vendredi 10 avril 2009

l'aventure finnoise, roman de société-fiction proche

les chapitres sont numérotés à rebours car dans ce blog je dois les introduire en ordre inverse. Le début est donc le N-51 et la fin le N (soit 52 chapitres en tout)

C'est une histoire qui n'est pas exactement la vraie (l'Histoire), commence dans une école d'ingénieur pour arriver dans une usine de yaourts (et autres) tout en abordant bien d'autres sujets comme:

pourquoi n'y a-t-il pas de futur en finnois?
qui est le vrai père de Stéphane d'Ambert?
peut-on aller jusqu'en Suède avec une Audi 100?
peut-on pratiquer le rugby sur un terrain en pente?
peut-on faire du saumon fumé sans saumon?
de la charcuterie sans cochons?
du fromage sans lait?
de la gestation sans mère porteuse?
peut-on jouer simultanément dans cinq films sans s'embrouiller?
la géothermie peut-elle remplacer le nucléaire?
un réseau gratuit par satellites peut-il prendre la place d'internet?
un boysband est-il le meilleur moyen de vendre des yaourts?
des films stéréoscopiques à grand succès avec des acteurs payés comme des livreurs de pizzas?
les robots sont-ils meilleurs acteurs et sont-ils rentables?
une météorite pourrait-elle invalider la théorie de la relativité?
que se passerait-il si un gouvernement écolo inversait la politique familiale?
que se passerait-il si les Russes produisaient des ordinateurs moins chers?
le Tibet et la Palestine seront-ils un jour indépendants?
la déflation peut-elle créer du Produit National Net?
est-il dangereux pour un non-Finlandais d'aller au sauna?
ou de se baigner dans un lac gelé?

Les tous derniers chapitres devront comporter quelques révisions, mais d'ici que vous y arriviez, je les aurai faites!
Bonne lecture.

chapitre N-51 (début du roman)

Avec son air de Playmobil nordique pouvant sourire "d'une oreille à l'autre" sur une "quarantaine" de dents plus que parfaites, Stéphane Dambert ne passait pas inaperçu. A 18 ans, bien que petit (1m70), il était "loin du sol": ses jambes avaient confisqué des centimètres au dos et au cou, par rapport à la moyenne, de sorte que vu seul il semblait plus grand qu'il ne l'était, de même que son torse semblait large parce que court. Il savait qu'il grandirait encore nombre d'années: "les arbres qui poussent trop vite ne font pas du bon bois", lui avait dit sa grand-mère maternelle quand il disait qu'il se trouvait petit. Dans ce cas, franchir 1m80 semblait possible mais 1m85 incertain: il allait falloir en manger, de la soupe... Sans être costaud, parce que biologiquement jeune pour son âge, il donnait une impression de santé et de solidité grâce à des attaches épaisses (poignets d'où des menottes glisseraient facilement sur les mains, cou bref et épais, chevilles solides) et une allure générale "pas compliquée", tout en ayant ceci-cela d'intéressant dans le dessin (des yeux, des lèvres, etc).
Quand il était tout petit, des gens se demandaient même s'il n'était pas vaguement trisomique, tellement il était assemblé épais, pas compliqué et avec un air paisiblement heureux.
Ses parents avaient une assez bonne situation, étant tous deux employés de mairie: son père aux services techniques, sa mère au secrétariat à mi-temps. Son père était propriétaire (sans "communauté de biens") d'une petite maison plus que centenaire, de pierres apparentes, située à huit kilomètres de la côte d'où un prix d'achat très inférieur aux localités d'où l'on pouvait aller à la plage en vélo (certes, 8km c'était faisable, mais pas juste pour retourner chercher sa serviette si on l'avait oubliée à la maison), voire à pieds. Il était fils unique, en compagnie de Dolmen, chat tigré trouvé tout à fait anonyme (le "vrai" chat de gouttière) et ronronnant. Il y avait une chambre pour chacun de ses parents, "comme dans un château". La maison était équipée de systèmes de sécurité divers (incendie, intrusion, fuites d'eau, de gaz, etc) pouvant aussi être utiles en cas de perte des clefs, comme la porte de la cuisine qui avait une serrure à code mécanique "invisible": on l'actionnait en tournant la poignée et en comptant les crans ressenti dans la main ce faisant. Rotation d'un cran en sens inverse pour passer au chiffre suivant (il y en avait cinq), rotation à fond à l'envers pour remettre tout à zéro (un ressort plus puissant évitait de le faire par inadvertance). Après avoir règlé le cinquième chiffre (toujours invisible), le cran en arrière ouvrait la porte... si c'était bon. Ca ne faisait que dix mille combinaisons, mais comme il fallait un certain temps pour faire chaque combinaison (on ne pouvait pas revenir corriger d'un cran celle déjà faite, une fois que l'on avait essayé d'ouvrir) ce n'était pas humainement explorable, d'autant plus que contrairement à un système à chiffres apparents un visiteur non averti ne savait pas comment ça marchait. On pouvait d'ailleurs ouvrir en sa présence sans que celà lui permit de deviner le code, si on le faisait relativement vite, par habitude. Il constatait juste que la poignée tournait sans ouvrir la porte. Les autres serrures étaient électroniques, bien plus rapides à utiliser, mais expliquaient la présence d'une serrure purement mécanique "au cas où", car on ne pouvait pas faire totalement confiance à l'électronique. Le système mécanique était beaucoup plus robuste qu'une serrure à clef: on ne pouvait pas le casser en forçant sur la serrure avec une pince, car en "marche avant" ça cliquerait sans fin, tandis que si on allait au dela de la limite "remise à zéro" en marche arrière ça patinait aussi (sans clics). On ne pouvait pas enfoncer quelque chose ou injecter de la colle dedans, vu qu'il n'y avait aucun orifice. Ca avait l'apparence d'une porte ne se verrouillant que de l'intérieur.
Il y avait aussi un système pour faire partir des squatteurs éventuels, par envoi de gaz incapacitants (CS) voire mortels: le "halon" du système anti-incendie, qui confisquait l'oxygène de l'air, car s'ils s'étaient installés pour squatter ce serait qu'ils auraient neutralisé toutes les alarmes sonores, y compris celle du système anti-incendie, donc seraient victimes dans leur sommeil de leur propre forfait. Ce n'était pas automatique: il fallait l'actionner de l'extérieur de la maison, après l'effraction (s'il rien n'avait été forcé ça ne fonctionnait pas) s'ils n'étaient pas parti lors de celle-ci sous l'effet de l'alarme et du lâcher de gaz lacrymogène qui suivait cette alarme. C'était pour le cas où après la première effraction ils reviendraient s'installer.
De plus les rares fois où toute la famille était partie, les objets de valeurs et souvenirs personnels avaient été rangés dans une armoire métallique étanche surgissant du sol du garage, sous la grille pour l'eau (si on ôtait la grille, ça n'avait l'air que du plan incliné d'écoulement, le dessus de l'armoire étant cimenté), les Dambert laissant dans la maison des choses de peu de valeur, comme le vieux magétoscope Hitachi dont la courroie sautait souvent mais qui pourrait faire illusion si les cambrioleurs se contentaient de l'essayer quelques minutes avant de l'emporter, et autres choses de ce genre: l'ancienne chaîne hifi dont une des platines K7 ne marchait plus, la fausse argenterie sur la cheminée, des jouets que Stéphane aurait aussi bien accepté de donner à une association... Le scénario prévisible était soit la fuite sans avoir réussi à entrer, par déclenchement de l'alarme dès la pénétration dans le jardin, ce qui démarrait aussi l'enregistrement vidéo, soit après avoir réussi à entrer (avec des verrins hydrauliques on pouvait toujours réussir à forcer une huisserie, même blindée), fuite sous l'effet des lacrymogènes (ça pouvait marcher huit fois) en emportant au plus vite ce qui leur tomberait sous la main.
Ses parents ne faisaient pas de dépenses "d'évaporation": pas de voyages, par de restaurant, de cinéma, etc, de plus il était inutile de partir en vacances quand on habitait à 8km d'un bord de mer. Grâce à quoi le crédit de la maison avait été payé dès les 12 ans de Stéphane (Loïc n'en avait pas hérité, d'ailleurs Stéphane avait encore ses quatre grands-parents et trois de ses arrière-grands-parents maternels), tout en pouvant s'offrir l'école Kermanac'h (tarif réduit grâce aux résultats corrects du petit) et nombre d'équipements modernes pour la maison (dont l'informatique dès le début des années 80), une voiture de "gamme moyenne supérieure" (la BX) sans avoir attendu que la GS ne fût à bout d'acharnement thérapeutique et en mettant de côté une épargne non négligeable: Stéphane pourrait ainsi règler les droits de succession de la maison s'ils mourraient prématurément.
Stéphane ne ressemblait pas à son père, costaud mais court sur pattes, châtain clair chiffonné un peu dégarni, nez épais, visage bombé, yeux flous (et pas uniquement parce que myopes) d'un vert presqu'incolore, lèvre inférieure épaisse, ni à sa mère, mince, cheveux lisses et secs châtain glacé, yeux vert-de-gris, avec un profil droit, certes, et un nez léger, presque asiatique, petite taille (1m65). Tous deux avaient des taches de son, mais pas lui, et il n'y avait pas un atome de cuivre dans l'alliage d'or et d'argent qui formait ses cheveux et ses sourcils. Son regard de "navigateur breton" était d'un vert un peu trop bleu (sans être "bleu-vert") pour ne venir que de sa famille. En faisant un dosage adroit entre ce qui provenait de certains de ses arrière-grands parents, on aurait pu obtenir une approximation d'un personnage comme Stéphane. Mais ça revenait à vouloir remettre pois cassés, riz et lentilles chacun dans une assiette après les avoir fait cuire ensemble.
Sans être laxistes, ses parents n'étaient pas embêtants. Contrairement à ce que croyait leur entourage, ils ne cherchaient pas à réussir quelque chose par procuration via Stéphane. Ils l'avaient comme on a un chat, ni plus ni moins. Ils ne lui avaient jamais fait la bise (de même que l'on n'embrassait pas les chats), mais souvent pétri ou câliné, petit. Une fois quelqu'un de la famille avait carressé les cheveux de Stéphane, cinq ans, et sa mère l'avait aussitôt retiré de sous cette main en disant "on n'est pas dans une orgie romaine: si tu veux t'essuyer, prends une serviette", ce qui avait fait rire tout le monde mais montré qu'elle n'aimait pas que l'on touche son fils avec "des gestes de propriétaire". Là était la différence avec un chat, qu'elle aurait laissé caresser par autrui. Les autres enfants pouvaient jouer avec lui (Geneviève savait qu'il n'était pas fragile, à âge égal, et moins douillet que la moyenne), mais pas les adultes. Geneviève était-elle déjà consciente de l'existence de pédophiles "mondains", y compris des femmes, bien que l'on en parlât moins à l'époque?
Fin juillet 1994, après passage du permis de conduire par Stéphane. Sur ces photos de famille un peu surexposées règnaient les années 70: les voitures, les coiffures, les vêtements, les tabourets en plastique: tout y était. Il y avait longtemps que Stéphane n'avait pas vu de R14 ou de Fiat 127, contairement à certains modèles des années 70 et même 60 que l'on croisait encore de temps en temps. Il ne connaissait pas tout le monde, ou alors ils avaient changé depuis. Ce "Viking synthétique" d'au moins 1m90, avec sa tante et des cousines, qui était-ce?
Stéphane posa la question à sa tante.
- ah oui... Eetu. Avec deux "e" au début. Beau garçon... C'était un étudiant finlandais. Ca doit dater de septembre 1975.
- oui: on voit une 604, là-bas, donc c'est au moins en 1975. Ca non plus on n'en voit plus, des 604.
- tu arrives à voir que c'est une 604? On n'en voit qu'un petit bout.
- Eetu... la Finlande?
Sa tante sembla changer d'attitude, comme si elle venait mentalement de tirer le frein à main. Puis:
- oui, c'est très loin, et à l'époque c'était à moitié soviétique: on parlait de "finlandisation", et ce n'était pas un sort enviable.
Il explora les autres photos de l'album. Eetu apparaissait sur deux autres. Une où l'on voyait aussi la GS et deux des tabourets "tam tam" oranges, mais lui, on l'y voyait moins nettement que sur la première. Même si la photo avait été bien plus floue, impossible de confondre Eetu avec quelqu'un d'autre. Sur la troisième Eetu participait à une partie de pétanque. La découvrait-il ou cela se pratiquait-il aussi chez eux? Stéphane visualisa la scène: le cochonnet s'enfonçait dans la neige à l'atterrissage puis les joueurs en "tchapka" et pelisses visaient le petit trou, les boules disparaissant dans la neige à leur tour. Il faudrait utiliser des boules en plastique en ôtant une partie de l'eau qui les lestait: elles pourraient ainsi rouler sur la neige. De plus leurs couleurs vives se repéreraient mieux.
Stéphane était né le 16 juin 1976. Coïncidence? Sinon ça pouvait expliquer la moitié des choses. Pour l'autre moitié, il y avait l'arrière-grand-mère Henriette (la mère de son grand-père maternel) qui avait été toute blonde, avec un petit nez retroussé et des yeux en amande assez rapprochés. Probabilité de récupérer la moitié de ça au troisième héritage: 25% pour chaque chromosome concerné. Faible, mais possible. Si on incorporait une demi-part d'Eetu dans la pâte avant de pétrir et de mettre au four, ça pouvait avoir fait Stéphane. Eetu semblait avoir une vingtaine d'années, sur cette photo, donc il n'était probablement pas mort. Si c'était lui son père, il ne le savait certainement pas, étant reparti avant. Il était peut-être marié à une vraie Finlandaise (donc grande) avec des enfants tout aussi finlandais qu'eux, là-bas. Stéphane ne serait pas allé le déranger, parce qu'un "à côté de vacances", en ces années où le Sida n'existait pas donc où le préservatif n'était pas la règle, ça ne pouvait pas l'engager auprès du résultat éventuel de ceci (lui, Stéphane). Toutefois il aurait souhaité en savoir plus sur Eetu ("merci pour tes chromosomes..."), et sur la Finlande en général.
Stéphane s'était peu soucié de tout ceci avant. En Bretagne Nord, les petits enfants blonds n'étaient pas une rareté, sans être majoritaires. C'était par la suite que quelques allusions avaient commencé à pointer, en particulier de ses cousines qui, de fait, lui enviaient ces caractéristiques, en plus du fait qu'il n'ait subi ni lunettes, ni appareil dentaire, ni boutons, lui. Stéphane comprit rétroactivement qu'elles avaient déjà fait le rapprochement avec l'étudiant venu du froid. Finlandais, c'était encore plus exotique que suédois. Stéphane n'avait jamais vu de plaque "SF" sur des voitures. "S", rarement, mais de temps en temps. "N", plus rarement que "S", mais il en avait déjà vu, en été, par ici. "DK" n'était pas rare, sans être aussi fréquent que "NL", "D" ou "GB". Mais "SF"... trop loin pour venir en voiture, probablement, quoiqu'il eût déjà vu une plaque "H": Hongrie.
Il avait deviné depuis longtemps que son père trompait sa mère (jamais à la maison, mais il y avait parfois du parfum d'autre femme dans la voiture: la GS break, puis la BX), mais il n'avait pas deviné que sa mère en avait fait autant. Au moins une fois avant sa naissance.
Il entreprit donc d'apprendre le finnois, avec une grammaire à côté de laquelle le russe et le latin seraient passés pour des langues faciles. Pendant sa première année à Centrale Dinard, il s'était attaqué (avec succès) au suédois, pas parce qu'il se croyait d'origine suédoise, mais parce que beaucoup d'élèves-ingénieurs apprenaient cette langue en vue du voyage en Suède tant espéré, pour lequel ils pratiquaient tant bien que mal l'acharnement thérapeutique sur de grandes (ou petites) routières en phase terminale.
Il y avait bien des choses, dans cette école d'ingénieurs, comme la machine d'escrime virtuelle (répliquée à plusieurs exemplaires suite à ce projet d'études réussi): c'était une poignée au bout d'un bras multiarticulé robuste, venant d'en avant et au dessus du joueur, avec des verrins hydrauliques à asservissement électronique (pour les mouvements en force) et des moteurs électriques à vissage/dévissage pour les mouvements rapides demandant moins de force, mais permettant de bloquer la position (irréversibilité de la vis) une fois atteinte et finir au verrin pour obtenir l'ajustement final en force.
Avec des lunettes à immersion, on ne voyait plus le mécanisme mais une épée, un sabre laser, une tronconneuse (il suffisait de changer la poignée) selon le type de combat. La machinerie simulait l'inertie de l'arme: elle aidait les mouvements (tant qu'il n'y avait pas d'obstacle) pour les armes légères, de façon à ce que le joueur n'ait pas le poids du système à déplacer, donc ait la sensation de tenir quelque chose de léger (épée "mousquetaire"), ou au contraire augmentait l'inertie (rendant plus difficile la mise en mouvement puis la continuant une fois amorcée, ce qui faisait aller plus loin que prévu si on n'en tenait pas compte) pour les armes lourdes: épée à deux mains, tronçonneuse, disqueuse... avec les bruits et vibrations ainsi que l'effet gyroscopique d'un moteur s'il y avait lieu.
Le plus difficile (et qui avait vallu l'intérêt des professeurs pour ce projet d'études de l'an dernier) était le retour d'effort et en particulier le retour de choc: d'où l'intérêt des transmissions à vis qui bloquaient net à la position atteinte dès que l'on bloquait le moteur les entraînant. Il avait fallu lutter contre les flexions et torsions des sections ainsi que de leurs articulations. D'où une parenté du bras multi-articulé avec ceux de certains robots industriels.
Le joueur sentait son épée (par exemple) heurter et riper le long de cette de son adversaire (alors qu'il n'y avait rien: c'était la machinerie qui arrêtait et déviait le mouvement), impression confortée par le son et l'image. Le système pouvait aussi donner l'impression de trancher dans du "pas si mou que ça", par exemple de heurter des os dans de la chair.
Cette machinerie demandait une sorte de pont roulant et tournant au plafond (car le joueur pouvait se retourner et donc le mécanisme devait le suivre). Son encombrement et son coût d'industrialisation, s'il y avait lieu, l'excluait du marché "grand public" des jeux.
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Après cette première année d'élèves-ingénieurs à l'Ecole Centrale de Dinard, c'était à bord d'une vaste Audi 100 gris métallisé (version 1977) appartenant fièrement à Thierry, un copain de l'école venu de Rennes, qu'ils avaient pris la Nationale 13 pour Paris puis la N17 pour la Belgique (l'autoroute étant trop chère), le 2 juillet 1994. Vélos sur le toit, camescopes, matériel de camping, caisse à outils Facom (mais ce n'était pas que du Facom dedans). Il y avait une petite rumeur étrange sur les autoroutes belges, mais ça pouvait être un cardan, ou les roulements de la boite. Ce fut sur l'A1 un peu avant Wuppertal que la petite rumeur se mua indiscutablement en pilonnement de bielle coulée. Thierry leva le pied, cessant de profiter de la vitesse libre teutonique (quoiqu'avec le 1588 de cette Audi 100 "de base" la vitesse restât raisonnable) mais le bruit de marteau-piqueur devint tel qu'il fallut renoncer et sortir de l'autoroute pour prendre une décision. Le moteur n'était pas capable d'aller en Suède. Ni même au Danemark. Ni même de retourner en Belgique. Ce à quoi Stéphane (qui utilisait le prénom Aymrald à l'école) répondit:
- nous sommes en Allemagne: l'Audi 100, ils doivent en avoir plein leurs casses. Nous devrions trouver un moteur pas trop cher.
Thierry estima que peut-être, et qu'il n'y avait pas d'autre solution.
Il cherchèrent (moteur 1600 d'Audi 100 ou 80 ou VW Sirroco ou Passat, de préférence d'Audi 100 pour que les raccords et connexions soient exactement les mêmes), il trouvèrent: 280 marks, preuve qu'effectivement la demande locale était inférieure à l'offre. Ils n'étaient pas venus près de la casse avec la voiture (mais avec les vélos) pour ne pas montrer l'urgence de la situation. Il fallait dire qu'ils revenaient en France et qu'un copain à eux cherchait ce moteur mais qu'il pensait que ce serait moins cher en Allemagne qu'en France. Thierry n'alla la chercher qu'une fois le moteur facturé et payé, après avoir vérifié qu'il était complet (il avait passé assez de temps à bricoler l'Audi 100 pour savoir ce qu'il devait comporter). L'allumeur y était, ce qui n'était pas toujours le cas sur les moteurs dans les casses. Ceci éviterait d'avoir à transplanter l'ancien donc à le re-règler entièrement, Thierry n'ayant pas de lampe stroboscopique. Le volant moteur y était aussi: il suffirait de récupérer le mécanisme d'embrayage de l'ancien.
Thierry avait sa caisse à outils bien garnie, mais l'extraction de l'ancien moteur (en protégeant bien le radiateur. Heureusement ce n'était pas un cinq cylindres, donc il y avait la place pour le tirer contre le radiateur sans retirer celui-ci) fut une opération longue et difficile, en ayant soulevé alternativement les deux côtés de la voiture tout en glissant de gros morceaux de bois sous les roues puis sous le cric pour pouvoir aller dessous. Lors des derniers déplacements au moteur, il y avait eu un choc plus fort que les autres puis un bruit différent. Capot ouvert, le moteur n'était plus tout à fait aligné "comme d'habitude". Thierry pensa que les vibrations avaient déboulonné un des supports, celui de gauche vers l'avant, le chercha de la main... et trouva un bout de bielle surgi à travers un trou dans le carter en fonte du moteur, pile à l'emplacement du pas de vis pour le support, éjecté, d'où le basculement du moteur. Infarctus.
Cela leur prit 11 heures, vu l'absence de matériel de levage "mon empire pour une chèvre et un palan", avait dit Thierry.
-demande plutôt une nouvelle voiture
Quelques pauses (et décrassage des mains) pour prendre l'avancement des travaux au camescope: on ne le ferait probablement pas deux fois dans une vie. Réinstaller l'alternateur et reconnecter tout le reste fut presque une récréation, par rapport à l'épreuve de force de la transplantation de bloc. Reboulonner les bras des articulations du capot (il ne s'ouvrait pas assez pour l'opération): ouf!
Remplir à la seringue la cuve du double-corps (en ce temps là, même les voitures allemandes n'avaient pas toutes l'injection) pour éviter d'avoir à réamorcer le circuit d'essence au démarreur: la batterie ne l'aurait peut-être pas permis. Du coup, joie de toute une vie quand le moteur greffé s'anima au quart de tour, et qu'après avoir embrayé avec prudence l'Audi se déplaça. Re-contrôle des niveaux, hisser le moteur mort dans le coffre (des années 70, donc à seuil haut. En plus c'était un bloc fonte, et non alu: encore plus lourd) après l'avoir enroulé dans des cartons d'emballage et du plastique pour ne pas salir. Retour à la casse: quitte à se débarasser du moteur éclaté, autant voir si on pouvait en tirer quelques marks au poids. OK: 20 DM. Ca payait l'huile, la pâte à décambouiser les mains et un peu d'essence en plus.
Après cette longue partie de mécanique aboutissant à une victoire de l'homme sur la machine, le voyage reprit. Thierry ne poussait pas trop son nouveau moteur ("nouveau" mais déjà daté de 152 517 km dans la "donneuse d'organes") sur autoroute, histoire de s'assurer d'abord que tout allait bien: "on fera de la vitesse au retour. Pour le moment, qui veut voyager loin ménage sa monture".
-nous sommes sur autoroute allemande dans une grosse Allemande et il faudrait se traîner comme en France dans une petite Française?
-j'économise de l'essence, vu les frais imprévus que je viens de subir. 280 marks, ça en aurait fait, des kilomètres...
-objection acceptée.
Ils s'arrêtèrent pour dormir avant de quitter l'Allemagne: un pays "pas trop exotique", avec une langue qu'ils connaissaient bien, des casses pleines d'Audi, une population ni hostile ni malhonnête, quoique depuis la réunification il y avait beaucoup de chômage donc tout n'était plus aussi net ni sérieux qu'avant.
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Stéphane, tout en étant pas banal avec son air d'importation finlandaise avait vécu une enfance qui lui avait semblé banale, avec une scolarité qui lui avait aussi semblé banale, sans se rendre compte que les rails qu'il fallait avaient été posés devant lui au bon moment par des parents qui tout en étant dans les services publics (communaux) n'étaient pas dupes de la "médiocratie institutionnelle" française.
Il était né à la maison (dans la baignoire pleine d'eau à 31°C: sa mère avait entendu dire que c'était une méthode "naturelle" et le médecin de famille, présent, n'avait rien contre) le 16 juin 1976. Stéphane était son second prénom et "prénom d'usage" pour l'école (souligné par les parents), jugeant que le premier risquait de faire rire ses camarades: Aymrald. L'officier d'Etat-Civil n'avait rien objecté, car ça avait un air de prénom "anciennement classique français", plutôt snob mais pas inventé. En fait sa mère voulait l'appeler Aymeric car elle avait entendu ce prénom et le trouvait intéressant. Son père qui s'appelait "Loïc" et que l'on avait hélé par des "Loïïïïc!" insupportables était prêt à n'importe quoi qui ne finît pas par "ic": pas question de Yannick, Patrick, Eric, Pierric, Frédéric ou autres, et donc pas Aymeric. Sa mère ayant aussi suggéré Gérald, ce fut Aymerald que Loïc déclara à l'Etat Civil (qui l'écrivit Aymrald: Loïc avait précisé "avec A Y au début", mais n'avait pas pensé que le "e" pouvait sauter), puis Stéphane (s'il n'aimait pas Aymrald, il pourrait toujours se rabattre sur ce classique anonyme) et Erwann (au cas où il voudrait un prénom breton, mais un qui ne fût pas en "ic"). Comme il y avait déjà deux Erwann dans la classe d'entrée (3 ans) où sa mère pensait l'inscrire, ce fut Stéphane qui fut choisi comme prénom d'usage, car Aymrald, on allait trop souvent lui demander de l'épeler, vu que ça pouvait s'écrire aussi Aymerald ou Emerald, de même qu'il y avait Emeric et Aymeric, le second plaisant plus à Geneviève, sa mère, qui avait souffert d'être appelé "jeune vieille" pendant son enfance. Oui, Aymrald Dambert c'était tentant, car on avait plutôt tendance à supposer "d'Ambert", mais Stéphane Dambert c'était plus "portable" à l'école.
Stéphane devait écrire les trois prénoms sur les fiches, donc il était au courant, et ses parents lui avait dit "quand tu auras ton bac et que tu seras sorti de cette école, tu pourras utiliser un des deux autres si tu préfères, ou garder Stéphane: on a fait ça pour que tu aies le choix".
Il avait été un élève "honnêtement moyen" mais avec progressivement un puis deux ans d'avance dans cette école expérimentale subventionnée par le fabricant de vélos, triporteurs et machines-outils Kermanac'h, qui accordait des bourses "aux résultats" aux élèves qui s'y comportaient correctement. On ne sautait pas de classes dans cette école, mais on faisait plus d'un an par an tout en ayant moins de jours de classe par an que dans l'enseignement public, selon le principe "toute journée travaillée est fatiguée en entier". Les élèves "coulissaient" plus ou moins vite dans chaque matière, donc ne se retrouvaient pas toujours avec les mêmes: il n'y avait pas une "classe" au sens classique, mais un système informatique qui répartissait les élèves de façon à leur éviter des horaires "gruyères" ainsi qu'aux professeurs. En particulier il y avait des travaux sur place (jamais de devoirs chez soi) qui ne nécessitaient pas la présence du professeur (seulement après) mais juste d'un surveillant, ce qui permettait de dispenser plus de savoir utile par nombre de professeurs disponibles, d'autant plus qu'ils faisaient les 40 heures, contrairement à l'enseignement public. Ce n'était pas parfait, mais ça gaspillait beaucoup moins le temps des élèves (puisque chacun était "mis dans le wagon" correspondant à son niveau du moment dans telle matière) et des professeurs par rapport au système "monocylindre" classique. Les éléments nuisibles à la sérénité d'étude des autres, même s'ils étaient doués, étaient renvoyés systématiquement, ce qui contribuait aussi au bon rendement apprentissage/temps de cette école, qui malgré 25% d'horaires en moins par rapport au système scolaire classique fournissait 20% (en moyenne: pour certains élèves ça pouvait atteindre le double: deux années "équivalent public" acquises en une) de savoir réellement acquis en plus, tout en enseignant bien d'autres choses, dans les travaux manuels, puisque c'était une industrie très traditionnelle (mais aux méthodes modernes: machines-outils à commande numérique, vélos à pneus increvables, transmission par arbre et freinage sans câbles) qui était à l'origine de ce projet pilote. Il n'y avait que 75 élèves par année, répartis en trois à quatre groupes (en moyenne) pour chaque matière, puisque la participation à un groupe ne dépendait pas de l'année mais uniquement du niveau dans cette matière, donc le coût était raisonnable.
De plus ça permettait à Kermanac'h d'obtenir des capacités de travail réelles (et non "classiquement scolaires") supérieures à celles d'un ingénieur d'une grande école classique (pour ceux qui allaient jusqu'au bout du système Kermanac'h) sans en avoir le titre donc en pouvant difficilement les faire valoir auprès d'une autre entreprise. Du personnel compétent, déjà trié pour avoir un caractère "sans problème" et pas trop cher, tout en étant attiré par la perspective de gagner de l'argent bien plus tôt que les autres: dès 18 ans, parfois même dès 16 pour les plus doués. Ils passaient le bac C (puis S, au fil des réformes, sorte de simplifcation de l'ancien C permettant de le passer encore plus tôt) dès que jugés aptes, donc presque toujours avant 18 ans, souvent 16, voire 14.
L'école conçue par Kermanac'h ne prenait pas que des "surdoués", mais aussi des élèves qui se seraient contentés de suivre passivement le flot (sans briller ni couler) dans le système classique et qui pouvaient fort bien faire de même dans un système tournant plus vite, plus "à la carte" matière par matière tout en leur apprenant d'autres choses. Seuls les plus forts passaient au "supérieur" pour devenir "ingénieur maison", avant 20 ans (contre 23 ou 24 dans les grandes écoles classiques, selon que l'on y était entré en 3/2 ou 5/2), voire plus tôt.
Les élèves "simplement à niveau" (du système Kermanac'h, donc nettement en avance sur l'enseignement public) faisaient des "prépas" compactes (un an seulement, équivalent à Sup puis Spé M), après le bac, avec optimisation individuelle de la préparation (contrairement aux prépas classiques) pour éviter d'être "largué" dans une matière (par exemple la thermodynamique ou l'électromagnétisme) et fortement handicapé pour les concours. Ca ne prenait qu'un an car l'enseignement Kermanac'h comportait dès les petites classes une orientation "ingénieur" (dessin industriel, etc) et n'investissait pas dans les "littéraires", moins encore dans l'artistique ou le sport. La formation "générale" n'était que celle qui serait demandée au bac scientifique (où il en fallait aussi), Kermanac'h préférant "mettre le paquet" sur les langues étrangères à grammaire compliquée (russe, allemand, japonais) dès les petites classes, en sachant que grâce à des alphabets différents le russe et le japonais pouvaient être enseignés dès quatre ans (en moyenne) sans risque d'interférences avec la maîtrise de la lecture et de l'écriture en français. Ces langues n'étaient pas obligatoires: juste essayées, pour voir si l'élève "accrochait", sinon on en essayait d'autres, mais un peu plus tard en raison de l'usage de l'alphabet latin qui aurait pu prêter à confusion au début.
Stéphane eut donc l'impression d'être "dans le flot", car quand un élève était trop en tête de son groupe dans une matière on le faisait coulisser dans le suivant, tout en donnant le temps à la queue d'un groupe de migrer vers le milieu puis la tête s'il lui fallait plus de temps. Les élèves étaient rémunérés (pas beaucoup, mais pour un enfant ça représentait beaucoup) aux résultats, là était le truc.
Ceci le porta "sans effort ni paresse" au bac à 16 ans (ce qui n'était pas dans les "bons", chez Kermanac'h, mais dans les "acceptables") puis à passer des concours des grandes écoles à 17, où ayant obtenu Centrale Dinard (entre autres) il prit car ce n'était pas loin, et qu'il n'avait eu aucune école de "premier rang".
La préparation Kermanac'h ne préparait pas qu'aux concours: contrairement aux prépas classiques, elles préparaient aussi à ce qui serait demandé scolairement dans l'école, qui était complètement différent (et parfois cause d'échec) par rapport au programme des concours. Les concours, selon Kermanac'h, mesuraient uniquement la capacité à bourrer un crâne, sans se préoccuper de l'utilité ultérieure de ce que l'on y compressait. Chez Kermanac'h, on y mettait à la fois de quoi passer le concours et ne pas se planter complètement dans les matières trop nombreuses et trop inédites (RDM, TDS, mathématiques "bizarres" sans aucun rapport avec celles des prépas...) qui les attendaient derrière.
L'autre atout de la "prépa compacte" Kermanac'h, outre ce qui avait déjà été préappris bien des années avant et allait y servir, était l'absence de stress. Les élèves n'étaient pas comparés entre eux car on ne leur donnait pas les mêmes archives de concours à "plancher": ça dépendait des aptitudes de chacun. Kermanac'h n'avait pas la prétention de préparer tout le monde pour l'X et ciblait plutôt les écoles "moyennes" des grands concours communs (Mines, Centrale...) où l'on entrait plus facilement mais dans lesquelles l'enseignement était souvent plus difficile et plus exigeant que dans le "haut du panier", d'où la nécessité de préparer aussi les élèves à "l'après concours". Toutefois, il y en avait aussi qui arrivaient à avoir Centrale Paris, les Mines de Paris et parfois même l'X. Kermanac'h ne mettait pas plus de monde dans ces trois-là que "d'assez bonnes" prépas parisiennes, mais avait très peu d'échecs complets (retour bredouille des concours), car d'une part, on n'avait pas de deuxième chance, chez Kermanac'h (si on voulait faire 5/2 il fallait aller s'inscrire dans une prépa classique du public ou du privé, en plus du fait que ce fût déjà un "monobloc" Sup+Spé en une seule année), d'autre part on n'aiguillait vers les prépas que les élèves ayant déjà prouvés qu'ils avaient de forte probabilités de pouvoir suivre, grâce aux évaluations faites bien avant cela sur des échantillons (plus abordables, mais réalistes) des matières concernées.
Cela s'était su, et motivait beaucoup de familles à payer la scolarité chez Kermanac'h car l'un dans l'autre, gagner plusieurs années sur le cursus complet représentait une économie pour les familles. Même par rapport au public, pour peu que l'élève avance bien et obtienne au moins des "bourses partielles" pour ses résultats dans certaines matières.
Stéphane n'était pas "génial", mais juste fiable, avec comme atout principal une indifférence au stress qui lui permettait de disposer en examen réel de la même intelligence qu'à froid, contrairement à la plupart des gens. On l'aiguilla donc vers les prépas, sachant qu'il ne se planterait pas aux vrais concours s'ils réussissait les concours blancs. Et inversement: la prépa Kermanac'h ne s'attendait pas à ce qu'il entre à l'X ou dans une des grandes écoles parisienne, et comme prévu il eût une "moyenne gamme" de concours commun.
Comme on l'y avait appelé "Aymrald" (second prénom mal souligné, ou soulignement pas rentré dans l'informatique) il décida que pourquoi pas, "pour voir" et ne pas avoir à rectifier à chaque fois. Nouvelle école, nouvelle tranche de vie, nouveau prénom. Ce fut donc Aymrald à Centrale Dinard et Stéphane à la maison, symbolisant la séparation entre le travail et la famille. Il ne dit pas à ses parents qu'il utilisait "Aymrald" à l'école: après tout, ça ne les regardait pas. Et puis bon, à 17 ans, quand on n'avait pas de complexes (à part d'être petit, mais la différence d'âge l'excusait), endosser le personnage "Aymrald d'Ambert" (on l'entendait ainsi, bien que ce fût "Dambert") était amusant. Autre avantage: on ne pourrait pas l'appeler "Stef" et il n'y avait aucun diminutif pour Aymrald. Alors il ne rectifia pas ce que l'administration avait "pioché".
Aymarld (donc), y fit une scolarité sans surprises, une fois de plus, sans pouvoir espérer être parmi les bons, mais sans être largué non plus. C'était un de ces élèves "du peloton" sur lequel on passait peu de temps dans les délibérations entre professeurs, sa seule caractéristiques scolaire remarquable étant d'être entré mineur en première année mais il n'était pas le seul, à Centrale Dinard: il y avait d'autres "de chez Kermanac'h" dans ce cas, eux aussi "dans le gros du peloton", car les plus doués avaient eu de meilleures écoles où avaient été captés "à la source" par Kermanac'h pour travailler directement comme "ingénieur maison" (sans le titre officiel) dans son usine. La jeunesse était selon les enseignants de Kermanac'h un atout important, à connaissances égales: plus on était jeune, moins on avait d'autres préoccupations. Ils avaient remarqué que ceux qui avaient une puberté précoce échouaient beaucoup plus que les autres (au point, souvent, de ne pas être gardés dans le système Kermanac'h), car ça diminuait fortement la capacité d'apprentissage du cerveau (et non celle d'utiliser les connaissances acquises). C'était donc une course de vitesse entre l'enseignement et la "bombe à retardement hormonale", sans connaître sa date de détonnation ni la puissance de la charge: ce n'était parfois qu'une "bombe à eau", alors que pour d'autres c'était "le Tchernobyl des neurones". Sur ce plan, Aymrald était aussi "nordique" de l'intérieur que de l'extérieur: une charge peu puissante associé à une minuterie longue, avec en prime un tempérament pas du tout nerveux donc peu sensible à cela. Sa peau non plus n'y était pas sensible puisqu'il n'eût jamais de bouton, ni même de luisance cutanée. Parentée oncogénétique entre le tissu cutané et le tissu cérébral? Possible. Le peu ou pas de récepteurs hormonaux cutanés évitait, de plus, de gaspiller les androgènes à y faire des dégâts: il en restait d'autant plus pour le développement musculaire. Chez Aymrald "dopage comptait triple", d'où une certaine solidité générale tout en ayant un taux d'androgènes modéré. Les avantages géométriques de la puberté sans ses inconvénients (pas de troubles du sommeil, et pas de transpiration non plus, puisque pas de récepteurs cutanés pour l'installer, idem pour la pilosité), ceci dans le calme, sans se presser. Il lui tardait d'atteindre 1m80 et il n'était pas conscient de ses privilèges génétiques: il ne savait pas encore qu'il était nettement mieux conçu que la quasi-totalité des autres, métaboliquement. Sans être un surhomme: avec juste moins d'inconvénients que le "tout venant". Statistiquement, son espérance de vie était largement supérieure, et pas uniquement parce que son compteur tournait moins vite: aussi parce que ce compteur ne déclenchait pas autant de "facteurs de vieillissement". Il ne se rendait pas compte de l'effet "imbécilifiant et fébrilisant" du stress chez beaucoup d'autres. En plus de rendre inefficace, le stress nuisait à la santé. Il ne savait pas ce qu'était de puer des pieds ou de sous les bras, de dormir mal, etc. Lunettes, appareils dentaires, cheveux gras, n'ayant rien vécu de tout cela il ne savait pas que c'était une chance d'y échapper. "On ne pense à son dos que dans il commence à nous faire mal", disaient les médecins. C'était vrai aussi pour le reste: on ne se préoccupait pas de ce qui ne dérangeait pas. Il savait juste qu'il fallait faire attention pour les dents, car même s'il existait des salives capables de tuer les bactéries génératrices de caries, rien ne garantissait qu'il en fût doté. Il pensait juste à bien suivre à Centrale Dinard, tout en participant (mais sans jamais en être à l'origine) à des activités périscolaires comme la construction des engins aquatiques "sans voile ni moteur" pour les compétitions ainsi que leurs équivalents terrestres où ses travaux pratiques chez "Cycles Kermanac'h" le rendaient compétent.
Ce fut chez Kermanac'h qu'il put faire son stage ouvrier de premiere année, dans la manufacture de "multicycles" destinés aux loueurs des villes côtières touristiques. Tridems, quadridems voire pentadems, "rosalises" à 3, 4, 6, 8 places, versions surbaissées à chaînes passant à côté des pédaleurs, avec 18 vitesses de chaque côté: tout ceci était fabriqué chez Keramanac'h avec une robotisation non négligeable (même s'il restait nombre de tâches manuelles), de façon à garder ses parts de marché face aux fournisseurs belges habituels de ces engins cyclables touristiques. Le modèle surbaissé, avec son "pédalier-vilebrequin" entièrement sur roulements (contrairement à ceux des pédalos) permettant d'envoyer directement la chaîne sur les pignons de la roue arrière en passant à côté du pilote (et idem pour son voisin) donc d'être assis plus bas que la chaîne, offrait des performances intéressantes qui avaient posé des problèmes aux loueurs car quand on tapait en biais dans une voiture en stationnement avec ça, on y causait des dégâts de tôlerie non négligeables, vu que c'était plus lourd qu'un vélo et que ça ne basculait pas. L'engin avait déjà des ceintures de sécurité et au moment du stage d'Aymrald, Kermanac'h était en train de l'équiper d'un pare-choc avant gonflable (comme un boudin de Zodiac) pour rassurer les loueurs et leurs assureurs. Etait-ce une si bonne idée? Se voyant précédés et protégés par ce boudin à entoilage renforcé, les pilotes risquaient de se croire au volant d'une auto-tamponneuse.
Kermanac'h avait aussi fabriqué des "vélos à pédalage en long" (souvent appelés "vélos couchés"), comme certains fabricants hollandais, mais ça se vendait mal, peu de gens croyant que l'on pouvait tenir en équilibre là-dessus, en plus de la crainte d'être vu trop tard par les automobilistes en ville car moins haut que les voitures, contrairement à un cycliste normal qui se voyait de loin. Le tricycle "de transport" (version inverse du triporteur: avant de vélo, caisse entre deux roues à l'arrière) se vendait assez bien, car il ne coûtait que deux fois et demi le prix d'un VTC courant, ceci grâce à la mise au point d'un châssis en fibre de verre et résine injectés évitant toutes les soudures complexes d'une structure tubulaire, tout en diminuant le poids de 20% à résistance mécanique totale égale. Cela formait directement la caisse, les lames (!) de suspension du train arrière, le support de selle et l'avant de cadre jusqu'au tube de fourche. La fourche et les points d'ancrages des organes mécaniques étaient en acier. Le cadre avant monopoutre creux (façon Mobylette) donnait une impression de lourdeur, esthétiquement, mais en réalité c'était plus léger que les prototypes en tubes d'acier soudé qui avaient précédé cette structure. De plus elle répondait élastiquement à des chocs qui auraient faussé "pour de bon" une structure en métal. L'ajout de tresses métalliques à certains endroits, dans les nappes de fibre de verre, empêchait une cassure totale en cas d'effort dépassant la résistance du matériaux: ça se brisait, mais ça ne rompait pas d'un coup.
Aymrald participa au câblage électrique de l'éclairage de divers modèles, ainsi qu'à l'installation de la tringlerie de freins: Kermanac'h n'utilisait jamais de câbles: non seulement ça cassait et c'était difficile à règler, mais en plus ça créait tellement de frottements dans les gaines et glissières que l'essentiel de l'effort à la poignée servait à vaincre ces frottements plutôt qu'à serrer les freins.
Pas de câbles de dérailleurs non plus: les engins ayant 1 à 5 vitesses avaient une transmission par arbre avec un moyeu arrière à trains épicycloïdaux (les brevets Sturmey Archer et autres étant tombés dans le domaine public, Kermanac'h, fabriquant de machines-outils donc aussi de boites de vitesses pour celles-ci, pouvait rentablement en fabriquer, en plus de les faire plus adéquatements aux besoins de ces engins). Ceux à 18 vitesses avaient souvent des chaînes (car ça revenait moins cher qu'une boite de vitesses mécanique à 18 vitesses) mais même dans ce cas le dérailleur était remplacé par un système coulissant à molettes plus grandes (et sur roulements) freinant moins la circulation de la chaîne, tout en étant plus facile à manoeuvrer car sans ressort de rappel: c'était la rotation d'une tringle qui décalait le coulisseau dans un sens ou dans l'autre.
Pour les cycles à deux roues, Kermanac'h n'utilisait pas de chaîne, mais une transmission par arbre avec changement de vitesses épicycloïdal: 5 vitesses suffisaient, car dans ces systèmes (Keramac'h ou concurrents) on pouvait avoir des rapports bien plus espacés que ceux d'un groupe de pignons (ou "cassette") car il n'y avait le problème de faciliter la transition de la chaîne d'un pignon à l'autre.
Keramanc'h n'aurait pas été compétitif par rapport aux VTC d'importation chinoise "fabriqués pour deux bols de riz dans les camps de travaux forcés": il fallait donc proposer des avantages techniques évidents (pas de chaîne, pas de câbles de freins, pas de crevaison, pas de casse de rayons, roulements de moyeux à rouleaux côniques (fabrication maison), dynamo au moyeu, etc) pour justifier un prix plus élevé, et ça se vendait. Un vélo à pneus increvable, transmission "indéraillable" propre et sans entretien, freins idem, suspension avant et arrière (nécessaire avec les pneus pleins...) et seulement 15% plus lourd qu'un VTC n'ayant rien de tout ceci, ça se vendait, malgré le surcout. Le tricycle-porteur (et non triporteur) à deux roues motrices, grâce à un différentiel antipatinage (rien de sorcier: deux roues libres...) ne coûtait qu'une fois et demi le prix des VTC tout suspendus Kermanac'h, avec lui aussi transmission par arbre. Celle-ci avait un avantage supplémentaire dans le cas d'un tricycle: elle ne tirait pas sur le centre de l'essieu, contrairement à une chaîne, donc ne pouvait le tordre ainsi, d'où un essieu bien plus léger sans aucun problème de fiabilité. Kermanac'h proposait une version à roues indépendantes pour les clients qui le souhaitaient, mais en usage réel ce n'était pas indispensable. On pouvait avoir un auvent déroulant (tendu par un mât oblique partant de devant le guidon) pour rouler à l'abri du soleil et de la pluie.
Kermanac'h faisait aussi des triporteurs, mais dans ce cas la suspension avant était non seulement à roues indépendantes, mais à "roulis inversé" (penchant donc un peu trop vers l'intérieur du virage en braquage fort à l'arrêt, pas assez à grande vitesse, mais c'était déjà bien plus stable qu'un train avant "passif") pour être plus stable en virage sans devoir "faire du rappel", position anti-ergonomique pour pédaler.
Il y avait beaucoup de demandes de stages pour cette usine, aussi Aymrald pouvait-il s'estimer chanceux d'y avoir eu un stage ouvrier. Connaissant cette demande, c'était peu payé (il n'y avait pas de minimum légal pour les indemnités de stages scolaires, la recommandation étant "que cela couvre au moins les frais d'hébergement" mais ce n'était pas obligatoire) mais Stéphane n'avait pas besoin d'un logement pour cela, n'étant qu'à 11 km de chez lui et pouvant y aller en Trielec Kermanac'h. Ses parents lui avaient offert cette monoplace sans permis de forme prismatique relativement basse à l'occasion de son bac, à 16 ans. En fait c'était conductible dès 14, vu la puissance modeste de l'engin, limité électroniquement à 45 km/h.
Il y avait un moteur électrique pour chaque roue arrière. La roue avant pouvait pivoter à angle droit de part et d'autre ce qui, combiné à la possibilité des moteurs de tourner en sens inverse l'un de l'autre, permettait de pivoter sur place. Un pédalier-vilebrequin de secours (les commandes étant au guidon) entraînait sur la roue arrière gauche par un arbre latéral (le long du pilote), avec cinq vitesses épicycloïdales, ceci pour éviter de devoir pousser à pieds en cas de dépassement d'autonomie. La gestion électronique différentielle des moteurs autosynchrones aidait la voiture à virer, ce qui compensait le peu de poids sur la roue avant, en échange de quoi celle-ci avalait les obstacles sans problème (même en tout-terrain "raisonnable") bien que non motrice. Des voiturettes virant "entièrement aux moteurs" avaient déjà existé, par exemple la "voiture électronique Jared" des années 60 dont la roue avant était à pivot libre, comme celle d'un charriot d'hypermarché. Toutefois ceci n'avait pas permis son homologation sur route. Kermanac'h n'avait donc pas suivi cet exemple et avait conservé le guidon. On y accédait par une porte papillon (une seule) côté trottoir, ce qui avait permis à Kermanac'h de ne pas échancrer la structure trop bas donc de gagner en rigidité sans allourdir. Mercedes avait inventé ce type de portes pour la 300SL pour la même raison.
C'était modeste, et bridé électroniquement à 45 km/h, mais on y voyageait à l'abri de la pluie avec quelques bagages ou des accumulateurs supplémentaires (Ni-Mh) permettant d'augmenter l'autonomie au détriment de la charge utile. L'engin était plus long et moins haut (gage de stabilité) que les voiturettes sans permis classique, d'où moins de prise au vent et moins de puissance à fournir pour rouler à 45 km/h, en plus d'une allure générale plus "sportive" grâce à ces proportions (autant qu'une voiturette à trois roues puisse d'être). Vu la limitation à 45 km/h et la masse modeste (145 kg dont 86 d'accus), Kermanac'h avait équipé les trois roues de pneus increvables, ce qui assurait aussi une bonne fermeté de "gonflage" donc une économie de puissance. La suspension arrière possédait une fonction "viraplat" qui s'enclenchait dans les virages serrés pris vite (dès que l'on commençait à braquer, quand la vitesse était supérieure à 25 km/h) pour s'incliner un peu vers l'intérieur des virages, par un procédé mécanique (et non électrique) prenant son énergie sur l'arbre de la roue concerné (la roue située en extérieur, donc en appui) de sorte que cela marchait même quand on dévalait une pente sans utiliser les moteurs.
Cet engin était surtout acheté par des personnes âgées n'ayant pas besoin d'aller loin de chez elles, seules (en échange d'être monoplace, l'assurance était moindre que pour une voiturette classique et le prix était de 11 000F TTC en version de base (où le bénéfice brut de Kermanac'h était encore de... 50%), alors que ces voiturettes concurrentes coûtaient plus cher qu'une vraie petite voiture neuve) et souhaitant un engin à entretien très réduit mais sans obligation de casque pour aller faire les courses, emmener les chats chez le vétérinaire ou aller prendre le thé chez une amie quand il pleuvait. Le système de recharge ne rechargeait jamais un accu insuffisamment déchargé: la gestion se faisait tout seul entre les quatre, six ou nuit groupes disponibles, un seul étant utilisé à la fois, et ceci jusqu'à épuisement.
Argument supplémentaire: ça se revendait facilement.
Ca existait aussi en biplace, et avec un 50cm3 quatre temps "de secours" ou "pour voyages" pouvant prendre le relais du moteur électrique au delà de l'autonomie. Dans la version biplace sans moteur thermique complémentaire, chaque occupant disposait d'un pédalier pour entraîner chacun sa roue arrière, comme dans une "rosalie", sauf que l'on était assis plus bas et mieux abrité que par un simple baldaquin. Kermanac'h ne fabriquait pas de quatre place à moteur diesel de 400cm3, contrairement à ses concurrents, car cela faisait changer de catégorie, ainsi que de poids et de prix. Autant exploiter un créneau négligé par eux. Des voiturettes électriques, il y en avait eu pendant l'Occupation (Kermanac'h en fabriquait déjà), puis elles étaient réapparues dans les années 60 et surtout après chaque choc pétrolier, mais sans fournir un rapport prestation/prix satisfaisant ni, dans la plupart des cas, une production suivie dans le temps. Le principe général de la "Trielec" Kermanac'h était très proche du modèle circulant pendant l'Occupation (un moteur par roue arrière, roue avant pivotant à 180°, le ou les pédaliers-vilebrequin avec transmission latérale par chaîne ou par arbre selon les matériaux disponibles, les pneus pleins permis par l'étude des suspensions à cette fin...), seul le style général, les matériaux (aluminium et stratifié, vitres en polycarbonate), l'électrotechnique (moteur autosynchrone, microcontrôleur, batteries Ni-MH en attendant la démocratisation des "lithium-ion" dans de telles capacités) ayant évolué.
Dans les années 30, Kermanac'h fabriquait de vraies voitures. Et pas n'importe quoi: seize cylindres en W (quatre rangs de quatre à 45° les uns des autres, pédalant sur un vilebrequin commun à quatre mannetons), 5 litres de cylindrée, 215ch, traction avant, boite de vitesses automatique Examatix (dérivée d'une boite pour machine-outil, mais pouvant aussi fonctionner en rétrogradage "frein moteur", contrairement à celles-ci) à convertisseur électromagnétique servant aussi de démarreur et de générateur, tout en permettait de passer les vitesses pile à coïncidence de régime, l'arbre primaire étant amené à celui-ci en un temps record par le rotor agissant en moteur ou en générateur (frein) selon le cas, ce dispositif à double rotor et stator commun remplaçant de ce fait tous les synchros d'une boite moderne ainsi que l'embrayage, avec une précision de régime qu'un convertisseur hydraulique ne pouvait pas fournir. C'était plus lourd, mais vu les organes électriques qui s'en trouvaient du même coup supprimé, et le nombre élevé de rapport permis (neuf, selon que les deux trains épicycloïdaux étaient utilisés en série ou non: une prise directe, cinq rapports "de route" (où l'un des deux trains tournait monobloc) et quatre rapports plus courts pour le démarrage ou les côtes fortes, et quatre marches arrière), toutes les manoeuvres étant faites par des bobines électromagnétiques avec détection de coïncidence de régime par disparition des courants induits entre éléments tournants.
Le moteur disposait de quatre carburateurs double corps de fabrication maison, à règlage électrique en roulant, et de tubulures moins "plaquées au bloc" que chez les concurrents (même Bugatti et Mercedes commettaient cette erreur) d'où beaucoup moins de pertes de charge à l'admission et un meilleur vidage à l'échappement. En échange de quoi ce moteur très compact aux bancs en éventail faisait beaucoup plus "fouilli" qu'un bloc en V, car il fallait bien faire passer par dessus les échappement venant des deux bancs centraux. Le vilebrequin n'avant que quatre mannetons (quatre bielles sur chaque), Kermanac'h avait "osé" le tout sur roulement à rouleaux, avec un vilebrequin démontable en huit parties, d'où une construction plus épaisse pour conserver de la rigidité, mais au total ça restait moins lourd qu'un vilebrequin de V16, à résistance en torsion égale. Le montage des roulements des pieds de bielles (eux aussi usinés directement dedans) était bien plus simple car l'axe était enfoncé par un côté du piston, comme pour un montage sans roulement.
L'ingénieur Vittorio Ranzani, qui avait conçu ce moteur chez Kermanac'h en pensant initialement aéronautique (d'où les cylindres disposés en quatre "demi-étoiles") n'avait pas confiance dans les lubrifiants pour la tenue des coussinets de bielles, surtout à haut régime. D'où un montage plus compliqué mais beaucoup moins exigeant quand à la qualité et surtout la pression de l'huile. C'était lui aussi qui avait eu l'idée du turboalternateur: autant les temps de réponse des turbocompresseurs de l'époque limitait leur usage à l'aéronautique et aux diesels de sous-marins, autant c'était un moyen presque "gratuit" de produire du courant. Courant qui évitait de prendre de l'énergie mécanique via le convertisseur électromagnétique et pouvait même lui fournir 5 kW supplémentaires (il n'y avait pas de petit profit) au profit des accélérations, surtout à bas régime (ce n'était pas un diesel).
Raffinement supplémentaire donnant toute sa souplesse à bas régime et son aptitude aux hauts régimes du W16 Ranzani-Kermanac'h: la distribution électromagnétique à l'admission (mais pas à l'échappement, la pression à vaincre pour ouvrir les soupapes étant trop forte) ce qui permettait de faire varier le taux de "croisement" selon opportunités, avec un système d'abaque tournant piloté par des masselotes centrifuge. Grâce à cela le moteur se contentait de deux arbres à cames en tête car ils n'actionnaient que l'échappement du banc (extrême) sur lequel ils étaient et les échappement du banc voisin par culbuterie transversale (ce qui compliquait visuellement un moteur déjà encombré, mais simplifait sa fabrication): la course courte et l'angle de 45° entre banc rendait ces tiges courtes donc cette solution ne pénalisait pas le régime maxi. Il n'y avait ainsi qu'une cascade de pignons de chaque côté. Les allumeurs (8 cylindres chacun) étaient fixés à l'avant de ces arbres. Rien n'était entraîné par courroies, autour de ce moteur: la pompe à eau aussi bénéficait de pignons, tandis que le ventilateur bénéficait de pales orientables (comme une hélice d'avion) par un matériau thermodilatable. L'arbre était sur cannelures pour ne pas imposer au radiateur les mouvements du groupe moteur-boite sur ses supports. Non seulement les courroies gâchaient de la puissance, savait Ranzani, mais en plus leur usure puis rupture était source de pannes.
La boite Kermanac'h ne comportait elle non plus aucun dispositif à friction: le convertisseur électromagnétique à détection de coïncidence de régime permettait de craboter directement avec une précision dont aucun pilote virtuose n'aurait été capable, et moins encore les "synchros" de l'époque (à moins de prendre leur temps). Il n'y avait pas d'embrayage: la "première première" était bien assez courte (double démultiplication: par chaque train épi en série) pour permettre au magnétocoupleur de faire rouler directement la voiture, même en côte puis d'y embrayer le moteur à un régime acceptable. Les vitesses les plus courtes étaient automatiques, car pour en tirer partie efficacement il aurait fallu les passer si vite (sauf démarrage difficile où on les gardait plus longtemps) qu'un conducteur humain n'en aurait pas été capable. On choisissait manuellement les cinq vitesses "de route" (simple démultiplication, l'un des trains tournant monobloc avant ou après l'autre), la première étant déjà plus longue qu'une "première" classique, du moins tant que le régulateur du moteur l'autorisait: en cas de régime excessif ou de sous-régime pouvant faire "cogner" (bien avant de caler) la boite commutait toute seule. Nulle électronique n'était nécessaire pour cela: de la bonne grosse électrotechnique suffisait.
Rien de noeuf pour Kermanac'h dans la boite "Examatix" puisqu'il fabriquait déjà tout ceci pour ses tours programmables (à cartes perforées: comme le métier Jacquard. Seul le changement d'outil n'était pas automatique, par rapport à une MOCN moderne), mais dans l'automobile, c'était nouveau, et donnait à la Tracmatix Kermanac'h des performances remarquables (surtout pour les reprises) et une simplicité de conduite plus remarquable encore, le tout avec un entretien réduit.
Autre dispositif Kermanac'h: le "Viraplat", système agissant sur les paliers d'encrage des barres de torsions (longitudinales à l'avant comme à l'arrière, contrairement à la Traction Citroën dont les barres arrière étaient transversales) bout à bout pour les déphaser de babord à tribord dans les virages par vissage ou dévissage sur un arbre revenu (par un chemin un peu compliqué, vu qu'il lui fallait éviter le moteur) de la boite de vitesses. Le moteur W16" très court pour sa cylindrée (5 litres) avait permis de mettre le différentiel devant la boite, et non entre celle-ci et le moteur, d'où une reprise de mouvement moins compliquée.
Enfin, ce différentiel disposait d'un système antipatinage à engrenage et arbre "comparateur" à roues libres à cliquets réversibles (électromagnétiquement, pour la marche arrière, et pouvant être mis en position neutre pour ne pas cliqueter pour rien tant que l'on était loin d'un patinage) interdisant à une des roues de dépasser de plus de 20% de régime de la couronne (la moyenne des deux). Ceci sans friction ni à-coup, puisqu'en cas de perte d'adhérence la différence de vitesse augmentait jusqu'à mettre "en appuis" la roue libre concernée, et cessait alors d'augmenter.
Pour "rentabiliser" cet arbre comparateur et simplifier la conception des moyeux avant, tout en allégeant les roues, les tambours de freins étaient sur les arbres qui tournaient six fois plus vite que les transmissions destinées aux roues, sans roue libre (celles-ci étaient sur le "comparateur"), d'où des tambours plus petits (puisque tournant plus vite), mieux ventilés et pincés par l'extérieur (comme des roues de wagons), car on avait la place de faire cela à cet endroit, là où elle aurait manqué dans les roues ou exposé ce mécanisme à la boue.
D'où un freinage avant commandé directement par tringles, sans renvois, depuis la pédale de frein, fiable et efficace (les tambours surmultipliés demandaient moins de pression de mâchoires à décélération égale), le freinage arrière étant par tringles et renvois (le long des triangles inférieurs arrière. Il n'y avait pas de triangles supérieurs arrière mais des coulisseaux verticaux guidant les roues) comme... dans les vélos Kermanac'h, déjà.
Ce système était bien plus fiables et précis que les freins hydrauliques de l'époque (pas de fuites, pas de "mou", pas de disfonctionnement à chaud) et que les freinages par câble encore utilisés par la plupart des constructeurs.
Autre exclusivité Kermanac'h des années 30: les jantes "roulaplat", utilisant des pneus à trois flancs (deux compartiments), sans chambre, l'étanchéïté étant faite par une peau vulcanisée contre l'intérieur du pneu et la prise en sandwich des talons par les entretoises annulaires contre les rebords de la jante, le bord extérieur déboulonnable servant à bloquer et étanchéïfier le tout. Des ressorts toriques sur les entretoises assuraient l'absorption des chocs et limitaient l'affaissement en cas de crevaison, d'autant plus qu'il était peu probable de crever les deux compartiments d'un coup. C'était moins lourd que des pneus jumellés, sans frottements parasites à la jonction et sans risque d'y pincer des cailloux. De plus, en cas de crevaison, l'ensemble pneu + entretoises sortait sans effort du "tambour" de jante une fois le bord déboulonné, et l'on pouvait rustiner en toute confiance par l'intérieur, puisque la pression de l'air tendrait à appliquer encore plus fort la rustine au lieu de la décoller.
D'autres fabricants avaient trouvé des solutions rendant un service voisin, mais n'avaient pas su les industrialiser avec un poids raisonnable, une fiablité suffisante et un prix acceptable, car il fallait aussi fabriquer ou faire fabriquer les pneus correspondants.
Kermanac'h commercialisait aussi des jantes "roulaplat" moins coûteuses car à une seule entretoise large, pour permettre l'utilisation de pneus ordinaires après juste un doublage à chaud par une "chambre ouverte", ces pneus n'étant pas conçus d'origine pour un usage "tubeless". La version "triflanc" équipa surtout des Tracmatix allégées et raccourcies utilisées en compétition et pour des records d'endurance à grande vitesse.
L'allure générale de la voiture s'inspirait de la Voisin Aérodyne mais avec un avant évoquant plus la 402, à ceci près que Kermanac'h avait encastré les phares dans le raccord d'ailes au lieu de les juxtaposer derrière la calandre. Moins original, mais moins "pris pour une moto" de loin la nuit. Le rond de verre les couvrant (et qui n'était pas le verre du phare proprement dit) continuait exactement la courbure de la tôle dans laquelle il s'insérait. Deux petits phares complémentaires, sous les bord des ailes, au dessus du pare-choc, braquaient dans les virages. Cadillac l'avait fait bien plus tôt (mais placés autrement), ce que peu de gens savaient, attribuant à tort cette "innovation" à la DS. Il s'agissait d'une Cadillac V16, ce qui expliquait que Kermanac'h, employant aussi un 16 cylindres, eût quelque connaissances des autres réalisations dotées d'autant de cylindres à travers le monde. Il n'avait pas non plus construit la première traction 16 cylindres: les frères Buccialli, (en France) l'avaient fait avant, avec un "U16" (deux huit cylindres en ligne juxtaposés), mais ce modèle n'avait pas été produit en série.
Avec 215 ch DIN (mesurés selon cette norme dans les années 60 sur un exemplaire en bon état de conservation) elle atteignait 206 km/h sur la prise directe (là où aucun train épi ne "pignonait" donc au rendement maximal)... ce qui était trop pour les pneus de l'époque, si on trouvait une ligne droite assez longue pour maintenir durablement cette vitesse, et surtout avait un tenue de route en courbe impressionnante puisqu'elle s'y inclinait presque comme une moto: le système Viraplat (mal nommé puisque ça aurait dû s'appeler "viravion", l'impression ressentie étant d'un virage aéronautique, les vibrations de roulement en plus) étant mû par la transmission réagissait toujours sur la même distance (environ 20 mètres pour passer du "rappel maxi babord" au "rappel maxi tribord") quelque fût la vitesse: si la voiture roulait plus vite, le système vissait ou dévissait plus vite, contrairement à un système électrique ou hydraulique qui n'aurait pas pu réagir aussi vite à moins d'organes exagérément lourds. C'était d'ailleurs la raison pour laquelle la DS de série n'avait pas été équipée (contrairement à certains de ses prototypes) d'un système hydraulique d'inclinaison "moto".
Avec ceci (qui délestait bien moins les roues du côté intérieur du virage qu'une suspension passive) et le différentiel à glissement limité, la motricité du train avant restait exemplaire même en conduite sportive (ce que le rapport poids/puissance permettait, surtout pour les normes de l'époque).
En avril 1940, un prototype fut carrossé en s'inspirant des 402 et 802 Andreau, avec des airs de dirigeable, et grâce à ceci roulait à 254 km/h avec le moteur d'origine, une démultiplication allongée de 20% par changement du couple cônique et des pneus "de compétition".
Cette voiture était bien plus chère qu'une "Traction" (même une "15"), malgré la production économiquement efficace de ses organes mécaniques, mais moins que les voitures de luxe à 8 ou 12 cylindres qu'elle concurrençait, plus lourdes et bien moins stables tout en étant moins souplement suspendues: le Viraplat permettait une suspension souple puisqu'il pré-contrait le roulis. Restait le tangage, mais la longueur de cette limousine le limitait.
Kermanac'h avait fabriqué 2187 "Tracmatix" entre 1936 et 1940, les derniers exemplaires (dont les six prototypes aérodynamiques) ayant été confisqués par l'occupant ainsi que l'outillage pour la production du moteur W16 qui intéressait les Allemands pour de petits avions espions, ce moteur en aluminium étant remarquablement silencieux et d'une bonne puissance au kilo, grâce à son aptitude aux régimes élevés prolongés que lui conférait la course courte de ses pistons. "Nous n'avons jamais fabriqué de moteurs pour la Luftwaffe: les Allemands ont embarqué les stocks et les machines pour en fabriquer eux-mêmes chez eux", avait expliqué Kermanac'h après la guerre. Quant à Vittorio Ranzani, il n'était pas parti en Allemagne "le révolver sur la tempe", loin de là: faire des moteurs d'avions pour le vainqueur (pour le moment) de la guerre au côté de l'Italie l'enthousiasmait. On reprocha rétroactivement à Kermanac'h d'avoir employé un ingénieur fasciste, à quoi il répondit que Ranzani ne faisait pas de politique, en France: uniquement des moteurs, donc que ça ne le concernait pas.
Il en restait deux exemplaires à l'usine, qui servaient de publicité du savoir faire mécanique et électromécanique Kermanac'h car même dans les voitures "modernes", nombre de ces options manquaient: Viraplat, Roulaplat, distribution électromagnétique, boite à magnétocoupleur, plus précise et plus rapide que les boites "robotisées" modernes, en échange d'être plus lourde, embiellage et paliers entièrement sur roulements, différentiel antipatinage sans friction, turboalternateur...

chapitre N-50

Un seize cylindres essence de cinq litres des années 30 ne pouvait pas être un modèle de sobriété, même dans une limousine de moins de deux tonnes pour 5m80 de long (merci l'aluminium), mais ce n'était pas catastrophique en conduite routière normale: 16 litres aux 100. Le règlage électromécanique "en vol" des carburateurs et la distribution magnétique à l'admission donnaient un moteur règlé au mieux (de ce qui était possible à l'époque) pour chaque régime et chaque enfoncement d'accélérateur, même si on aurait pu faire un peu mieux (à mécanismes égaux) en pilotant tout ceci avec un microcontrôleur "cartograhique". Quand au confort et à la tenue en courbe, ils restaient étonnants: "mieux qu'une DS, car la nausée en moins" et l'auraient été plus encore avec des pneus à carcasse radiale.
Compte tenu des qualités de la Tracmatix et de son prix (élevé, mais pas "exagéré", surtout vis-à-vis de la concurrence) on aurait pu s'attendre à une production plus importante. Le contexte historique s'y prêtait mal, ainsi que le manque de notorité de Kermanac'h à l'international dans les années 30, l'absence d'un réseau de distribution suffisant et compétent, et le manque de confiance, à ce niveau de prix, de la clientelle dans tout un tas de techniques qui n'avaient pas encore fait leurs preuves ailleurs, tout particulièrement le moteur W16 en alliage léger soupçonné (à tort) de fragilité, alors que tel que l'avait conçu Ranzani il disposait d'une longévité remarquable.
Kermanac'h avait bien d'autres problèmes après guerre que de ressusciter cette voiture (ou de sortir un nouveau modèle exploitant les mêmes techniques), d'autant plus qu'il manquait une bonne partie de l'outillage (et pas uniquement pour le moteur) et que la France avait grand besoin de machines-outils: l'Etat pouvait donner un coup de pouce pour remettre sur pied cette production (qui éviterait de devoir tout importer), et le fit (un peu), mais pas pour des voitures de luxe. Kermanac'h pouvait encore fabriquer la transmission (boite, différentiel à glissement limité, magnétocoupleur, cardans (les "joints K" de conception maison, qui braquaient fort et sans hoquets), moyeux, roulements...) avec l'outillage de l'usine, d'où la reconversion des éléments de la Tracmatix dans un tout-terrain d'une agilité remarquable, doté de trois différentiels antipatinage, de freins surmultipliés "imboard" avant et arrière, d'une suspension indépendante à grand débattement baptisée "Dahu" (modif du Viraplat pour rouler droit sur un chemin en dévers) et de la boite Examatix qui faisait merveille en tout-terrain où l'on n'avait pas trop des deux mains pour manier le volant. L'armée signa le projet et fit des appels d'offres à d'autres constructeurs pour fournir un moteur et diverses carrosseries à ce véhicule baptisé "Dahu" (tout entier, et pas juste la suspension) en raison de son agilité et de sa stabilité. Des varantes furent aussi construites pour les pompiers de montagne et de forêt, avec double train arrière pour mieux supporter le poids de l'eau.
Un essai fait en 1987 baptisé "50 ans d'avance?" relatait la prise en main d'une Tracmatix de 1937:
"on enjambe un seuil assez haut, et sans marchepieds, pour se retrouver assis plutôt bas, au point que les conducteurs de petite taille devront relever le siège avec la manivelle prévue à cet effet pour voir la route par dessus le bord du pare-brise. Cette voiture est une des non-sportives les plus basses de son époque: 1m39. Sous le capot dont le style évoque un peu la 402 (en plus large et moins haut), un grouillement inquiétant de tubulures d'échappements déployées comme des spaghettis, de carburateurs et de gros câbles électriques. Ca devient plus calme vers l'avant, avec la boite Examatix donc l'extérieur n'annonce rien de la complexité des entrailles, puis on trouve les différentiel et les tambours de freins: oui, comme dans une 2CV, sauf qu'ils sont à côté des transmissions et tournent six fois plus vite qu'elles. Traction avant, suspension à doubles triangles et barres de torsion, direction à crémaillère: des techniques modernes mais déjà utilisées par d'autres à l'époque (et pas uniquement Citroën).
Au volant, la première surprise est que l'on n'entend pas de "miaulement laborieux" de démarreur: le W16 s'anime instantanément, au coup de clé, et son ralenti est si discret que seul le compte-tours et quelques voyants indiquent qu'il tourne. Il n'y a pas d'embrayage: c'est en déplaçant le levier de vitesse de "0" à "1" que l'on lance la voiture, tout en appuyant sur l'accélérateur: elle s'élance avec quelques déclics mais pas de secousses, bien que plusieurs rapports aient été passés pour être sur la première "de route". La seconde passera toute seule avant la zone rouge si on ne le fait pas avant au levier: c'est une semi-automatique dont les transitions s'entendent mais ne se ressentent pas. Ca fait un bruit proche d'un solénoïde d'enclenchement de démarreur. Il s'agit d'une boite électromagnétique mais qui n'a rien à voir avec la boite "Cotal" dont nos lecteurs ont certainement entendu parler.
En fait c'est une boite de vitesses automatique de machines-outils, le métier principal de Kermanac'h, qui a été adaptée à l'automobile, d'où un fonctionnement sans "flou" ni à-coups car un tournage de bonne qualité l'exige. C'est un peu lourd, mais ça fonctionne très bien, ceci en l'absence de tout synchroniseur: crabotage direct, mais crabotage "au millième de tour près", l'électrotechnique y veille. D'où les "clic", les "clac" et les "clonc", selon la taille de l'organe commuté par telle ou telle bobine. A part ça, moteur, boite et cardans sont d'un silence que bien des voitures actuelles pourraient leur envier.
Quand à l'agrément de conduite, rien à dire: l'Examatix ne change les vitesses que si on le lui demande, où si l'on sort des régimes autorisés, et les change bien plus vite (clic-clac-clonc) que le plus virtuose des conducteurs ne pourrait le faire avec une boite classique, car le "double débrayage" se fait en même temps, sans avoir à... double-débrayer, justement: l'ajustement de régime est électrique et, ce qui est probablement inédit pour l'époque, la boite pend le contrôle des carburateurs (quelque soit la position de la pédale) pour ralentir ou accélérer le moteur (tout en faisant ses autres manoeuvres) afin de réaccoupler pile au bon régime: c'est un détecteur à induction qui recrabote le moteur. Ceci fonctionne aussi bien en régrogradage de relance que de décelération. Le tout sans un gramme d'électronique: Kermanac'h n'avait probablement pas confiance dans la longévité des systèmes à lampes de l'époque. Les reprises sont particulièrement vigoureuses avec ce groupe moteur-boite, encore aidé par le différentiel antipatinage qui limite les pertes d'adhérence fréquentes sur des tractions aussi puissantes.
Maintenant que nous avons compris les atouts de ce groupe moteur-boite qui dispense son conducteur de trop y penser, prenons un virage à bonne allure avec cette vaste limousine quincagénaire pour voir à l'oeuvre une autre de ses astuces: non seulement il n'y a pas de roulis, mais il y a même du roulis dans l'autre sens. Pas autant qu'une moto, mais l'idée y est. Impressionnant... par manque d'impression de force centrifuge: ça semble iréel. Au point que l'on risque de prendre les virages de plus en plus vite et d'aboutir à un tout-droit, la limite d'adhérence des pneus restant bien réelle, elle. Le système Viraplat l'améliore un peu, en évitant de trop délester les roues intérieures au virage et en rattrappant une partie de la déformation des pneus en virage, mais de ce fait, au moment où la Tracmatix décroche, on est au delà de la vitesse à laquelle une manoeuvre d'un pilote humain pourrait la remettre sur la trajectoire. Nous avons essayé sur circuit, avec prudence: ça s'accroche longtemps puis ça part en tout-droit, effectivement, jusqu'à reprise d'adhérence par freinage ou moindre braquage. Toutefois rien de tel ne se produit si vous vous contentez de la conduire comme une bonne routière d'aujourd'hui. Le freinage est puissant et endurant, même par rapport à des disques d'aujourd'hui, mais il manque de progressivité. Il n'y a pas d'assistance, mais le système à tambours avant surmultipliés la simule efficacement.
La direction à assistance électrique n'est assistée qu'avec un peu de retard (jeu dans le contacteur de torsion), ce qui n'est pas plus mal car cela lui évite de réagir aux coups de volant intempestifs tout en étant d'un secours agréable en ville..."
L'article décrivait aussi le système Roulaplat, détaillait les atouts de la distribution électromagnétique à l'admission puis passait sur les problèmes posés par la restauration d'une telle voiture: l'aluminium ne posait pas de problème de corrosion (à condition de ne pas introduire de visserie de rechange non compatible) et les organes principaux étaient fiables, mais le fouilli autour du moteur rendait certaines opérations impossible sans certains outils spéciaux, par exemple la clef à bougie multi-articulée et aimantée livrée par Kermanac'h avec la voiture. Le système électromagnétique et électromécanique Examatix s'avérait endurant l'usage, l'étanchéïté des relais et la longévité des contacts semblant avoir été pensés pour un usage intensif. Celui des machines-outils? Certaines pièces de rechange étaient encore disponibles sur commande chez Keramanac'h, l'outillage n'ayant pas été démantelé grâce à l'utilisation des dérivés de l'Examatix et du Viraplat dans des engins militaires ou de pompiers. Les règlages des carburateurs, de la distribution variable et de l'allumage pouvaient se faire en roulant, depuis un tableau situé au centre de la planche de bord. Le manuel d'entretien donnait des conseils en fonction de la température extérieure (celle de l'air aspiré) et de l'altitude (perte de pression), ce qui montrait que Kermanac'h et Ranzani n'avaient pas eu le temps de les inclure dans les divers régulateurs automatiques de fonctionnement, ou y avaient renoncé parce que trop compliqué.
La production de véhicules "minimalistes" électriques avait continué pendant la guerre et ensuite (entre autres pour les terrains de golf ou pour circuler à l'intérieur de grandes usines, ainsi que sur les ponts des pétroliers géants...) et s'était développée avec l'essort des "voitures sans permis". D'où la gamme "Trielec" qui n'intéressait pas que les retraités, les golfeurs et les gens ayant perdu leur permis. Il y avait eu aussi d'autres véhicules monoplaces électriques, dont un beaucoup plus fuselé, deux roues avant extérieures, une arrière carrénée, qui évoquait dans ses proportions la voiturette Messerschmidt, mais d'une exécution plus lisse, en matière synthétique. Le manque de place pour les bagages en avait limité les ventes, tandis que la Trielec contenait plus et donnait une plus grande impression de sécurité parce que moins "ajustée" au pilote: les espaces de part et d'autre du siège servaient (tout en bas) aux batteries, puis, au dessus, aux bagages, ainsi qu'un peu d'espace derrière le siège. Elle était aussi plus stable en virage, mais ne bénéficiait pas du Cx et SCx de la version "fuselée".
Il y avait aussi des clients jeunes, surtout pour la version de base dont disposait Stéphane. C'était un moyen de transport motorisé tous temps économique et sans permis, fiable et peu coûteux à l'usage, d'où un succès local et même des commandes de détaillants de cyclomoteurs et voiturettes d'autres régions. Kermanac'h en exportait beaucoup en Angleterre en raison d'une règlementation facilitant la vente en kit des véhicules, d'où un prix encore plus abordable.
C'était avec ça qu'il allait tous les jours à Centrale Dinard (23 km), au lieu de loger dans la résidence universitaire (microstudettes de 5m² avec sanitaires communs à tout un étage). Il y avait neuf de ces engins à l'école, dont quatre qui appartenaient à des professeurs, et plusieurs cyclomoteurs électriques Kermanac'h. Centrale Dinard qui comptait 11% d'anciens élèves de "l'institut Kermanac'h" en plus d'avoir été fondée par l'un d'eux (passé par Centrale Nantes et regrettant qu'il n'y ait rien de tel en Bretagne Nord ni Normandie).
Il y avait donc beaucoup de Bretons à Centrale Dinard, mais aussi beaucoup de Normands, en plus des Franciliens que l'on retrouvait dans toutes les écoles du pays et d'élèves de diverses autres provenances.
Le bâtiment était l'une des oeuvres les plus spectaculaires (mais pas la plus délirante) de Saverio Tarsini: l'école ressemblait à un porte-avions traversant (ou étant éventé par) un iceberg en "orgues de quartz".
Tarsini avait d'abord fait la tour vrillée d'Alençon, inaugurée en juin 1974: 34 étages carrés, à balcons de verre vert tout autour, pivotés chacun de 6 degrés par rapport au précédent, de sorte que le dernier avait fait un peu plus d'un demi-tour par rapport au rez-de chaussée. A l'intérieur, le "tronc central" (non vrillé) contenait les ascenseurs hydrauliques à crémaillères qui permettaient d'avoir plus d'une cabine par cage, un peu comme un métro vertical, les moteurs hydrostatique des cabines descendantes fournissant 87% de l'énergie (13% de pertes au total) nécessaire à celles qui montaient dans d'autres, avec un système d'accumulateur de pression n'exigeant pas la simultanéïté des montées et descentes. C'était la grande éolienne "tambour" (et non hélice) tout en haut qui pompait l'huile et rendait ainsi le système d'ascenseur "zéro consommation électrique" (rares étaient les longues périodes sans vent, en haut d'une tour de 110m, à Alençon) en plus de pomper l'eau et de fournir le courant pour toutes les "parties communes" de l'édifice. Un système d'accumulation d'énergie à air comprimé (returbiné ensuite) faisait que la tour était autonome en électricité pendant 18 jours en cas d'absence de vent. Le promoteur n'avait toutefois pas eu l'autorisation de vendre du courant aux habitants, pour cause de monopole EDF. L'astuce avait été de leur fournir non pas du courant, mais la lumière (avec un système de prismes, venant des lampes fluo... des parties communes) et le chauffage, celui-ci venant du système de refroidissement d'huile des ascenseurs: les 13% d'énergie hydrauliques perdus ne l'étaient donc pas totalement. Les machines à laver des parties communes, à pièces, revenaient finalement moins cher à l'usage que d'en avoir une, car on ne payait pas l'électricité qu'elle consommaient, tandis que l'eau des parties communes était obtenu par pompage sousterrain, profitant de la profondeur des fondations qu'il avait fallu forer: la tour vrillée avait des racines puissantes, Tarsini n'ayant pas confiance dans la qualité du sol pour tenir sa tour droite jusque par le poids des matériaux. Ce système servait aussi de climatisation l'été (ce qui était rare en 1974... et pas si nécessaire que ça à Alençon) et surtout le réfrigérateur dans sa cuisine: c'était de l'eau salée (et non du fréon: celui-ci ne circulait que dans la réfrigération centralisée) qui circulait dans les parois internes du réfrigérateur (à tiroir séparés) et du congélateur-coffre (nouveau, en 1974) des cuisines tout équipées des ces logements "ultramodernes" (pour l'époque). Ces appareils ne comportaient donc aucun moteur et pouvaient être totalement encastrés puisqu'il n'y avait pas de grille d'évacuation thermique. Des compteurs (avec système anti-fuites auto-fermant) sur ces divers services déterminaient la répartition des charges, à ceci près que dans la tour vrillée, ces charges remplaçaient d'autres facturations (eau, chaleur, froid, éclairage) au lieu de s'y ajouter et qu'au total ça revenait 30% moins cher que dans un système classique.
Tarsini avait aussi fait "le CNIT à cinq pattes", sorte de structure en forme d'étoile de mer (mais pas ventre à terre: arquée sur les bouts de ses pattes) habitée dans l'épaisseur de sa voûte (d'où des dénivellations entre la plupart pièces, vu la forme les contenant), au dessus du jardin et des stationnements aménagés au sol. Les voitures étaient stationnées à l'air libre mais à l'abri de la pluie (sauf fort vent de travers) tandis qu'un système de gouttières astucieux (avec un "circulateur" automatique de décrassage) récupérait l'eau pour l'arrosage du parc, qui sans cela en aurait été privé. Il y avait assez d'espace pour que le soleil éclaire les plantes le matin et le soir (mais pas en milieu de journée).
Des hublots en verre blindé (20cm d'épaisseur) ornaient le sol des couloirs communs et de certains logements. Certains habitant préféraient mettre un tapis dessus, car ce rappel d'être au dessus de rien les inquiétait un peu. Les logements situés vers le centre de la voûte étaient éclairés uniquement par dessus, et de voyait du paysage que par les miroirs obliques formant périscopes au dessus de ces "vasistas".
"L'étoile de l'air" (vrai nom du "CNIT à cinq pattes") était réalisée en acier, avec remplissage en fibrociment (tressage métallique, fibre de verre et ciment, et non amiante) pour diminuer le poids tout en fournissant une isolation thermique et phonique bien meilleure que de la tôle.
Il y avait aussi le "Colisée hélicoïdal", le "Pentagone vrillé" et tant d'autres, dont une sorte de viaduc habité aux airs de château fort futuriste qui n'aurait pas déparé une BD de Druillet ou un manga.
Tarsini avait sculpté des immeubles de bureaux (d'entreprises souhaitant en mettre "plein la vue" à leurs visiteurs), des immeubles habitables et quelques bâtiments publiques (donc Centrale Dinard, deux gares et un "palais des Congrès"), ainsi que six usines (dont une du groupe BFR), ceci sans nuire à l'utilisation intérieure de ces bâtiments (il suffisait de l'organiser autrement) contrairement à ce que l'on tendait à penser en les voyant de l'extérieur. Il y avait du Tarsini souple ("l'étoile de l'air") et du Tarsini anguleux-agressif (Centrale Dinard), du Tarsini compact (la tour vrillée, la gare de Saint-Aldebert) et du Tarsini plein de vide (le "Collisée hélicoïdal", "l'étoile de l'air"...), mais on reconnaissait tout de suite que c'était de lui. Tarsini avait entièrement simulé et "prouvé" par informatique une tour d'un kilomètre de haut, à profil concave comme la Tour Eiffel (mais à cinq pattes et faces "hyperboliques" vitrées) mais aucun promotteur n'avait encore osé sauter le pas. Un kilomètre de haut... Or techniquement, ce n'était pas un exploit: avec les aciers modernes et les techniques d'assemblage allant avec, Gustave Eiffel aurait pu la faire.
L'école était dans le porte-avions (et son château, du côté opposé à celui de l'iceberg), la résidence universitaire dans l'iceberg. Il y avait beaucoup moins de vitres que l'iceberg n'en donnait l'impression: de l'aluminium poli et verni de diverses nuances formait miroirs chatoyants, entre lesquels on trouvait aussi de vraies vitres à effet "réflectorisé" (comme certains immeubles de La Défense). Ces nuances donnaient l'impression d'un éclairage par le soleil couchant, même en plein jour.
Aymarld (Stéphane, à la maison) n'y habitait pas, car il était plus rentable et plus confortable de faire l'aller-retour chez lui en scooter électrique comme quelques autres élèves "du coin", mais avait déjà été invité et avait constaté que c'était minuscule, dedans, quoique bien organisé avec du rabattant, du coulissant sur glissières à billes, du "treuillé au plafond", etc. Et à défaut de sanitaires, il y avait une kitchenette avec micro-ondes (à détection de métal ou de manque de matière absorbeuse d'ondes), mini-frigo et plaque à induction: avantage: ça ne chauffait qu'avec un récipient métallique d'une taille suffisante dessus, et avec un capteur thermique qui empêchait celui-ci de trop chauffer... ce qui signifiait qu'il n'y avait plus d'eau dedans. On pouvait ainsi utiliser une poêle (à fond adéquat) dans se préoccuper de règler pour éviter de brûler le beurre ou l'huile: ça venait vite au frémissement de la matière grasse mais ne le dépassait pas, d'où un bon résultat pour les crêpes. De plus c'était facile à nettoyer, car sans relief et sans surchauffe (ce qui coulait dessus n'y cuisait pas, puisque non inductif).
La commande en très grande série de ce matériel en avait abaissé les coûts, et si l'on considérait à la fois l'entretien (presque nul) et l'économie de courant, la gestion de la résidence s'y retrouvait. Il y avait une hotte aspirante automatique à évacuation externe déclenchée par détecteur de buée ou fumée (opaficication d'un faiseau, comme la plupart de ces dispositifs).
Très peu d'élèves avaient chez leurs parents une cuisinière à induction, en 1994 et même dix ans plus tard. L'école était ouverte depuis la rentrée 1992 et le matériel avait été fabriqué en Corée du Sud (impossible d'obtenir un coût acceptable en Europe) sur étude complète par des ingénieurs centraliens qui étaient maintenant enseignants-chercheurs dans cette école.
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Le lendemain, départ pour "finir" l'Allemagne (le Schlesswig Holstein) en vue de faire enfin le Danemark, bac, bac puis Suéde: c'était théoriquement faisaible dans la journée, sans rouler spécialement vite. Il y avait eu une sorte de bruit de souffle (comme de l'air comprimé) au démarrage, mais pas longtemps et tout était normal à bord, quand un peu plus tard le moteur sembla perdre de la puissance, avec une légère fumée bleue s'exfiltrant du capot. Thierry "échoua" la voiture sur la bande d'arrêt d'urgence. Mauvais signe, le moteur s'arrêta sans qu'il ait coupé le contact. Calage. Il redémarra au premier coup de clef, mais le ralenti ne tenait plus: calé dès qu'il lâchait l'accélérateur.
Thierry- on doit avoir un gicleur de bouché, ou une fuite
Aymarld- mais l'odeur de chaud...
T- la jauge de température était normale et aucun voyant ne s'est allumé
En ouvrant le capot il constata qu'il avait été douché d'huile par dessous, qu'il y en avait sur tout un côté. Le filtre à huile s'était déboité. Heurté en remontant le moteur? Possible, mais pourtant ça avait marché parfaitement la veille. Exploration à vélo jusqu'à une station service pour trouver un filtre à huile de même modèle et trois bidons de deux litres d'huile. Remis en place à la clef à sangle (par chance, il y en avait une depuis très longtemps au fond de la caisse à outils. Thierry ne s'en était encore jamais servi). Niveau d'huile. Remise en route: tout semblait normal. Reprise du trajet, puis nouveau bruit de jet sous pression. Thierry n'attendit pas et mis la voiture sur la bande d'arrêt, regarda: le nouveau filtre à huile s'était en partie déchaussé. C'était une embolie du circuit d'huile interne du moteur. Ce n'était pas réparable sur place. Chercher une nouvelle casse, avec un autre moteur? Et si c'était une tare génétique du 1588cm3 VW-Audi? A la casse où il l'avait acheté, Thierry en avait vu plusieurs qui avaient un bout de bielle sorti par un trou du carter, pile au même endroit. Or la cause classique de bielle coulée, c'était une mauvaise circulation d'huile dans les coussinets (manque d'huile, pompe défectueuse ou obstruction quelque part). L'éjection du filtre montrait que la pompe fournissait une pression élevée, mais qu'en aval du filtre ça ne passait pas. Ou que le régulateur de pression de la pompe était HS.
Ils étaient fatigués. Ils savaient qu'ils n'arriveraient pas en Suède avec leur grosse Allemande malade. Alors Thierry relut le contrat d'assurance qui lui confirma que c'était un cas où l'assurance rappatriement s'appliquait. Sans raconter qu'ils avaient changé le moteur, ce qui n'était pas malhonnête puisqu'il aurait pu faire appel à ce service après la défaillance du premier, l'éloignement étant suffisant. Retour en Bretagne (en train. La voiture suivrait plus tard, avec le matériel de camping et les bagages de faible valeur par rapport à leur volume), le moral à zéro. Deux moteurs foutus, et pas de Suède cette année. En fait l'assureur aurait mieux fait de verser un dédommagement forfaitaire pour abandonner l'Audi 100, son rappatriement coûtant plus que ce qu'elle pouvait encore valoir moteur HS. Car après la première fuite d'huile et les vingt minutes de roulage à 120 km/h sans huile (ou avec pas assez d'huile) qui s'en étaient suivis, il était certainement irrécupérable, même s'il n'avait pas encore coulé de bielle. Le contacteur de pression d'huile était défectueux, car rien ne s'était allumé. Si Thierry avait oublié de le rebrancher, il serait resté allumé tout le temps, au contraire.
Il tuèrent le temps dans les divers trains en jouant aux échecs (avec le petit jeu aimanté d'Aymrald et la pendulette) et au wist et même aux Mille Bornes (emmené en Suède en pensant que les Suédoises ne connaissaient pas. Ils avaient aussi un jeu de boules), en s'obligeant à faire tous les commentaires en suédois, puisqu'ils n'auraient pas l'occasion de pratiquer pour de vrai cette année.
Ce fut au changement à Aachen qu'ils se retrouvèrent dans un compartiment (la SNCB en avait encore: c'était plus agréable que les intérieurs "autocar" des Corail ou du TGV) où l'une des filles blondes (en Allemagne et en Belgique ce n'était pas rare) qui s'installa aussi leur adressa la parole par curiosité en suédois quand elle les entendit commenter le wist et les Mille Bornes dans cette langue. Elle s'appelait Lotte (heureusement elle ne ressemblait pas à son prénom) et allait en vacances en Espagne en train.
Aymrald- si nous n'allons pas à la Suède, la Suède vient à nous [en français]
Thierry- [en suédois comme la suite] nous voulions aller en Suède, mais notre voiture est tombée en panne.
Lotte- ah, les voitures françaises...
Aymrald- voitures allemandes!
L'honneur national était sauf.
Thierry- Audi 100, moteur "kaputt" [ce n'était peut-être pas le terme suédois, mais il pouvait être international]
Aymarld sortit son camescope et repassa à Lotte les prises de vue du bout de bielle à travers le bloc qui remuait quand on actionnait le démarreur, de l'opération de transplantation de moteur, puis (en faisant des accélérés) du paysage autoroutier allemand filmé depuis "la place du mort", puis de la fuite d'huile (avec le second filtre).
Ils furent ainsi en compagnie suédoise jusqu'à Paris (preuve conservée au camescope, pour les copains sceptiques de l'année prochaine), où hélas ils ne prirent pas le même train qu'elle.
Ainsi cet été 1994 (où il avait enfin passé son permis) Aymrald avait été privé de voyage en Suède, mais avait voyagé en train avec une véritable Suédoise (bon, d'accord, plutôt ronde, mais très, très suédoise tout de même. Abus de petits pains grillés croustillants?) puis (en tant que Stéphane) découvert qu'il avait peut-être (voire probablement...) un père finlandais. D'où l'apprentissage du finnois, aussi difficile que le suédois avait été facile. Objectif pour l'année suivante: réussir à se procurer une voiture et aller là-bas "pour voir comment c'était".
Outre les vacances ordinaires en famille et en bord de mer, Stéphane (puisqu'Aymrald c'était pour les études) avait commencé, en août 1994, à apprendre le suédois. Il n'était pas vraiment intelligent, mais quand il apprenait quelque chose il le faisait sérieusement, sans laisser tomber (sauf échec manifeste) et comme il n'était pas stupide non plus, qu'il s'y prenait calmement et qu'il avait de la mémoire, ça rentrait. Les déclinaisons allaient longtemps continuer à lui poser des problèmes, et le finnois avait comme gros défaut de se s'arrimer à aucune langue qu'il connût (même pas le russe).
Pas vraiment intelligent et qui n'aurait probablement pas pu entrer dans une école d'ingénieurs s'il n'était pas passé par le système Kermanac'h (qui adaptait matière par matière au niveau atteint, sans faire bouchonner les rapides ni larguer les lents) ou si une puberté moins calme avait restreint ses capacités d'apprentissage et de réutilisation. De même, il n'aurait pas pu se maintenir à niveau à Centrale Dinard si l'école Kermanac'h n'avait pas préformé ses élèves à ces nouvelles matières bien avant le concours. Ceci en partie pour obtenir les "ingénieurs maison sans diplômes" que l'usine Kermanac'h recrutait directement, leur offrant ainsi l'impensable: du vrai travail qualifié avec vrai salaire à un âge ou pratiquement personne ne pouvait en espérer: 18, 17, voire 16 ans. Ces préapprentissages bénéficiaient aussi à ceux qui allaient faire un parcours plus classique d'élève-ingénieur, comme "Aymrald": il n'étaient pas pris au dépourvu par ces nouvelles matières, que l'école d'ingénieur ne leur demandait que d'approfondir, et non d'avaler toutes entières ex-nihilo, et toutes en même temps, en plus. Le très mauvais rendement du système scolaire français venait en grande partie de l'entrelacement des cours, au lieu de "séminaires" intensifs d'une seule matière, puis d'une autre, évitant toute la déconcentration et la saturation mémorielle dûe au "zapping" incessant de l'enseignement "tout mélangé", y compris (et même encore plus) dans les études supérieures.
Les fondateurs de Centrale Dinard pensaient de même et avaient évité d'enseigner plus de deux matières par semaine aux mêmes élèves (d'autres sous-groupes en suivaient d'autres pendant ce temps): une matière des matins, en continu, et une matière des après-midi. Aucune autre pendant une, parfois deux semaines. Ceci permettait une "immersion durable" et des scéances de complément pour ceux qui avaient un peu raté le train. De telles scéances n'auraient pas pu être organisées dans le "gloupi-boulga" pratiqué par beaucoup d'autres "grandes écoles".
Ceci avait un effet secondaire: le système "séminaires" de Kermanac'h puis de Centrale Dinard diminuait l'avantage scolaire des filles sur les garçons, celles-ci supportant mieux qu'eux le zapping tout en étant moins aptes à faire le "sous-marin en mission" à l'intérieur d'une seule discipline. En moyenne: il existait des exceptions à ces tendances dans les deux sexes, mais globablement on constatait cet effet. Un choix légitime compte tenu du fait qu'il avait encore statistiquement peu de filles dans ces écoles: on devait privilégier la majorité des élèves (garçons) donc limiter le plus possible le "zapping". De plus, selon les fondateurs de l'école, les filles faisant ce genre d'école fonctionnaient mentalement plus "comme des garçons" que les filles en général, donc nombre d'entre elles pouvaient faire de l'immersion durable monodiscipline.
Enfin dans une vraie entreprise, on ne passait pas plusieurs fois par jour par des demandes de compétences n'ayant aucun rapport les unes avec les autres. Souvent, même, on n'utilisait pendant des années qu'une ou deux des matières enseignées dans une école d'ingénieurs.
Stéphane ne s'était jamais pris pour un "surdoué", contrairement à ce que disaient de lui nombre de membres de sa famille et connaissance extra-familiales. Il disait que l'école Kermanac'h lui avait fait gagner ces trois ans, et que ça aurait marché avec n'importe qui respectant les règles, voire bien plus puisque certains y gagnaient cinq, voire six ans. "Je ne suis ni intelligent ni idiot: on m'a mis dans un système qui fonctionne mieux que l'officiel, c'est tout". Et (une fois entré à Centrale Dinard) d'ajouter parfois "l'école publique est conçue pour parquer les élèves le plus longtemps possible en leur en apprenant le moins possible, de façon à rapporter le plus possible aux profs. D'ailleurs dans les négociations, on écoute toujours les profs, parfois les parents d'élèves, mais jamais, alors là, absolument jamais les élèves: pour les profs, les élèves, ce n'est que du bétail, ça ne pense pas, parce que l'école ne leur apprend qu'à s'ennuyer en attendant la fin des cours. On n'y cultive que des légumes dont les maraîchers sont grassement subventionnés par vos impôts".
C'était ce qu'il avait dit sur une radio locale qui l'avait invité par curiosité... et parce que parmi d'autres dans son cas, "voire plus", il avait un physique agréable. En oubliant qu'à la radio, personne ne le verrait. Ou justement pour ça: personne ne saurait que l'animatrice avait choisi Aymrald à vue...
D'où plus tard dans la libre antenne: "ce petit aristo qui traite les professeurs de l'enseignement public de maraîchers subventionnés". Aristo parce que l'auditeur (certainement un prof de l'Education National) avait dû entendre "Aymrald d'Ambert", en plus de savoir qu'il était passé par une école privée et qu'il parlait avec une certaine aisance (car ces phrases, il les avait déjà sorties dans sa famille donc n'avait pas eu à les improviser) et sans faute de français, les imparfaits du subjonctif étant là où la grammaire les demandait mais où l'usage oral les escamotait souvent. Le ton n'était pas snob, mais pour cette catégorie d'auditeurs le propos l'était.
C'était aussi pour ça qu'il avait été choisi pour "amorcer" le débat (entre auditeurs, après l'émission, et comme feuilleton du soir sur plusieurs jours) qui allait ensuite faire monter l'audiance. Quelqu'un avait cité la Finlande comme modèle de rendement résultats/coûts, contrairement à la France, d'autres avaient dit qu'il faudrait fermer toutes les facs "qui ne préparent qu'à être fonctionnaire ou chômeur", etc.
Aymrald avait donc eu son quart d'heure de célébrité radiophonique, voire plus que ça car ce qu'il avait dit avait été repris par des auditeurs, comme "contrairement à ce que disait le planteur de choux-fleurs précédent...".
Stéphane en se renseignant sur la Finlande avait appris que ce pays dépensait trois fois moins par élève que la France tout en étant en tête des comparaisons européennes de capacités des élèves, tandis que la France était loin derrière la moyenne.
Le système scolaire finlandais ne ressemblait pas au système Kermanac'h qui, lui, jetait systématiquement tous les "élèves pouvant causer des problèmes" d'où des performances supérieures, y compris pour des élèves intrinsèquement médiocres mais prêts à jouer le jeu, comme ça avait été le cas pour Stéphane.
Il fut réinvité sur cette radio (ce n'était qu'à 9km de chez lui) à l'occasion de la rentrée scolaire (un peu avant Centrale Dinard: les écoles d'ingénieurs rentraient bien plus tôt que les "fac" mais tout de même après l'enseignement "avant bac") où l'une des animatrices rôda avec lui ce qu'allaient probablement dire les autres invités et ce qu'il pensait leurs répondre. Aymrald supposait que les autres aussi avaient droit à ce petit entraînement préalable, pour éviter trop d'hésitations dans les réponses et faire en sorte que ça "tourne bien", à l'oreille, pour l'auditeur.
C'était un nouveau débat où les micros étaient coupés par des pendulettes (comme aux échecs) et où interrompre son interlocuteur coûtait 30 secondes d'un coup, ce qui pénalisait les impolis en les éliminant les premiers. Le système était prévu pour jusqu'à huit "joueurs" (ce jour-là, il y en avait quatre, les trois autres étant un élève de fac ayant suivi le système classique, un jeune des Télécoms de Brest qui avait fait une grande partie de sa scolarité en Allemagne et un quatrième qui avait appris entièrement chez lui par ses parents puis par cours sur ordinateur), avec priorité, quand le locuteur en cours "rendait la parole" (en cliquant son bouton) à celui des autres ayant "réservé" une intervention (sans interrompre) qui avait le moins consommé de temps de parole jusqu'alors. Il était donc impossible de "harceller" son interlocuteur sans se retrouver hors jeu: comme ça coupait le micro et qu'ils étaient aux quatre coins d'une assez grande table, toute possibilité d'intervention cessait.
Ce qui lui vallut une micro-célébrité à l'école (après celle, involontaire et concernant surtout Thierry, des deux moteurs cassés sans même atteindre le Danemark) puisqu'il avait "causé dans le poste", et pas juste comme auditeur "pris à l'antenne au téléphone": comme invité "de plateau".
- on t'as déjà dit que tu avais un physique à faire de la radio?
"Vu à la radio", mentionnait contre son image un label fluo à l'impression du trombinoscope (en couleurs) de Centrale Dinard, édité une fois collectées (ou refaites à l'école en numérique, s'ils préféraient: les photos d'identité classiques faisaient souvent "identité judiciaire") toutes les images des élèves. Un autre élève (d'allure anonyme) était marqué "vu à la télé" car il avait participé à un jeu télévisé (où il n'avait gagné que 500 francs, mais "l'important était de participer").
Aymrald fut aussi cité comme le copilote du voyage en Suède le plus raté: "et la cuillère de bois revient à une Audi 100, pilote Thierry Lehanneur, coplilote Aymrald Dambert: deux moteurs cassés sans réussir à atteindre le Danemark". Les voyages en Suède étaient passés sur la régie vidéo du foyer (à partir des vidéo prises par leurs auteurs, ou d'un diaporama pour ceux qui n'avaient pris que des photos), suite à quoi le public votait. Les voyages entrepris par des transports publics (train ou avion) n'étaient pas pris en compte. Le plus coté eût été de le faire en bateau (personnel ou familial), depuis la côte bretonne, mais personne ne l'avait encore fait. Ou en vélo (non plus). Le premier pris revint à l'équipage francilien (92) d'un break Ami-8 qui avait réussi à aller jusqu'au Cap Nord (ce qu'il n'était pas le seul à avoir fait) et surtout à revenir avec une Suédoise à bord.
Malgré ça, Aymrald n'était pas une des "célébrités" de l'école, tout en n'étant pas un "anonyme du troupeau" non plus: il était simplement plus connu que la moyenne des élèves. Sa jeunesse, son origine "Kermanac'h", son apparence et son prénom ne pouvaient pas en faire un "anonyme du troupeau", donc "Vu à la radio" n'avait pas dû ajouter grand chose.
Son caractère "sans histoires" (tout en n'étant pas banal, justement parce que stable), ses performances scolaires banales (ni plus, ni moins) et sa taille modeste (sans être un des "nains de jardin") en faisaient quelqu'un de "sans importance", à défaut d'être anonyme. Une situation qui simplifiait la vie sauf si on avait des ambitions de "leader", or Aymrald se contentait fort bien de faire partie du public et d'observer les autres avec curiosité et parfois amusement intérieur, quand les préoccupations scolaires lui laissaient le temps d'y penser.
C'était depuis l'histoire d'Eetu qu'il avait commencé à observer un peu les gens, avec comme idée "celui-là, avec quoi ont-ils pu le fabriquer"? Souvent, il n'y avait aucun mystère: des "modèles de grande série", par exemple Thierry qui avait dû être fabriqué à des millions d'exemplaires dont un seul avait cassé deux moteurs d'Audi 100 en tentant d'aller en Suède. Il y avait aussi des curiosités, et pas que par exostisme: il y avait surtout des "bizarreries" auxquelles leurs propriétaires aurait certainement préférer échapper.
L'Audi 100 était toujours là: durant l'été (profitant des accidents de la route alimentant les casses?) Thierry avait trouvé un troisième moteur, qui semblait fonctionner correctement (pour le moment). Il provenait d'une Audi 80 et lui avait coûté 1800F, cette marchandise étant plus rare ici qu'outre-Rhin, en échange de quoi il y avait trois mois de garantie (mais la garantie d'un casseur... il pourrait toujours dire que c'était à cause de l'huile, ou que l'on avait mal monté un nouveau filtre, etc). Ceci fait, il n'avait pas eu les moyens de refaire une tentative de voyage en août, ce serait donc pour l'été prochain... mais après le stage de deuxième année qui incorporait juillet, août étant optionnel: un stage de trois mois rapportait plus mais les entreprises n'en proposaient pas toutes aux élèves de deuxième année.
Thierry n'était pas le seul copain qu'il avait à l'école: lui, c'était le copain pour la mécanique. Bien que n'ayant pas de voiture Aymrald donnait de temps à autre un coup de main au garage à ceux qu'il connaissait, histoire d'apprendre sur le tas pour quand il en aurait une. La plupart des voitures avaient 8 à 15 ans, quelques unes en avaient plus de vingt, et seuls les "fils à papa" roulaient dans des occasions plus récentes, voire du neuf. Aymrald était d'une famille plus aisée que la médiane française mais pas que la médiane de l'école. De la "petite bourgeoisie", la sécurité de l'emploi en plus. La hausse très forte des primes d'assurance, avec surtaxe pour jeunes conducteurs et l'extermination des voitures "pour étudiants" par les primes à la casse (qui avaient surtout profité aux importateurs: payer pour détruire de l'emploi...) expliquaient que les jeunes des années 90 aient bien moins accès à l'automobile que ceux des années 80. Le pouvoir d'achat automobile avait fortement chuté en dix ans, au point que seulement 20% des élèves de première année en avait une. D'où un covoiturage intensif, les week-ends, chez les "délocalisés", le train étant très cher lui aussi (même avec la réduction "étudiant"): les tarifs de la SCNF avaient augmenté beaucoup plus vite que le coût de la vie, et plus encore que les finances des élèves. Le seul budget transport d'Aymrald était l'assurance de sa "désobligeante", qu'il rechargeait à la maison ou à Centrale: l'autonomie d'environ 200 km suffisait pour quatre aller-retours, sauf autre utilisation entretemps.
Il pédalait pendant une partie du trajet, moins pour économiser de l'électricité que pour faire un peu d'exercice. Il y avait une économie d'énergie car le système gérant les moteurs pour équilibrer le couple reçu par les roues en fonction de la direction mettait moins de puissance sur la roue arrière gauche si Aymrald lui en fournissait, d'où les cinq vitesses épicycloïdales bien espacées pour ne pas être obligés de mouliner excessivement pour fournir du couple à 45 km/h. En roulant un peu moins vite, cet appoint aurait suffit à permettre les cinq aller-retour de la semaine sans recharge.
Aymrald n'avait donc pas de besoin réel d'une voiture... sauf pour voyager, car la Trielec n'aurait pu atteindre la Finlande qu'à l'huile de genoux, donc bien moins vite qu'un vélo, vu le poids. De plus si le troisième moteur de l'Audi 100 de Thierry s'avérait fiable, celui-ci acceptait peut-être d'aller en Finlande, après la Suède, si Aymrald prenait la totalité du carburant supplémentaire à sa charge, au lieu de la moitié pour le trajet en Suède.
Tant par l'influence de la photo d'Eetu que pour voir s'il ferait plus "Aymrald d'Ambert" ainsi, Aymrald n'était pas revenu à sa coiffure lycéenne (celle de "Stéphane"), mèches devant les yeux: il avait profité du changement de contexte, à Centrale Dinard, pour expérimenter plus long, peigné en arrière. Ca le rendait effectivement moins enfantin mais le personnage "d'Ambert" ainsi obtenu était-il crédible? Le mètre 80 serait probablement franchi avant l'été prochain, et puis si ça "ne le faisait pas" il reviendrait au style "Stéphane". Aymrald avait trouvé à la déchetterie des vêtements plus chic (et propres: les gens jetaient vraiment n'importe quoi) et plus "Aymarld d'Ambert", en particulier un imperméable gris sombre à rabats "britanniques".
La déchetterie était une découverte pour Aymrald, mais pas pour Stéphanie et Jean-Yves, deux autres élèves de son année, qui y allaient deux fois par jour depuis l'année dernière: dès la fin des cours du matin, et l'après-midi un peu plus tard, à la fermeture de la déchetterie. Stéphanie prospectait nippes et frippes: c'était elle qui avait conseillé à Aymrald d'essayer l'imper pour voir s'il lui allait. Jean-Yves "étrippait" toutes les épaves de télévisions, radio-K7, chaînes stéréo, aspirateurs (à condition qu'ils aient un variateur de puissance à triac) parfois magnétoscopes (on n'en jetait pas encore beaucoup en 1994, sauf vraiment morts: l'enregistreur de DVD n'existait pas encore) pour le "club tronique" où un groupe de vautours armés de pinces et de fers à souder, voire de fer-pompe à dessouder (le club n'en possédait hélas qu'un seul) extirpaient dans des effluves d'étain-plomb et "flux" de soudure des circuits imprimés les condensateurs (facile), les potentiomètres (assez facile), les résistances (pas toujours faciles quand "ventre à terre"), les grosses diodes (faciles), les petites (même problème que pour les résistances "ventre à terre"), les relais (difficile car beaucoup de pattes, et des pattes fragiles), et les puces: les 74xxx et les CD40xx, surtout, ainsi que le TDA15xx, 20xx et autres amplis audio assez facilement réutilisables mais qu'il fallait déssouder avec précaution, en glissant un tournevis plat et très fin dessous tout en passant le fer sur les deux rangées de pattes. Ca demandait de l'entraînement pour n'arracher aucune patte et ne pas surchauffer le composant. Il y avait aussi les photocoupleurs, à fouches ou monoblocs (quatre ou six pattes), les phototriacs (les mêmes mais en blanc, conventionnellement), les triacs (qui ressemblaient à première vue aux thyristors, gros transistors et régulateurs de tension), les diodes électroluminescentes, les afficheurs à segments (dessoudage difficile), et, parmi les éléments les plus prisés, les blocs récepteurs infrarouges, allant du petit monobloc plastique debout au grand machin long (parpaing ou cylindre) métallique en passant pas les "apéricubes". Composants très utiles comme détecteurs d'obstacles bon marché pour la robotique.
D'autres faisaient une razia de vis, boulons, cornières, pattes perforées, pignons, roues et chaînes de vélos, cardans de manivelles de stores et autres pour les bricolages en tous genres, ainsi que des tubes en acier pour les structures.
Aymrald y allait de temps en temps, en Trielec, pour voir "si opportunité", mais pas assidûement. Stéphanie et Jean-Yves prospectaient avec un "pick-up" à pédales fabriqué à l'école: biplace côte à côte, deux roues arrière de petit diamètre (400) entraînées chacune par un des personnages, autour d'un vaste plateau fait de tiges en fibres de verre (origine: matériel de camping) et de grillage en plastique semi-ridide (ostréïculture) pour gain de poids, l'avant étant une fourche inclinée façon "shopper" reliée par bielle à un volant situé classiquement à gauche. Les transmissions étaient indirectes, pour ne pas avoir besoin du pédalier-vilebrequin Kermanac'h (coûteux et absent de la déchetterie) et permettre des roues plus petites: le pédalier classique (un chacun) actionnait un groupe de pignons encastré sur un arbre de 30mm terminé à l'autre bout (vers l'extérieur du véhicule) par un plateau à 38 dents, les deux bouts du tube dans des roulements "industriels" disponibles à l'école, plateau à 38 dents d'où repartait une chaîne aboutissant aux 20 dents de la roue arrière de 400 correspondante. Ceci simulait l'entraînement direct d'une roue de 760mm, ce qui était bien assez. La transmission primaire était classiquement à triple plateaux, avec 18 vitesses. Il n'y avait pas de vitesses dans la transmission secondaire.
Certes, ce relai (deux chaînes) gâchait un peu d'énergie, mais la tension excessive induite par une chaîne faisant toute la longueur d'un coup (tension pour éviter que le brin retour ne traîne au sol) en aurait consommé aussi. De plus cela permettait d'utiliser de petites roues, alors que les groupes de plateaux et "cassettes" arrière disponibles en déchetterie auraient exigé des roues plus grande, en direct, pour ne pas avoir à mouliner sur le plat.
Ca marchait bien et le rendement était un peu meilleur qu'un vélo + une remorque, car il y avait une roue de moins et en même temps une roue motrice de plus. La formule vélo+remorque (fabriqué à l'école) ou triporteur (Kermanac'h ou bricolé à partir d'épaves de VTT/VTC classiques de la déchetterie) était utilisé par d'autres prospecteurs de la déchetterie, ainsi que de vraies voitures et une autre des Trielec de l'école. On ne pouvait pas transporter d'objets volumineux ou longs dans la Trielec, et ce modèle n'avait pas d'ancrage pour une galerie. Quant au remorquage, il était possible puisque permis pour les cyclomoteurs, mais la remorque devait répondre à plus de normes que celle pour un vélo. Jérôme, l'autre prospecteur en Trielec, avait réalisé une remorque "plateau" acceptée par son assureur (sur photos détaillées et decriptif technique) pour la Trielec moyennant une limitation à 30 km/h (comme certaines remorques agricoles).
Il arrivait à Jean-Yves et Stéphanie de ramener plus de 200kg de matériel (ce qui était plus facile à deux que seul) à l'école, malgré les montées et descentes alternées du trajet. Quand ça ne suffisait pas, Jean-Yves adaptait une remorque plate qui pouvait porter dix fois ses 9kg de poids à vide, ceci surtout pour les objets longs, par exemple les mâts de planche à voile ou de dériveurs. Jean-Yves était un "modèle de grande série" personnalisé par une coiffure plutôt manga (prévoir un bon budget gel) et des lunettes (de myopie moyenne) à verres fumés anguleux et de faible hauteur. Stéphanie était une rouquine à natte, petites lunettes rondes, bonnes joues, morphologie au dessus de son poids (ce que des vêtements flous ne suffisaient pas à cacher), qui espérait probablement en perdre une partie au cours de ces transports à énergie humaine. La myopie était plus répandue (75% des élèves-ingénieurs) que l'embonpoint (environ 30%). Un "modèle de série" était donc myope mais pas grassouillet.
La gestion de la déchetterie tolérait ces prospections par les élèves de Centrale Dinard car d'une part, ce qu'ils prenaient avait peu ou pas de valeur, voire une valeur négative (coût pour l'exploitant) comme tout ce qui allait à l'enfouissement sans pouvoir être revendu (l'électronique, entre autres), d'autre part parce que cela avait pour effet de réorienter les nomades vers d'autres déchetteries, sauf l'été quand l'école était fermée où ils revenaient en masse vider une grande partie de la benne "ferraille". Il n'y avait pas eu de problème, en partie grâce au système de vidéosurveillance (à partir d'anciennes caméras bancaires et de magnétoscopes rafisolés) situé en haut des lampadaires, permettant désormais à la direction de la déchetterie de savoir qui forcerait les portails. Car contrairement aux élèves de l'école qui se contentaient de passer par dessus, accrobatiquement ou avec des échelles pliantes en fibre de verre, certains commandos de nomades (pas si nomades que ça, puisque c'étaient toujours les mêmes) n'hésitaient pas, l'été, à couper les chaînes de verrouillage qui avaient été mises pour remplacer les canons de serrure éjectés au burin antérieurement, pour pouvoir charger directement leurs camionnettes sans tout devoir transporter manuellement jusque par dessus les portails. Ce système de surveillance protégeait aussi les gardiens et les visiteurs "inoffensifs", tout en permettant à la municipalité de noter les véhicules stationnés à proximité, "au cas où". En 1994, il n'y avait pas encore de crise internationale des métaux, donc ces effractions n'étaient pas fréquentes, tout en étant gênantes et coûteuses pour l'exploitant.
L'année antérieure à l'entrée d'Aymarld à Centrale Dinard, trois élèves qui y prospectaient avaient trouvé une jambe humaine dans un gros tube en PVC que l'un d'eux voulait récupérer pour fabriquer des aubes d'éolienne "tambour" en le découpant en trois tiers de tour. La gendarmerie était venue, avait fouillé toute la benne et trouvé d'autres restes humains, mais pas un corps complet. Le meutrier les écoulait probablement "au fil des bennes" et ne fut pas découvert, mais grâce à la trace d'une intervention phlébologique dans la jambe retrouvée, on identifia la victime: une orthodontiste des environs.
Cela pouvait aussi expliquer la bienveillance de la déchetterie (et de la municipalité) à l'égard des jeunes prospecteurs-récupérateurs: leur présence et leur fouille souvent profonde des bennes (sauf gravats, car sans intérêts et trop lourds) dissuadait l'utilsation de ces bennes comme moyen de se débarrasser d'un cadavre ou de chose illégales.
Aymrald avait récupéré une vingtaines de palmes (dont quelques célibataires) destinées au projet d'engin nautique à propulsion humaine auquel il participait, avec trois autres bricoleurs: étudier la propulsion par palmes maniées mécaniquement (donc plus efficacement que par des pieds humains, en raison des limitations "pas pratiques" des articulations de la jambe) par des bras à double articulation entraînés hydrauliquement (verrins) à partir d'une pression motrice fournie par pédalage par les trois pilotes (en tridem) de l'engin. Structure catamaran (découpe et re-plastification de planches à voiles de la déchetterie pour obtenir (mis sur la tranche) deux flotteurs fins et pas trop hauts), queues à palmes agissant symétriquement (sauf en virage) à l'arrière de chaque flotteur.
Pour les vitesses pouvant être atteintes à l'énergie humaine, le rendement était certainement meilleur qu'une hélice, mais serait-il meilleur qu'une roue à aubes à enfoncement constant (contrairement à celle d'un pédalo) et aubes à verticalité constante évitant d'enfoncer de l'eau à l'avant et d'en soulever à l'arrière comme le faisait bêtement une roue à aubes fixes. Un dispositif fragile mais qui, une fois fiabilisé, avait obtenu de bons résultats l'année précédente.
L'équipe de Ronan (le plus bricoleur du groupe auquel participait Aymrald) était en concurrence avec plusieurs autres, dont le projet "anguille" (auquel travaillait Thierry, entre autres), où toute la tongueur des flotteurs ondulait sous l'implusion de quatre "pompeurs" agissant transversalement sur les articulations de la structure avec leur jambes (mais les deux pieds en même temps, ce qui était moins naturel qu'un pédalage). La surface motrice immergée était plus importante que juste de longs bras palmés à l'arrière, mais l'ergonomie du système n'était pas évidente pour ceux chargés de l'actionner. La transmission hydraulique de l'engin de Ronan introduisait des pertes de rendement par rapport à déformer directement une structure avec les pieds, mais tel qu'était conçu le système il n'y avait pas de solution directe.
Ronan, qui venait de Brest (où il n'avait pas eu les "Télécoms de Brest") était un personnage grand, solide (voire un peu lourd sans être gros), châtain moyen flou et épais, yeux d'un gris-vert-bleu océanique, qui savait répartir efficacement les tâches dans un projet. Aymrald n'aurait pas revendiqué cette fonction, alors que la tâche que lui avait confié Ronan, la mise au point et l'étanchéïté des articulations motrices (mais pas l'hydraulique: Ronan s'en occupait directement) était presque à sa portée. Presque, donc demandant un effort intellectuel et du temps passé à faire des essais et des vérifications, mais c'était faisable. Il faisait les essais de résistance en bassin avec divers modèles de palmes, en compagnie de Gilles (issu du 92: Rueil-Malmaison), variante de Thierry mais en plus grand, plus plus fin, un peu moins myope (à en juger par l'épaisseur des verres) aux dents plus "rongeur" et un peu moins persévérant en mécanique, qui s'occupait de la mécanique des fluides: calculer les turbulences réelles autour des palmes étant peu réaliste, il faisait les mesures de rendement des structures motrices testés en résistance, étanchéïté et rendement articulaire (énergie perdue au pliage/dépliage, indépendamment de celle perdue dans l'eau). Gilles étant entré en 5/2 après avoir redoublé une fois en quatrième avait cinq ans de plus qu'Aymrald (qui avait trois ans d'avance). Ronan, lui, était "pile à l'heure" (entrée en 3/2, sans redoublement antérieur). Le quatrième membre du projet, Ludovic (Le Perreux sur Marne, dans le 94), était plus petit, plus méditerranéen, plus rond et moins sérieux (quoique travaillant correctement au projet) qu'un "modèle de grande série" de l'école. Il était chargé d'optimiser les coques, ainsi que les traverses les liant à l'étage "pédalage hydrostatique" qui était l'oeuvre de Ronan ainsi que la programmation des microcontrôleurs declenchant l'action de chaque verrin (via une électrovanne) en fonction de la vitesse par rapport à l'eau, programmation qui dépendait donc des essais réalisés par Gilles. L'engin devant être autonome énergétiquement, l'un au moins des trois pédaleurs devait entraîner un générateur en plus de sa pompe hydrostatique.
Tout ceci était consigné dans les ordinateurs, y compris les solutions testées mais non retenues, le rapport devant être le plus complet et "instrumenté" possible. L'équipe n'avait pas besoin de gagner la course pour avoir une bonne note: il suffisait de démontrer que l'étude et les essais réels avaient été menés presque "professionnellement". Aymrald étant venu à bout de son étude fut chargé d'étudier les torsions parasistes dans la "structure de pédalage", ceci ne concernant pas directement ce dont s'occupait Ronan mais pouvant causer des problèmes (ruptures de soudures, en particulier) si on ne procédait pas à des mesures sérieuses. Les soudures détestaient les efforts alternées, car elles rendaient le métal cassant autour d'elles. Le simple fait de souder (à moins de tout recuire au four à haute température, installation que l'école n'avait pas) créait des rutpures cristallographiques dans la zone soumise à ce choc thermique, ce qui expliquait sa fragilité, en particulier au phénomène de "fatigue" métallurgique. Des soudures bien propres, faites au "MIG" (et pas à l'électrode du bricoleur du dimanche), une structure en acier, et non en aluminium car l'aluminium se déchirait trop vite sous les efforts alternés. On pouvait souder correctement ce métal au MIG, mais il ne convenait qu'aux parties plus calmes de la structure, en particulier les traverses liant les deux flotteurs. La structure pédalante était boulonnée dessus, avec de grosses rondelles. Certes, pour une réalisation durable on n'aurait pas panaché ainsi acier et aluminium "brut de boulonnage", surtout en présence d'eau de mer, mais la corrosion ne serait pas le problème de cet engin, vu sa durée d'utilisation les nombreuses modificiations que lui apporteraient certainement ceux qui repartiraient l'année suivante de ce prototype pour l'améliorer.
Le modèle à roue à aubes à verticalité constante et enfoncement adapté à la houle faisait l'objet de diverses améliorations (en particulier des coques et de la transmission) cette année par une troisième équipe.
Outre les trois engins de Centrale Dinard (les deux nouveaux et l'ancien modifié) il y aurait des participants de lycées techniques et même une équipe anglaise venue de Cambridge avec un prototype à rames (comme on pouvait l'attendre de cette école) mais mûes collectivement (chacun n'avait à viser que l'enfoncement de son aviron, et non le rythme de déplacement longitudinal) par les pieds, et avec pelles constament perpendiculaires à la coque (même problème que pour les aubes de roue, mais avec un angle moins important à rattrapper), grâce à une tringlerie complémentaire à parallélogramme pour garantir cela. Quatre rames de chaque côté, sur une coque plus haute sur l'eau que celles utilisées sur la Tamise, car ici il s'agissait d'un skif de mer, et un mécanisme conservant l'élégance générale de ce type d'engin. Son handicap principal pourrait être la maniabilité, car le parcours comportait plusieurs "trois quart de tour" autour de bouées, enroulées à chaque coin du parcours rectanculaire de la course. Parcours rectangulaire pour mettre chaque engin dans quatre situations de houle et de vent différentes.
Les engin "godillant" (bras arrière longs palmés, ou flotteurs "anguilles") avaient comme avantage de conserver le même rendement même s'ils s'enfonçaient plus, et tant que les surfaces actives ne sortaient pas de l'eau, mais induisait plus de frottements hydrodynamiques que ceux ne mettant à l'eau que les éléments en train de les faire avancer: aubes de roue ou rames, qui les unes comme les autres faisaient le retour en l'air. En échange de quoi ces dispositifs étaient très sensible à l'enfoncement, d'où la mise au point de capteurs de houle et d'asservissements électroniques pour y remédier. Sur mer d'huile, pas de problème, mais elle était rare en Bretagne Nord.
On trouvait aussi des prototypes à hélice(s), souvent double hélice contra-rotative (des essais faits jadis par Volvo pour ses moteurs hors bord ayant montré l'intérêt du procédé, mais cela restait-il vrai avec des hélices plus grandes et plus lentes?), à pales orientables ou non, d'autres types de roues à aubes, de "rames-nageoires", de queue motrice: à plat, façon cétacé, au lieu du procédé transversal (façon poisson) de l'équipe de Ronan.
Le concours aurait lieu en mai, les éleves de seconde année ayant leur stage en juin et juillet. L'eau serait donc encore fraîche: ce n'était pas la Bretagne sud.
L'autre paramètre était l'hypersustentation des coques: les vitesses expérées (et celles déjà atteintes par quelques prototypes très légers à hélice) rendait ce système rentable (semi-hydroptère) si on le pilotait avec une grande précision, donc informatiquement: la stabilisation d'assiette devait être dynamique. Deux des vaisseau de Centrale Dinard allaient utiliser la même technologie: le modèle à aubes l'avait déjà testée avec succès l'an dernier, celui à queues godillante s'en inspirait (il n'y avait pas de "brevets", tout projet d'études étant domaine public). Il s'agissait de portances toutes positives, contrairement aux systèmes hydroptères passifs, inspirés des avions. Or dans l'aéronautique aussi, on savait depuis longtemps que le système à portance principale positive équilibré par une portance complémentaire négative (la queue de l'avion) payait ses propriétés auto-stabilisantes par une perte de portance donc de la traîne supplémentaire. Des prototypes à portance uniquement positive avaient été construits, mais étant intrinsèquement instables ils décrochaient (cabré ou piqué) à la moindre petite irrégularité de règlage (donc la moindre turbulence de l'air ambiant) avec une brutalité qu'aucun pilote humain ne pouvait compenser. Seul l'informatique pouvait réagir plus vite, et différentiellement sur plus de commandes, que le phénomène à combattre. Dans l'eau, le même problème existait: avec une lame porteuse à chaque bout, l'hydroptère piquait du nez ou se retournait en arrière en sortant la lame avant de l'eau. De plus, l'eau proche de la surface consituait un milieu beaucoup moins homogène que l'air pour un avion, car la hauteur d'eau au dessus de chaque lame hydroptère variant fortement sous l'effet de la houte (au dessus) d'où une instabilité de pression.
Les solutions adoptées dans les deux engins étaient différentes: celui à roue profitait de la poussée très régulière de celle-ci (toute la largeur de l'espace entre coques: roue "polochon" et non "camembert") pour ne gérer l'effet hydroptère que par petites correction des quatre ailerons (deux de chaque côté et à chaque bout) tandis que dans l'engin de Ronan les queues motrices participaient à la correction d'assiette en vrillant légèrement les palmes quand le système déterminait qu'il fallait le faire. De ce fait seule la lame transversale avant (unique, joingant les pieds sous les deux coques) était micro-corrigée, la lame arrière (unique aussi) étant juste règlable "à la moyenne du nécessaire", l'effet sur les palmes se chargeant à la fois d'annuler les amorces de cabrage, de plongée et de roulis: les lames étant plates, elles ne fournissaient pas d'effet anti-roulis, contrairement à des lames un peu en V (vues de face) comme les ailes d'un avion (et pour la même raison).
Moins d'éléments soumis à corrections rapides donc moisn de risque de casse, avait estimé Ronan. Toutefois le système pouvait vriller un peu la lame avant (les corrections droite/gauche étant indépendantes) pour la faire participer elle aussi à la correction anti-roulis, en particulier si les queues s'arrêtetaient et que l'esquif filait sur son aire.
Ceci aussi demandait des essais en bassin, des mises au point d'articulation, de l'hydraulique à réponse rapide, et de la RDM des "grandes surfaces" (les lames porteuses) donc concernait les quatre membres de l'équipe. Renseignement pris (par des gens d'Oxford...) l'engin de Cambridge (non destiné à la course traditionnelle entre ces équipes, mais aux épreuves en mer à catégorie libre) avait lui aussi des "pattes" hydroptères, ce qui semblait plus risqué sous un monocoque aussi étroit, mais l'appui des rames dans l'eau (géré par informatique) éviterait tout risque de basculement. Un skif fluvial classique n'était déjà pas stable si on levait toutes les rames à l'arrêt, un skif hydroptère marin moins encore. L'engin fut surnommé "galère volante" par les élèves-ingénieurs français, tout en ne niant pas que Cambridge pouvait réussir, le bras de levier obtenur par les avirons et la surface d'appuis dans l'eau donnant un bon rendement (pousser moins vite plus d'eau) à condition que les problèmes d'équilibre soient résolus. D'après les dessalages à répétition observés par les espions d'Oxford et commentés sur le site internet de cette école (en 1995, fort peu de Français connaissaient internet ne fût-ce que de principe, mais nombre d'établissements d'études supérieures en étaient déjà équipés, Centrale Dinard incluse. Ca marchait lentement et mal, mais la doc d'Oxford et même des photos "volées" du proto de Cambridge avaient pu être récupérées), ils en étaient loin, mais on n'était encore qu'en janvier 1995 donc ils avaient le temps de faire des progrès.
Ronan estima toutefois que Cambridge se savait sûrement espionnée par Oxford (rien qu'en regardant son site), sache donc que la concurrence d'outre-Manche pouvait le consulter aussi, donc avait pu volontairement rater les essais en question, tout en en réussissant d'autres ailleurs (en mer, loin de l'école, ou dans un bassin de test de carènes à générateur de houle, comme celui de Centale Nantes) pour endormir la concurrence.
Le handicap majeur des Anglais serait les boucles autour des quatre bouées: les skifs à huit viraient mal (mais les skifs hydroptères n'avaient pas forcément ce défaut, s'ils pouvaient déjauger entièrement leur longue coque sur deux pattes) et étaient pénalisés par l'encombrement en largeur de leurs rames, les obligeant à décrire une boucle plus vaste autour de la bouée que les engins à propulsion longidunale (aubes, hélices, godilles, anguilles) pourraient serrer à la corde. Lever toutes les rames intérieures au virage par dessus la bouée en ramant uniquement de l'extérieur? Possible, à condition d'aller assez vite pour créer une force centrifuge garantissant que le skif n'aurait aucun besoin de prendre d'appui vers l'intérieur pendant la manoeuvre. Possible sur un lac calme et sans vent, mais illusoire en Bretagne nord: dans un trois-quart de tour, une portion au moins de la boucle imposerait un appui par les rames situées du côté de la bouée. Juste la première et la dernière, ramant à contresens pour que le skif reste de flanc à la bouée? Possible mais le mécanisme "collectif" décrit par les espions d'Oxford ne semblait pas le permettre.
La météo marine anglaise n'étant pas meilleure que la bretonne, Cambridge pouvait s'entraîner en mer sur un parcours similaire et découvrir à temps tous les problèmes posés par sa longue "galère volante" autour des bouées.
Les curieux attendaient donc avec intérêt la venue de cet engin spectaculaire, et quelque soient ses aptitudes au parcours auraient été déçus (y compris les élèves de Centrale Dinard) qu'il renonçât à venir.
Il vint et chavira au premier tour de circuit, mais nombre de concurrents connaissant des déboires divers les Anglais ne se décourragèrent pas, et virant plus loin des bouées (virer "rames intérieures levées sauf la première" etait décidément trop risqué) perdirent de la compacité de trajectoire mais retrouvèrent de l'efficacité. La machine de Ronan "planait" très bien, le "tridem" moteur actionnant les bras palmeurs hydrauliques à grand débattement fournissant une force motrice supérieure à celles de la roue à aubes à verticalité constante mûe par deux tandems (un sur chaque coque, la roue étant entre eux) et les quatre "pompeurs couchés" de la "double anguille". Les engins à hélice étaient nettement distancés. Toutefois Ronan et ses deux co-pédaleurs (qui n'étaient pas du "bureau d'études": on prenait les plus puissants et endurants de la cuisse et du mollet, qu'ils aient participé ou non au projet, d'où d'ailleurs une concurrence entre les trois équipes pour ces recrutements) chavirèrent alors qu'ils étaient en tête: un creux de houle avait déjaugé partiellement une queue, d'où à la fois braquage parasite et perte d'assiette de l'engin qui avait chaviré par dessus l'angle opposé. Remise à flot (c'était moins difficile qu'un voilier catamarant, grâce à l'absence de gréement), lente remontée au classement (aidée par deux chavirage de Cambridge, un de l'engin à aubes et le rendement insuffisant de la "double anguille"), nouvelle gamelle, et ainsi de suite, d'où un suspens constamment renouvellé pour le public... et des paris entre spectacteurs anglais: ils étaient 38 à être venus encourrager leur équipe. Le skif ne tournait plus que sur sept cylindres (euh: rames), un parallélogramme ayant cassé et un arrêt pour réparation aurait pris bien plus de temps qu'ils n'allaient en perdre à ramer avec une "pelle" de moins: on se contenta de la bloquer en position haute: ce cas était prévu (y compris la perte d'une pelle en touchant un obstacle) dans la gestion informatique de la "nage" de l'engin, qui continua un peu moins vite (le rameur inutile sautant à l'eau) mais en conservant une grande partie de son équilibre dynamique.
Fuite d'huile à babord dans la transmission hydraustatique de l'engin de Ronan (petites traces fluo vertes visibles sur l'eau), qui surveillait avec angoisse ce qui restait dans la réserve centrale. Chavirage définitif de l'engin à aubes, pivot moteur d'aileron avant droit hors d'usage. Casse de paréllogramme de la "galère volante", malheureusement du même côté (à cause du sens des boucles autour des bouées) d'où le sacrifice de deux rameurs et de deux rames (une saine de l'autre coté restant désormais elle aussi hors d'eau) sinon ça déséquilibrait trop la marche du skif.
La fuite d'huile menançant de tout désamorcer Ronan dut condamner les électrovannes des verrins babord, et rennoncer du même coup au mode hydroptère: avec une seule queue, il y avait trop de mouvements parasites (lacets) ce qui était ingérable avec une portance intrinsèquement instable: l'engin marchait toujours, mais coque à l'eau. Par contre, la puissance hydraulique totale disponible restant la même (dépendant uniquement de l'effort de pédalage) la cadence de la queue restante (tribord) fut doublée, la queue babord ayant été "gelée" dans la position qui compensait la tendance de l'engin à virer à babord en "monopropulsion" tribord.
Chavirage à répétiton des Anglais. Casse de pale orientable de double-hélice contrarotative de l'hydroptère à hélice le plus proche, qui était sur le point de rattrapper l'engin à queue motrice (désormais au singulier). Début de fuite hydrostatique à tribord. Casse du troisième parallélogramme (toujours du même côté) anglais et perte du mode hydroptère, faute de vitesse et de capacité à équilibrer.
Dernier tour entre l'engin à queue et son sillage de LHM, d'une part, l'hydroptère à double hélice qui n'en avait plus qu'une, ayant dû s'arrêter pour ôter l'autre en raison de vibrations menaçant de détruire la ligne d'arbre: tout le monde cherchait à gagner du poids, d'où peu de marche de résistance des matériaux face à des sollications imprévues et durables. La seconde hélice trop sollicitée se tord, le lycée technique de St Malo continue à la rame (il y en avait quatre à bord, au cas où). A Centrale Dinard, il n'y a plus de LHM de réserve, les pompes vont bientôt cesser de pomper. Il n'y a que deux rames à bord. Un pédale (inutile de pédaler à trois pour vider plus vite ce qui reste d'huile pompable dans le circuit), deux rament. Quand la pompe déjauge (elles sont "sur le pont": seul le réservoir (vide) est situé plus haut) le pédaleur saute à l'eau (pour alléger, car il n'a pas de rame) et deux (dont Ronan) continuent à la rame, contre quatre sur l'engin de St Malo, qui est derrière mais revient petit à petit. Le lycée technique de St Malo comple peu à peu son retard et gagne d'une demi-longueur, ramant à quatre contre deux.
Victoire de la France sur l'Angleterre (avec un procédé inspiré d'un constructeur suédois, qui, à défaut d'avoir offert de belles performances s'est avéré plus régulier), mais seconde place de Centrale Dinard loin devant l'engin à double anguille (qui a coulé, le revêtement souple d'une des coques ondulantes s'étant déchiré) et celui à aubes (aileron porteur cassé et performances trop faibles les coques dans l'eau). Le lycée technique de St Malo n'avait pas choisi la formule hydroptère à portance "toute positive stabilisée dynamiquement par logiciel", mais une portance compensée plus classique, d'un moins bon rendement hydrodynamique mais plus fiable.
L'autopsie de la transmission hydrostatique révéla que c'était l'échauffement de l'huile dans cette utilisation de longue durée (aucun test n'avait duré aussi longtemps avec une telle dépense d'énergie musculaire) qui avait créé de petites dilatations thermiques d'éléments des raccords par rapport à l'extérieur des mêmes éléments baignant dans l'eau froide, éléments qui s'étaient ensuite rétractés par refroidissement à l'arrêt du pompage (lors des quelques remises à flot pour cause de chavirage), dilatations-rétactations qui jointes aux sollications alternées de ces raccords le long des articulations avait induit petit à petit des fuites. Le système tribord deux fois plus sollicité après le verrouillage du circuit babord avait subi un échauffement plus important et une pression plus élevée d'où sa défaillance plus rapide après le début de fuite. Rien n'avait cassé et il y avait eu peu de chavirages: c'était uniquement par manque d'huile sur la fin et surtout par manque à bord d'une troisième rame qu'ils avaient été dépassés par St Malo.
Troisième (à deux tours): l'engin à aubes de Centrale Dinard. Quatrième: le catamaran à deux hélices (séparées) à pales fixe et portance hydroptère "passive" qui était à quatre tours du vainqueur, devant Cambridge (3/4 de tour derrrière) et un navire à aubes fixes, conçu comme pédalo hydroptère, à portance passive lui aussi. Les autres avaient abandonné sur défaillance (la "queue de cétacé" de La Hague), voie d'eau (comme la bi-anguille) ou choc contre les bouées.
Le système hydraulique avait trahi l'engin de Ronan, mais moins vite et moins brutalement que le système purement mécanique (parallélogrammes) de guidage des "pelles" au bout des rames de Cambridge. Ceci validait le choix fait par Ronan. Le système d'articulation n'avait pas causé de problèmes (en particulier les manchons souples avaient tenu bon) donc Aymrald pouvait être fier de son travail, idem pour les deux autres. St Malo avait gagné parce qu'ils avaient quatre rames à bord, en cas de casse de leur propulsion principale. Tout simplement. Centrale Dinard n'en avait que deux en ayant pensé qu'un nombre impair destabiliserait l'engin... en oubliant que si l'on en venait à pagayer, on ne serait plus en mode hydroptère (qui était dépendant lui aussi du circuit hydraulique, ainsi que d'une vitesse d'avance élevée) donc que trois auraient mieux vallu que deux.
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C'était chez BFR, à Rennes, qu'Aymrald avait décroché son stage de deuxième année: il y avait bien trop de demandes pour Kermanac'h, et l'entreprise avait pris quatre élèves mieux classés. La Trielec pouvait faire le trajet jusqu'à Rennes (à condition d'être sûr de pouvoir recharger sur place chez BFR) mais c'était trop loin pour envisager des trajets quotidiens, surtout à cette vitesse. Fort heureusement, BFR qui était l'empire du yaourt (initialement "Biscuiteries et Fromageries de Rennes") ainsi que de bien d'autres produits alimentaires transformés et avait beaucoup de stagiaires les logeait dans une résidence universitaire non loin, où l'entreprise réservait des places en échange de proposer aussi des stages à des élèves de fac.
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BFR, l'empire mondial du yaout, mais aussi des fromages, biscuits, gâteaux industriels puis de la purées en flocons, de la charcuterie, ainsi que des soupes et plats chinois lyophilisées, était une entreprise à capitaux familiaux gérés par quinze co-directeur (pas de patron unique: "pas tous les oeufs dans le même panier"), avec une hiérarchie à peu de niveaux (seulement 3% d'encadrement), implantée dans de nombreux pays et vendant dans un encore plus grand nombre. De plus, là où il n'y avait pas d'obstacle monopolistique, BFR utilisait la géothermie de grande profondeur (ayant racheté du matériel initialement destiné aux forages pétroliers à une compagnie faillie) là où c'était possible, ceci depuis les années 30, des éoliennes (modèles "tambour à ailettes" formant colonnes tournantes: BFR n'avait jamais utilisé d'hélices: trop encombrantes par rapport à la puissance fournies, trop bruyantes et trop fragiles) sur les côtes et possédait certaines terres agricoles pour ses propres cultures, y compris expérimentales: il y avait eu des "OGM" chez BFR bien avant que l'on n'employât ce terme dans les médias et ça n'avait soulevé aucune difficulté. On n'allait pas interdire rétroactivement des variétés transgéniques exploitées sans problèmes (pour les consommateurs) depuis plusieurs décénies: BFR ne s'était heurté à des refus administratifs que pour les innovations récentes. Les OGM anciens étaient d'autant mieux acceptés que BFR ne les vendait pas plus cher aux cultivateurs tiers que des semences moins résistantes ou exigeant plus d'engrais. Il n'y avait pas de brevets sur les ADN mais le procédé d'obtention, lui, était resté secret d'où l'absence de copies moins chères par des concurrents. Que ces variétés fussent stériles (et pas juste intables comme les hybrides) était un avantage à la fois pour la non-réplication (sans avoir à faire valoir de brevet: l'ADN de ces variétés BFR était "domaine public") et comme argument massue vis à vis de certains écologistes, quand la vogue anti-OGM apparut: "nos plantes ne polénisent pas. Elle ne peuvent donc rien contaminer du tout, et quand on les mange, c'est détruit par la digestion, comme n'importe quel aliment". Les variétés "père" et "mère", fertiles et complémentaires pour engendrer l'OGM stérile, étaient cultivées en serre, moins par soucis de non-dispersion que pour éviter de s'en faire voler. La diminution des besoins en engrais azotés et en arrosage était spectaculaire, tandis que la résistance aux parasite n'avait que légèrement augmenté: c'étaient surtout les engrais et l'arrosage que BFR avaient pu fortement réduire, alors que seuls certains pesticides n'étaient plus nécessaire, ou en moinde quantité. De plus BFR indiquait sur ces produits s'il y avait de ces OGM dedans ou pas, et lesquels. La version avec OGM était un peu moins chère car plus facile à produire (sinon à quoi bon?) mais le consommateur avait le choix, ce qui était un argument pour les généticiens de BFR: "vous voyez, les gens en achètent, alors que c'est marqué dessus". Les anti-OGM de leur répondre que "fumer tue", c'était marqué sur les paquets de cigarettes et que ça n'empêchait pas non plus d'en vendre. Avant que l'on parlât d'OGM, BFR en avait déjà utilisés pour réussir des cultures "bio" à moindre frais, et obtenir le label AB. Chez BFR, il y avait bien plus d'OGM dans les produits "bio" que dans les autres, ce qui divisait les avis des écologistes: il y avait les anti-OGM par principe, et ceux qui estimaient que s'ils étaient bien choisis certains OGM pouvait être écologiques.
L'une des réussites grand public des généticiens de BFR étaient d'avoir réussi à créer une bactérie fabriquant en grande quantité un anti-émulsifiant qui avait fait parler de lui dans le monde entier. En effet, tout en étant détruit par l'acidité forte de l'estomac, donc en n'entrant pas dans le processus digestif de l'organisme, il résistait à l'eau bouillante (même des heures) et empêchait toute formation de mousse lors de cette ébulition (si on en mettait une bonne pincée), tant pour le lait que pour les produits contenant de l'amidon, tout particulièrement les pois cassés. Les pois et lentilles devaient être cuits avec un peu de bicarbonate, pour économiser de l'anti-émulsifiant BFR (plus le milieu était acide, moins ça marchait). Le bicarbonate avait tendance à faire mousser beaucoup plus ce type de cuisson, d'où des catastrophes dès que c'était un peu couvert (pour limiter la consommation de gaz). L'anti-émulsifiant BFR avait donc été ajouté (en l'indiquant sur l'emballage) lors de la précuisson (moins chère qu'à la maison, car géothermique dans l'usine préparant cela) de ces légumineuses qui pouvaient ainsi être préparées à la maison en un quart d'heure sans pré-trempage et sans risque d'engendrer une mousse verte, rouille ou brune débordant violemment de la casserole. Même avec un couvercle reposant sur toute la surface, ça ne "montait" pas. Le lit pasteurisé prétraité ainsi par BFR non plus. BFR avertissait qu'il ne fallait pas essayer de faire le far breton avec, car pour celui-ci on souhaitait la formation d'un peau sur la première couche de pâte (riche en lait), pour éviter la chute des pruneaux au son. Le lait "dompté" de BFR (c'était son nom, et la publicité de l'époque montrait un dompteur face à des casseroles dont une seule contenait le lait "dompté", qui restait sagement dedans pendant l'ébulition, même à grand feu) ne formait pas cette peau, l'additif s'y opposant.
Parmi d'autres OGM BFR, la "Super B12", seule levure du marché riche en vitamine B12, celle qui faisait le plus défaut aux régimes végétariens (à moins de se bourrer d'oeufs, trop riches en cholestérol). 1980. La souche avait été optimisée et "patchée" par les chercheurs de BFR les années suivantes pour fournir toutes les vitamines humainement intéressantes du groupe B, ainsi que la PP et la H: c'était un grand succès dans les "compléments alimentaires" grand public, d'autant plus que le goût était agréble (plus "fromagé" que "râpeux", contrairement aux dérivés des levures de bière) et le coût de production bien plus bas que ne l'imaginaient les concurrents à condition de connaître exactement les conditions de croissance de cette levure (sinon on en obtenait peu, avec une teneur en B12 insuffisante), ce qui était encore plus sûr qu'un brevet: BFR ayant publié le génôme dans plusieurs revues scientifiques (francophones et germanophones) celui-ci était domaine public, mais les concurrents ne savaient pas la cultiver efficacement. Des ferments yaourtiers avaient eux aussi été améliorés génétiquement par BFR. La vaccination génétique des pêches contre la pourriture spontanée était elle aussi une avancée dûe aux généticiens de BFR. Les pêches ainsi modifiées n'étaient pas imputrescibles (surtout après une piqûre d'insecte), mais le phénomène ne s'y propageait plus "comme un incendie dans une raffinerie": la pêche se plisserait de vieillesse avant que la tâche de pourriture liquéfiante n'ait eu le temps de s'étendre ne serait-ce que jusqu'à mi-distance du noyau.
Partout où les monopoles électriques étaient tombés (ou n'avaient jamais existé) les usines BFR étaient devenues fournisseuses d'électricité. En France BFR ne pouvait utiliser le courant que pour son propre usage où le revendre à EDF à un tarif nettement inférieur à celui appliqué aux usagers du monopole. Au point que BFR préféra longtemps utiliser le surplus de courant pour de l'électrométallurgie (en particulier l'extraction du magnésium à partir de l'eau de mer) qu'en revendre, mais sous la pression de l'Europe les conditions de rachat par EDF aux producteurs privés s'étaient quelque peu améliorés. Les sites géothermiques français de BFR représentaient à eux seul, en 1994, l'équivalent de quatre centrales nucléaires, tout en étant bien moins coûteux à créer (parce qu'aux prix réels, pas "via des appels d'offres à des lobbies"), à exploiter (l'entretien était insignifiant: moins que pour un barrage, à puissance installée égale) et avec une longévité illimitée sauf séisme fracturant les conduites. L'implantation des grandes usines BFR, en France et à l'étranger, était déterminée selon la facilité où non à y réaliser de tels forages. Ce n'était pas le cas partout: des unités plus petites destinés à de petits marchés (par exemple la Finlande) n'avaient pas de centrale géothermique.
Aymrald semblait intéresser plus les filles de BFR que celles de Centrale Dinard. La théorie qu'il avait entendue sur celles-ci était qu'elles étaient préoccupées par les études, leur voiture (qu'elles en aient une ou en cherchent une), leur ordinateur (idem), donc comme les autres élèves, mais aussi par leur poids, en plus d'autres problèmes de santé ou de morphologie: celles à bonnets A auraient voulus du C (voire D), et réciproquement car C c'était lourd à porter, ce dont les filles équipées en "A" n'étaient pas conscientes. Le bonheur féminin était-il dans le "B", bien que le "C" attirât plus les garçons? Celles qui ne pensaient pas à leur tour de taille pensaient à ce qu'elles allaient préparer de délicieux au "club cuisine", qui comptait aussi des garçons comme membres assidus. Avec tout ceci, il restait peu de neurones disponibles pour des romances, d'autant moins que la plupart des élèves-ingénieurs étaient adeptes du mythe de "la Suédoise sinon rien" donc peu disponibles mentalement pour cela, eux non plus, et que les filles de l'école savaient qu'elles n'étaient pas suédoises. Au point qu'il n'y avait pas de fausses blondes dans l'école (contrairement aux écoles de commerce qui en grouillaient), les garçons ne phantasmant que sur les vraies: "blondes jusqu'aux cils", grandes, d'allure sportive avec cet accent évoquant un petit nuage de buée et de givre.
Le Suédois ne semblait pas être un phantasme féminin exprimé: aucune ne disait sérieusement "on va aller en Suède voir les Suédois": ce n'était éventuellement évoqué que comme plaisanterie pour renvoyer la balle aux garçons qui ne rêvaient que de Suédoises. Aymrald supposait qu'il avait plus de fans qu'un "modèle de série", mais ce n'était qu'un effet de la loi de l'offre et de la demande: même si la demande de "Nordiques" n'avait été que la même que pour le "Français moyen", la première serait restée sur sa faim tandis que la seconde n'aurait eu que l'embarras du choix. De plus, l'absence chez lui des défauts de fabrication que l'on trouvait chez certains modèles de grande série pouvait expliquer à elle seule cela, même s'il n'avait eu aucun signe extérieur de "finlanditude".
Comment le savoir? Depuis la découverte d'Eetu, Stéphane se posait la question, quand une fille le regardait avec intérêt: "ce qui lui plaît, est-ce moi, ou le fils d'Eetu?". Au fond, cela n'avait pas d'importance puisque les deux lui appartenaient.
Un week-end il fit une expérience: ranger ses cheveux trop finlandais dans un bob Orangina en vérifant avec deux glaces que rien ne s'en échappait, mettre des lunettes de soleil banales (pas "star", mais cachant le regard et la ligne pâle des sourcils), sous le rebord du bob, s'habiller de style "nul" (t-shirt trop grand, pantalon informe "cul pendant" emprunté à un cousin) et voir si on le regardait quand même positivement, là où il n'était jamais allé. Les lunettes fumées un peu réflectorisées facilitaient l'expérience, car en visant en biais elles ne pouvaient pas voir s'il les surveillait. Et bien oui, bien qu'il ne restât de lui, à première vue, que l'impression "trop petit", quand il y avait d'autres jeunes de son âge à proximité et dans des tenues du même genre: les années 90 étaient allées très loin dans l' "anti-look" vestimentaire. Des jambes longues pour sa taille, il n'était pas le seul à en avoir, mais c'était lui qu'elles suivaient du regard.
"Alors ce sont les dents", supposa-t-il, bien qu'il n'ait souri que légèrement: pas comme pour vendre du dentifrice. On lui avait souvent dit qu'il avait "de ces dents...on dirait des fausses" ou "t'en as au moins quarante-quatre, toi", et des choses comme ça. Blanches et impeccablement disposées, avec en plus des incisives (y compris centrales) plus courtes que les canines: rare, surtout dans un pays où les "dents de lapin" semblaient au moins aussi aussi répandues qu'en Angleterre. L'éthnie française était particulièrement mal dotée sur ce plan (à quelques exception près), à voir le nombre de jeunes qui avaient subi des appareillages sans aucun résultat apparent: n'y avait-il donc que des charlatans dans cette profession ou était-ce encore pire avant appareillage? Pas que les dents: un menton large et ferme, sans être agressif (pas "anguleux"), les commissures des lèvres qui "continuaient" une bouche qui pouvait sourire très large sans faire "rictus": c'était un sourire détendu, qui ne crispait rien (puisque sans tirer pour l'obtenir), ne montrait pas trop les dents (mais ça suffisait déjà à ce que 99,9% de la population les lui envient) et ne déformait pas le nez. Les vrais Finlandais ne souriaient pas, supposait Aymrald, qui pensait aussi que c'était parce qu'il avait été élevé en France qu'il n'arborait pas un faciès d'androïde surgelé. Il "rembobina" mentalement les photos d'Eetu: pas d'expression. Oui, Eetu était un vrai Finlandais, conçu et élevé là-bas.
Aymrald qui avait déjà une hygiène dentaire correcte (brossage de la gencive vers la dent, recto/verso, après tout repas) s'acheta un "Kärscher" pour une finition après-brossage irréprochable et moins agressive qu'un "rebrossage", une brosse "scientifique" à 24F (parce qu'en pharmacie) qui agressait moins les gencives (il avait posé la question au pharmacien, qui lui avait dit qu'un brossage excessif ou une brosse à bouts de poils mal usinés pouvait déchausser les dents) en échange de devoir être maniée plus longtemps que son ancienne "brosse à ongles" qui maintenant lui paraissait ainsi. Ce capital irremplaçable méritait d'être entretenu dans les règles de l'art, et pas juste "vite fait après chaque repas". Il se mit aussi à se brosser la langue et le palais (recommandé). Il cessa aussi de boire du thé (il n'avait jamais été buveur de café, mais de thé, souvent) car c'était réputé jaunir les dents. L'hydropulseur n'était pas indispensable car la bonne répartition de ses dents n'était pas source de dépots alimentaires inexpugnables à la brosse, mais il avait le sentiment de faire quelque chose qu'il serait content, à 84 ans, de ne pas avoir négligé de faire. Un peu de bain de bouche pour finir. L'autre question aurait pu être: aurait-il encore ses cheveux à 84 ans? Possible: "ce qui ne graisse pas ne tombe pas", avait-il entendu dire. Là, il n'y avait rien de particulier à faire, tant qu'il ne se passait rien. Sa tante Anne-Marie lui avait dit "laver à l'eau tiède, rincer à l'eau froide et toujours sècher à l'air froid, sinon l'effet sera moins métallique, surtout en plus long". A part respecter cette recommandation il n'y pensait donc pas tellement, car tout ceci venait de chez Eetu, et pas de chez son père. Près d'un an après la révélation de la présence d'Eetu "au bon endroit au bon moment", Aymrald n'avait plus le moindre doute à ce sujet: Aymrald, fils d'Eetu. Le hasard héréditaire était d'avoir pioché les chromosomes maternels qui pouvaient aller avec. Parce que "pas non plus le fils de sa mère", il ne fallait pas exagérer: dans ce sens-là, il était difficile de tricher, et Eetu n'était pas accompagné d'une jeune Finlandaise qui aurait donné le bébé (qui l'aurait encombrée pour ses études?) à Geneviève Dambert.