seconde "saison" de Cap sur Mars avec Knut Hellström (42 épisodes et non 54, ce qui était encore "plus qu'assez" par rapport aux usages américains, par exemple).L'inconvénient de peu payer ses jeunes acteurs soigneusement triés pour être "zéro défaut" visuellement fut, pour VTP, que début mars 1998 un producteur américain racheta Knut Hellström pour une bouchée de pain (par rapport aux cachets américains), en l'ayant contacté un peu avant le seuil de renouvellement du contrat pour Bifidus (semestriel, fin janvier) pour ne même pas avoir à verser les pénalités de démission en cours de contrat. Les épisodes de la seconde saison introduisant Knut (qui continuait ce tournage en France pour le moment) seraient diffusés là-bas un peu avant l'été, donc il fallait se dépêcher d'acheter cette action avant que d'autres propositions n'en fissent monter le cours. Knut leur avait semblé facile à délocaliser car il ne travaillait déjà ni dans son pays ni dans sa langue et avait certainement moins de préjugés américainophobes qu'un Français.
VTP perdit aussi Pernilla et quelques autres personnages (y compris des Français): en exportant "Cap sur Mars" aux Etats-Unis, la production avait ouvert une sorte de boite de Pandore qui aspirait ses personnages à coups de dollars et risquait de faire monter les coûts des tournages français (or les coûts bas étaient le cheval de bataille de VTP) pour garder les plus prisés du public. Certes, les Américains n'allaient pas tout recruter, mais ça donnait de très mauvais exemples aux personnages de VTP, qui découvraient qu'ils étaient fortement sous-payés par rapport au marché international (et même national). Ils s'en doutaient un peu, mais pensaient qu'ils n'auraient pas su jouer ailleurs, les méthodes de VTP "posant pile les rails pour chacun comme il fallait" leur facilitant la tâche.

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