vendredi 10 avril 2009

chapitre N-35

Le mercredi 24 juin il y eût le grand tournois d'échecs de BFRSF. 128 participants, aux premier tour. L'informatique avait réparti les gens en fonction des résultats antérieurs, pour avoir des matchs entre les meilleurs joueurs au niveau des huitièmes et quarts de final, sauf élimination imprévue avant. Kjell n'étant pas "classé" dans l'usine, l'ordinateur le mit au hasard dans l'arbre. Jusqu'ici, Ari avait toujours gagné, en finale contre Helena. Kjell avait battu les gens de son équipe, y compris Niko. On disait qu'il jouait "comme un épicier": guerre des tranchées, combinaisons ne visant pas le mat mais à échanger un cavalier et un pion contre une tour, après avoir d'abord gagné un pion à l'issu d'une autre grosse série d'échanges, etc.
En quart de finale Kjell se retrouva contre Ari et fut surpris, vu la réputation de celui-ci dans l'usine, de réussir à le "cuire à l'étouffée", comme ses autres adversaires, puis de le "débiter à la petite cuillère". Une partie sans éclat mais sans faille, où Ari ne jeta pas l'éponge, attendant une erreur possible de Kjell (qui lui aussi estimait qu'Ari avait peut-être fait semblant de se laisser placer une fourchette pour mieux lui préparer un mat fulgurant). Kjell gagna, sans gloire: la partie était "pliée" depuis une quinzaine de coups, sauf grosse bourde de sa part. Il se retrouva contre Mikael-Matias Kuosmanen, ingénieur chimiste, qu'il battit de la même façon. En face, nouvelle surprise: dans l'autre demie-finale, Mika avait "sorti" la redoutable Helena, en jouant lui aussi par petits pièges, petits avantages puis simplifications par échanges égaux pour augmenter l'effet de l'avantage. Une finale Mika/Kjell: sans précédent, dans l'usine. On s'attendait à ce qu'elle fût la plus ennuyeuse de l'histoire du tournois de l'usine (y compris avant l'arrivée d'Ari), vu le style de jeu mesquin de l'un et de l'autre. Il ne fallait pas s'attendre à du "grand" jeu, avec ces deux-là.
Après un blocage de pions en zig-zag étouffant la partie de part et d'autre, Kjell réussit à prendre un petit avantage de position sur le bord droit (colonne H. Il avait les blancs) mais cela se rebloqua autrement, avant une manoeuvre aboutissant au passage d'un cavalier blanc dans le camp adverse et la prise d'une tour, ce qui augurait d'une victoire de Kjell car ensuite il n'y aurait plus qu'à faire des échanges. Or ce cavalier n'était pas entré par hasard, comme s'en rendit compte Kjell juste ensuite quand un fou passa par le trou (pion de Mika supprimé par le cavalier sur son passage) et réalisa un mat "venu de nulle part". Mika n'ayant aucun moyen de détruire son propre pion, ni de le bouger (bloqué contre un de ceux de Kjell) avait trouvé un autre moyen, qu'un "épicier" comme Kjell n'allait pas laisser échapper: gagner un pion sans perdre son cheval (Mika ne pouvait pas lui couper la retraite), puis, croyant que Mika n'avait pas vu la fourchette, avait perdu deux coups de plus à aller la faire puis prendre la tour, obligeant (ou croyant obliger) la dame à fuir, qui en fait ne fuyait pas, mais venait s'aligner pour permettre le mat. Mika n'était pas uniquement un "épicier". L'an dernier, il avait été "sorti" par Mikael-Matias en seizième de finale, donc n'avait pas eu l'occasion de se faire remarquer au classement.
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Non seulement Ari avait été battu par Kjell (venu d'ailleurs et n'étant pas là l'an dernier, donc mal évalué: ça pouvait être l'explication de la surprise) mais ce dernier avait été battu par Mika, donc Ari n'avait pas été battu par le meilleur joueur du tournois, en plus. Kjell joua ensuite contre Helena, par curiosité, et perdit. Il eût l'occasion de rejouer contre Mika, avec pendulettes règlées à huit minutes (parce que l'on ne pouvait pas se permettre de parties longues sur le lieu de travail) et gagna: en obligeant Mika à jouer plus vite, ce dernier ne pouvait faire que de "l'épicerie pure", comme Kjell. A cinq minutes, Kjell gagnait encore plus nettement. A cinq minutes, Niko aussi battait Mika. A trois minutes, Niko battait Kjell: c'était donc lui qui avait le "processeur mental" le plus rapide, à défaut d'avoir le plus puissant. A onze minutes, il y avait en moyenne sur le nombre de partie équilibre entre Kjell et Mika, ce qui rendait les parties plus intéressantes. Kjell qui avait peu fréquenté Mika jusqu'alors joua souvent aux échecs avec lui, alors que jusqu'alors il faisait des "blitz" contre Niko (le point d'équilibre entre eux étant entre cinq et six minutes) et des parties moins rapides contre Timo qu'il battait toujours.
Le tournage de "La citadelle des goules", qui servait tout comme Tépakap de test sur cas réel de la nouvelle machinerie de VTP22, se termina (pour la part utilisant Stépane) le lundi 6 juillet 1998.
Il arriva à l'usine BFRSF le mercredi 8 juillet 1998. Le second problème survenu, la veille, était lui aussi lié à la maçonnerie: la tour porte-éolienne nord-est s'était fissurée sous la pression de l'air comprimé dedans. Des infiltrations d'eau en étaient la cause, permises par l'échauffement des fûts d'air comprimé à la compression, suite à quoi le gel (hors compression) avait fracturé l'édifice, cet hiver. Schumacher expliqua que l'édifice allait être cerclé, en cachant ça sous le revêtement façon empierrage qu'il suffirait d'ôter sur le parcours du cerclage et de refaire ensuite. Il n'y avait pas de risque d'effondrement (l'éolienne n'avait pas été arrêtée) car la structure porteuse interne en acier triangulé n'était pas concernée, mais si des morceaux de mur tombaient à l'extérieur ça ferait très mauvais effet. La maçonnerie avait été montée trop vite, d'où des porosités ça et là.
Après avoir récupéré Surimi chez Timo, Stéphane retrouva dans l'annexe de son logement une nouvelle machinerie de simulation de combat identique aux modèles les plus poussés qu'il avait testés à La Défense puis chez VTP22 (donc expédiée et assemblée peu avant son arrivée). Il l'essaya dès le soir. Même simulation, même ressenti. Tout ça juste pour un film? Il supposa que VTP en avait aussi vendu une version encore plus "poussée" à l'armée, comme simulateur de "combat sans véhicule". On n'utilisait pas, à l'armée, d'armes comme celles simulées dans l'entraînement de Stéphane et des jeux, mais l'apprentissage des mouvements et en particulier des esquives (sous peine de choc électrique réel près de l'endroit virtuellement touché) pouvait servir dans de nombreuses situations. Pour les forces d'intervention urbaine, par exemple. Il avait là un divertissement (en plus d'être un excercice à faire sérieusement) qui en même temps le faisait bouger pour de vrai, monter sur des obstacles (réels, correspondant au virtuel, qu'il devait mettre en place selon les indications du système pour telle ou telle phase d'entraînement), ou se suspendre à ceci ou cela: là, c'était le bras robot qui s'enchargeait, en lui mettant le préhenseur adéquat, qui pouvait aussi bien être une patte de ptérodactyle qu'un bout de chaîne d'amarrage: le système était bien assez puissant pour soulever quelqu'un sans fléchir. Sans s'en rendre compte, captivé par l'ambiance virtuelle des exercices puis des jeux libres qu'il pouvait explorer ensuite, Stéphane fit (tout comme VTP22) plus d'exercice qu'il n'en faisait en contribuant par pédalage au mouvement de sa Trielec de fonction. La doublure de couenne finlandaise (c'était ici qu'il l'avait attrappée) sur les abdos ne semblait pas prête de revenir moyennant une discipline alimentaire normale (pas un "régime", mais ne pas prendre prétexte du retour de la saison froide pour manger plus), ce qui lui restituait un relief abdominal qui sans être culturiste serait télégénique, bien qu'il n'eût pas de rôle nécessitant de montrer ses abdominaux. Quoique: il ne savait pas comment VTP l'habillerait, s'il était sélectionné pour le film. Beaucoup de Finlandais étaient en surpoids (et de "mauvaise graisse", en plus: beurre, fromage, charcuterie, BFR ou pas), surtout vers la fin de l'hiver, même si cela restait loin de l'obésité massive américaine.
Atte était resté chez VTP pour le moment, BFRSF l'y ayant "détaché" sur instructions de BFR. Stéphane n'avait plus plus d'interlocteur pour parler "de tout et de rien": il ne restait que les quelques phrases sobres et brèves liés à l'entreprise. Il récupéra Surimi chez Irina, qui lui indiqua que par internet, on pouvait trouver des gens disposés à clavarder. Même en finnois: ses compatriotes semblaient moins taciturnes au clavier qu'en direct.
Ce fut via internet que Stéphane eut ses premières conversations (autres que sobrement utilitaires) avec une Finlandaise, sous le pseudo "Lambada 218". Lui, il avait pris Kerisper. Ce n'était pas déjà utilisé sur ce forum, puisqu'il n'avait pas eu à ajouter un numéro. Y avait-il déjà 217 autres "Lambada" sur ce forum? Ils échangèrent des recettes de cuisine, la plupart du temps, et quelques conversations plus personnelles (mais de simple camaraderie, à ce stade). Irina et Atte avaient averti Stéphane que l'on ne pouvait pas savoir à qui on avait affaire, sur internet. Il s'en souvint et tint compte de ce que "Lambada 218" pouvait aussi bien être une grand-mère (d'où les recettes de cuisine) ou un homme. Sans importance, après tout: Stéphane pouvait imaginer Lambada 218 comme la Finlandaise de rêve qu'il avait initialement supposée et en profiter pour faire des progrès en écriture finnoise. De plus, il pouvait plus naturellement utiliser de la vérification linguistique en vol, avant d'envoyer la phrase, qu'à l'oral où l'accès au "souffleur" nécessitait une pause. Il n'y eut ni question sur l'âge, ni demande de photos.
Comme cela mangeait du temps (même en tapant vite, ça allait moins vite qu'en parlant, d'autant plus qu'il fallait d'abord lire après que l'autre ait validé son texte donc fini de le taper, et non en même temps), à défaut de coûter cher (BFRSF facturait l'utilisation privée de l'internet par les employés au prix de gros: on pré-créditait un compte (par imputation sur salaire) et on s'en servait ensuite, avec un mot de passe, hors du temps de travail) et qu'il avait une bonne auto-discipline, il limita cela à quarante minutes par jour (parfois moins, selon ce qu'il avait à dire et à lire). Il avait maintenant quatre correspondants réguliers (Lambada 218 incluse) sur divers sujets, dont les ordinateurs AK.
Il découvrit cet été un sport local qui se jouait avec un ballon cubique décoré de pois, comme un dé, sur un terrain herbeux de 120m de long se relevant aux deux bouts: le tiers central était plat, les deux autres formant pente à 15%. Ca rappelait un peu le rugby puisque l'on pouvait porter le ballon à la main et qu'il fallait le poser derrière la ligne de fond adverse mais que le nombre de points dépendait de la face vers le haut, au moment de le poser: 2 + le nombre de points de cette face, donc de 3 à 8 points avant transformation. Le terrain, le ballon (dé souple à coins arrondis) et les joueurs étaient bardés d'électronique, permettant l'indication automatique des hors-jeux, des touches et des essais.
Ce ballon cubique roulait peu, sauf sur les versants en pente (une fois démarré) ce qui tendait à le ramener vers la bande centrale du terrain. La pente demandait un sucroît de puissance aux attaquants pour atteindre l'enbut adverse, et surtout d'équilibre, car les chaussures à crampons étaient interdites: semelles souples à lamelles de caoutchouc dont la conformité était contrôlée avant le match. Officiellement, pour diminuer le risque de blessures entre joueurs, mais aussi pour rendre le spectacle plus amusant, en multipliant les chutes et glissades, l'herbe étant souvent glissante. Les possibilités de plaquage étaient limitées par rapport au rugby (en particulier pas d'empilement de joueurs sur un déjà à terre: ceci vallait un carton jaune voire rouge) mais la passe en biais en avant (pas tout droit, mais à 45° ou d'autre) était permise (l'électronique vérifiait que ce n'était pas trop proche de "droit devant"), sinon avec la pente du terrain le travail des attaquants eût été trop difficile. Lancer le ballon à la main au dessus de la barre de drop n'était pas valide. Pour la même raison, les mêlées en côte comportaient un joueur de moins en amont qu'en aval. Les règles de hors-jeu étaient elles aussi plus souples, et de ce fait plus compliquées, d'où la nécessité d'un système totalement automatique, connaissant la position exacte et le sens de déplacement de chacun, ainsi que du ballon et s'il était porté, projeté (impact puis vol) ou à terre. Il était permis de plonger au sol avec le ballon à condition de se relever dans les trois secondes, faute de quoi il fallait le lâcher (et non le passer à un camarade). En plus de cela, il y avait un arbitrage vidéo, grâce aux nombreuses "webcam" enregistrant tout sur disque dur pendant le match.
Ca se jouait par équipes de seize, genoux et coudes couverts (sorte de "jogging") à cause des chutes innombrables, et avec protège-dents. Stéphane supposait que s'il n'avait pas observé ça antérieurement, c'était à cause de la neige l'hiver rendant les pentes impossibles à gravir (surtout sans crampons).
Stéphane observa et vit que les plus costauds étaient à la peine en côte, en fin d'attaque, surtout quand il s'agissait de slalomer serré entre des défenseurs, sans avoir de crampons pour améliorer l'adhérence. Ca semblait amusant, vif, et peu dangereux: pas de crampons, pas de "tas" ("caramels"), règles de plaquage sécurisées. Le dé jouait aussi un rôle pour déterminer le nombre de receveurs pouvant prendre place lors des touches, selon la face qu'il montrait après être sorti du terrain: des filets l'empêchait de se perdre au loin. Ca s'appelait rinnepallo: "le ballon de côte". Utiliser un gros dé comme ballon (des tendeurs internes maintenaient les faces légèrement concaves, malgré le gonflage, pour assurer l'arrêt bien à plat sur l'une d'elle) avait un côté "Invervilles", le terrain en pentes aussi, mais ça semblait amuser tant les gens de l'usine que les villageois. Stéphane apprit qu'il existait deux terrains: l'autre était du côté du village, donc plus près de son logement de fonction.
Ce fut toutefois avec l'équipe de l'usine qu'il s'entraîna: l'art de garder l'équilibre lors des accélérations en côte, en feintant entre les défenseurs, l'intéressait. Tirer une transformation avec le dé (posé sur pointe, dans ce cas) n'était pas pire qu'avec un ballon de rugby, finalement: c'était surtout qu'il fallait l'envoyer plus haut, à cause de la montée jusqu'aux poteaux de transformation. L'avantage du dé était qu'il était plus facile de le garder contre soi sans crainte qu'il ne fillât devant ou derrière en le pressant.
Renseignement pris, ce jeu existait dans une dizaine de localités de la région, ayant réalisé chacune un ou deux terrains (avec l'électronique de contrôle), et trois autres situées bien plus loin, où le rinnepallo avait été introduit suite à des déménagements d'adeptes ayant réussi à en trouver trente et un autres sur place.
Il existait aussi quelques terrains de rugby, impraticables une bonne partie de l'année à cause du gel, tout comme les terrains de football. Il n'avait jamais entendu parler de résultats de clubs finlandais en coupe d'Europe, que ce fût en football ou en rugby, mais l'indisponibilité des terrains une bonne partie de l'année n'était pas l'explication: les Russes et Ukraniens avaient de bonnes équipes de football depuis très longtemps malgré cela.
Stéphane s'entraîna à la fois au rinnepallo (l'art de slalomer entre les défenseurs sur une pente herbeuse et de réussir des tirs aux pieds avec un ballon cubique) et aux tirs au pied au rugby, en instrumentant à la fois le ballon (transpondeurs et "centrale à inertie" glissés sous l'enveloppe), les chaussures et les articulations de son corps à l'aide de capteurs utilisé par VTP pour l'entraînement des personnages, qui étaient aussi ceux utilisés pour la localisation précise des joueurs et du ballon au rinnepallo, à part la centrale à inertie, composant mesurant les accélérations dans chaque direction. Ceci lui permit d'analyser la façon de frapper le ballon et le comportement exact de celui-ci au cours de son vol, selon le type de frappe et l'intensité du vent. Un exercice intéressant, qu'il devînt ou non apte à jouer comme "demi d'ouverture" (n°10): à ce poste, il n'était pas nécessaire de pouvoir charger comme un rhinocéros. Contrairement au rugby, le rinnepallo n'avantageait pas les joueurs les plus lourds: en côte, le poids devenait l'ennemi, idem pour l'inertie aux changements de direction, d'autant plus qu'il n'y avait pas de campons.
L'analyse des tirs avec ballon de rugby lui permit petit à petit de vérifier ce qui était décrit dans les ouvrages (il en avait trouvé un en anglais, écrit par un ex-entraîneur gallois) à ce sujet, et de l'affiner, les mesures gyroscopiques et simulations aérodynamiques apportant des informations supplémentaires que cet entraîneur n'avait pu que supposer, et non mesurer précisément. La mémoire positionnelle, gestuelle et la précision de reproduction de mouvement d'Erwann lui permirent de faire des progrès rapides dans ce domaine, en tentant des transformations de plus en plus loin et sous des angles de plus en plus défavorables.
Exercice plus difficile: le "drop", car ne donnant pas le temps de bien poser le ballon ni de se placer pour une frappe optimale: dans un vrai match, un adversaire serait sur place dans la demi-seconde suivante. Il fallait donc improviser le tir en très peu de temps, et de près, en lâchant le ballon pour le frapper au pied.
Le troisième problème qu'il travailla était la mise en touche avec rebond préalable, ce qui supposait de donner de l'effet au ballon.
Dimanche 12 juillet, victoire de la France en coupe du monde de football.
Ce fut en le voyant s'exercer sur un bout de pelouse, près de l'usine, où il avait planté deux poteaux en fibre de verre (d'anciens mâts de planche à voile, en fait) équipé de capteurs permettant de savoir si le ballon était passé correctement (même au delà de la hauteur des mâts) que Timo Paananen, le capitaine de l'équipe de l'usine (qui jouait souvent comme n°8), vint lui poser des questions sur ce système que Stéphane avait improvisé seul, à partir de ce qu'il avait appris dans ce domaine chez VTP et en observant le système de télémétrie du rinnepallo. Tomi avait 28 ans, 1m90, 97kg. Il avait observé les progrès rapides de Stéphane dans les tirs de pénalités, y compris avec vent de travers. Il lui proposa de participer comme "analyste cinématique" à l'entraînement de l'équipe. Quelques jours plus tard, il y eût assez de capteurs et de détecteurs pour équiper précisément une équipe (quinze joueurs) et en repérer plus sommairement une autre: les positions instantanées suffiraient, dans un premier temps, les mouvements plus détaillés étant connus pour l'une des équipes. Ceci permettait à Stéphane de reconstituer chaque "phase de jeu" en virtuel sur l'ordinateur, après avoir créé des modèles cinématiques des personnages: il fallait les proportions (troncs, membres) et la répartition des masse de chaque segment articulable du corps, pour simuler fidèlement les inerties de translation et de rotation, ainsi qu'estimer la dépense d'énergie engendrée par tel ou tel mouvement.
L'équipe se prit au jeu, certaine que les grandes équipes européennes disposaient de tels systèmes. Des tests d'endurance et de "courbe de fatigue" furent faites pour chaque joueur, de façon à optimiser leur durée d'utilisation en cours de match (savoir quand envoyer un remplaçant, sans attendre une baisse significative des performances), et des mesures pour diminer le risque de détérioration des articulations lors de certains mouvements, en particulier en subissant un impact transversal: du fait des crampons, le pied avait peu tendance à glisser (contrairement au rinnepallo) donc pouvait conduire à forcer en travers sur la cheville ou le genou. Lorqu'un impact était inévitable, il fallait avoir la présence d'esprit de pivoter pour qu'il n'ai lieu que dans un sens que les articulations concernées pussent suivre. Stéphane étudiait surtout cela pour lui-même, conscient des dégâts que pourraient lui causer la percussion par un "pilier" de 125 kg.
L'optimisation des stratégies de passent put se faire par l'analyse "vu de dessus", où les inerties étaient représentées: elles permettaient d'estimer, jointes à la vitesse, la difficulté qu'aurait tel ou tel joueur à changer de direction, que ce fût pour éviter un obstacle (défenseur) ou pour intercepter un attaquant.
L'équipe était composé de joueurs d'une moyenne de poids de 106kg, certains approchant 130 pour un peu plus de deux mètres. C'était le seul point commun avec une équipe de rugby européenne: pour le reste, ils étaient tout à fait finlandais, donc froids, taciturnes et appliqués à l'entraînement. Il n'y avait pas de "troisième mi-temps". L'apport des moyens technologiques d'origine VTP avait été suggéré par Timo et aussitôt mis en oeuvre. Stéphane s'attendait à des plaisanteries sur le fait qu'il n'avait pas le gabarit pour jouer à ça, mais ce ne fut pas le cas: ses progrès aux tirs au pied furent étudiés, ainsi que son aptitude à feinter des défenseurs.
Les essais sur le terrain permirent de confirmer qu'il éviterait plus facilement la défense adverse (jouée par une partie de l'équipe) qu'un joueur plus lourd. Le passage en "point zigzag" pouvait réussir, tout en devant repérer au cours de cette trajectoire à qui faire une passe s'il aboutissait à une impasse, ce qui serait généralement le cas: après l'avoir vu "zapper" plusieurs défenseurs l'adversaire en mettrait plus du côté où il arriverait, les prochaines fois, donc laisserait plus d'ouvertures à d'autres attaquants, moins "sinueux" mais moins surveillés, et plus lourds donc aptes à réussir le passage en force contre un, parfois deux défenseurs. Le 10 (Stéphane) serait ainsi associé au 5 (Paulus, 1m88, 110 kg) dans ce genre de combinaison, avec éventuellement le 9 (Riku, 1m86, 83 kg) comme relai central, le 5 attaquant sur l'autre bord. L'idée de Tomi était de faire "gaspiller" à l'adversaire des défenseurs sur son joueur le plus maniable (Stéphane, d'après les essais et les pespectives de progression, qui constituerait aussi un risque de drop, espérait Tomi) pour en retirer devant ses "déblayeurs", dont le 5, les attaquants de première ligne (1 à 3) étant là pour en occuper d'autres. Il faudrait ensuite pouvoir changer les rôles: le 12 (Vertti, n'évoquant pas celui que Stéphane connaissait: 1m91, 108 kg) à la place du 5, par exemple, de façon à rendre les combinaisons moins prévisibles.
L'équipe comptait deux Ari dont aucun ne ressemblait à "Ari": Ari 3 (portant habituellement le n°3) faisait 1m84 pour 92 kg, Ari 14 faisait 1m94 pour 117 kg, avec un air de bouledogue. Le 10 était utilisé habituellement par un garçon plus léger (Jere, 1m87, 80 kg) lequel allait lui aussi bénéficier de l'entraînement aux tirs avec ballon instrumenté: Tomi estimait que son équipe devait avoir au moins deux bons tireurs, même si l'agilité en "course zig-zag" ou "crochetage" de Stéphane s'avérait déjà supérieure. Ceci joint aux progrès rapides en précision de tir lui donnerait plus d'occasion de tenter un drop que n'en aurait statistiquement Jere au cours d'un match. Jere jouait le tireur de l'équipe "adverse", pour les matchs d'entraînement, souvent réduits à 12 contre 12 faute d'effectif disponible à ce moment. Il n'y avait pas de véritable "entraîneur": cette fonction était partagée entre les joueurs les plus anciens quand ils ne jouaient pas dans l'équipe.
L'introduction des méthodes "scientifiques" dans le rugby local y réattira d'autres joueurs, de sorte que l'on disposa plus souvent qu'avant de trente joueurs sur le terrain, voire plus ce qui permettait de gérer des remplacements. L'entraînement au ballon instrumenté concernait aussi les arrière, pour les renvois en touche avec rebond de façon à les situer le plus loin possible. Tout cet équipement permettait aussi de disposer d'un arbitrage électronique pour les hors-jeux et les "en-avant", des lampes de couleurs s'allumant autour du terrain pour le montrer, et donnant à l'arbitre plus d'informations pour siffler ou non. Le déplacement du ballon vers l'avant par rapport au joueur l'ayant lâché ou lancé était détecté facilement par les capteurs de pistage des transpondeurs tout autour du terrain, le cas du tir au pied étant correctement détecté pour ne pas compter comme "en avant", ni compter comme telle la phase très brève entre mains et pieds. Le système savait à tout moment où était qui, dans quelle attitude générale et se déplaçant dans quelle direction. C'était nécessaire pour réanalyser le match (en particulier le recensement de tous les mouvements pour la gestion prévisionnelle de fatigue musculaire et articulaire), et ça pouvait aussi optimiser l'arbitrage pendant ces entraînements. Timo fit remarquer à Stéphane que le système voyait bien mieux qu'un arbitre, donc détecterait des fautes qui, au cours d'un vrai match avec trois arbitres (et même de la vidéo) ne seraient pas forcément vues, car la vidéo ne voyait pas à travers d'autres joueurs, contrairement aux pisteurs de cibles à radiofréquences. Il ne fallait donc pas compter sur ces fautes-là pour obtenir des pénalités face à l'adversaire dans un match réel: l'arbitrage pourrait fort bien ne pas les voir, et ceci de bonne foi.
Le slalom entre défenseurs amusait Stéphane et lui semblait constituer un complément beaucoup plus mobile de l'entraînement qu'il faisait pour les films. Il se tassait sur lui-même au moment de changer de direction pour bondir comme un ressort restituant l'énergie de décélération (accumulée par tassement, supposait-il) à angle droit, voire légèrement en arrière. Face à un joueur plus lourd, l'aptitude à changer de direction au dernier moment (de façon à ne pas le laisser anticiper) faisait gagner encore de la distance donc du temps, le joueur lourd mettant un peu plus de temps à modifier sa trajectoire. Ceci pouvait donner juste le temps de s'arrêter pour ajuster un "drop" ou de repérer et décider vers qui faire une passe un peu avant de ne plus avoir de solutions de passage en zig-zag du fait d'un afflux de défenseurs. Le logiciel, à force de mesurer les performances des joueurs sur le terrain, savait à peu près qui pouvait faire quoi, et lui permettait ainsi de s'entraîner sans l'équipe (quand elle n'était pas disponible), via les lunettes de réalité virtuelle semi-transparente (elles lui laissaient aussi voir le terrain): les capteurs placés sur lui et sur les lunettes savaient synthétiser des joueurs à éviter, en les mettant en mouvement selon ce que lui faisait. Il manquait bien sûr le contact physique: percussion ou placage, mais c'était au moins un moyen d'évaluer les stratégies de pénétration et d'évitement dans la moitié de terrain adverse, en augmentant légèrement les performances des adversaires par rapport à la réalité pour progresser.
L'essentiel de son entraînement solo était constitué des essais de tir de pénalités, de mise en touche indirecte et surtout de "drop" après une course en zig-zag, en ayant moins d'une seconde pour choisir comment tirer, puis, le soir ou pendant des temps morts à l'usine, réanalyser ceci via l'ordinateur.
Parmi les travaux de cet été, l'industrialisation en Finlande du faux foie gras (sans gavage ni oie ni canard) mis au point par les biochimistes de BFR. Il devait en reproduire non seulement le goût et l'aspect, mais aussi la consistance, avec un peu de réseau sanguin (artificiel) pour faire plus vrai. Ceci permettrait d'en vendre aux gens qui étaient contre le gavage des animaux, en plus d'un prix réduit et d'une simplification des formalités sanitaires pour certaines exportations. L'usine de Rennes venait de réussir à en produire. L'industrialisation était prévue aussi chez BFRD et BFRI (Italie). Le produit s'appelait "Foigras" en un seul mot (BFR était près à changer le nom en cas de procédure judiciaire, mais essayait d'abord celui-ci), et son origine artificielle était mentionnée en clair sur l'emballage. Il existait aussi une version truffée, les arômes de la truffe ayant pu être synthétisés par l'équipe de La Défense.
Lundi 13 juillet on apprit que Schumacher était mort à Vaasa (bord de mer) où une jeune femme lui avait planté à plusieurs reprises un vieux tournevis plat (long et rouillé, avec un manche en bois cerclé de fer) dans le flanc puis dans le cou (outil qu'elle disait avoir trouvé à tâtons sous un meuble, les traces de lutte indiquant que les deux coprs avaient parcouru au sol une trajectoire compliqué pendant qu'Alisa se débattait) pendant qu'il la violait à l'étage d'un bar, avec un taux d'alcoolémie élevée et de la cocaïne dans le sang. BFR ignorait totalement que Schumacher eût ces travers: soit c'était nouveau, soit ce n'était que le week-end et cette fois, il était allé trop loin. Seppo et Niko furent envoyés (avec la Polo) récupérer la CRT. Stéphane non plus n'eût rien imaginé de tel de Schumacher: la Finlande pouvait-elle rendre fou? Ca montrait que les Finlandaises savaient se défendre, comme il l'aurait imaginé. Dans ce bar qui n'était pas qu'un bar, Alisa Luoto avait dû accepter de "monter" (sinon l'occasion ne se fût pas produite) mais ensuite ça n'avait pas dû se passer comme prévu. Le viol étant médicalement inconstestable, ainsi que des violences de maintien (elle avait des bleus correspondant à la forme des mains de Schumarcher, et même des côtes fêlées, probablement quand ils étaient tombés ensemble du lit sur le sol) elle pouvait plaider la légitime défense. L'enquête (sur le passé de Schumacher en Allemagne, et celui d'Alisa: prostituée occasionnelle ou simple allumeuse n'ayant plus sû éteindre l'incendie teuton qu'elle venait d'allumer) permettrait peut-être d'y voir plus clair, et en attendant, BFRSF n'avait de nouveau plus de directeur. Schumacher ayant donné satisfaction professionnellement (BFR ignorait ce qu'il faisait de ses week-ends) il allait être difficile à remplacer.
On décida donc que l'usine serait télédirigée à distance depuis Rennes, et gérée techniquement sur place par Kare et Stéphane.
L'usine avait été étrangement calme la semaine passée, comme si elle réfléchissait à ce qu'elle allait pouvoir faire maintenant que l'informatique était sécurisée (trois systèmes: deux physiquement, trois logiquement), le système électrique à peu près à jour (il restait quelques tableaux à rénover ou remplacer, mais l'essentiel était bon) et que l'équipe de Kare (car les murs n'étaient pas des nouveautés) avait testé tous les murs aux ultrasons pour savoir s'il y en avait d'autres qui ne tenaient plus que par empilement sur du mortier mort.
Les tests d'autocorrélation (avec la puissance de l'AK147T10 dont le coordinateur n'utilisait qu'un "pouillème") des petites modifications de recettes (y compris le cycle de cuisson, quand cuisson il y avait) effectués avec Ari comme goûteur se déroulèrent avec le sérieux que l'on pouvait attendre de ce personnage. Quelques tests sur panels de consommateurs représentatifs furent faits sur place, avant la campagne de test de mai à Helsinki.
Il n'était rien arrivé à Kjell: record de durée d'un ingénieur système en 1998. Stéphane chercha Kare et Seppo, trouva le premier mais pas le second. Il n'était pas arrivé. Un peu plus tard, ils apprirent qu'il avait eu un accident de bateau, ce week-end où il était parti en bord de mer: il avait été noyé par emberlificotage dans les écoutes lors du chavirage, le maintenant sous la coque retournée. Stéphane perdait son élément le plus fiable, dans l'usine, qui avait toujours été là pour aider dans l'avalanche de pannes qu'il avait eu à gérer. S'il avait dû désigner un personnage auquel il était sûr qu'il n'arriverait rien, il aurait cité Seppo.
- ca recommence,
dit Kare qui d'habitude ne donnait pas d'avis personnel et ne disait jamais un mot de plus que professionnellement nécessaire. Stéphane était sur le point de dire que ça ne "recommençait" pas car il n'était ni directeur ni ingénieur système, mais il vallait mieux ne rien dire du tout, comme l'aurait fait un Finlandais à sa place.
Kjell, Nelli et Timo lui demandèrent des nouvelles d'Atte, qui était "parti tenter l'aventure médiatique en France". Stéphane raconta ce qu'il avait le droit de dire du tournage de "Tépakap".
Un directeur finlandais (les recherches ayant continué pendant la période Schumarcher) avait déjà été trouvé: Tero Leppänen, 32 ans, récupéré dans une société de services informatiques victime de l'effondrement des ventes des machines "non-AK" et de la gratuité des logiciels chez AK. Du fait de la vague AK sur tous les marchés (sauf les plus protectionnistes comme les Etats-Unis et le Japon) il y avait beaucoup de dégâts "urbi et orbi" dans le secteur informatique, tant pour les constructeurs que pour les développeurs. Y compris aux Etats-Unis et au Japon, par tarissement de leurs marchés d'exportation.
Tero Leppänen avait géré correctement une société de 89 personnes. BFRSF, c'était six fois plus, mais Leppänen étant le seul candidat francophone trouvé par BFR on n'allait pas mégoter. C'était un grand garçon tout à fait finlandais (solidement fait et aussi expressif qu'un parpaing), sans lunettes (bien qu'informaticien avant de devenir directeur et co-actionnaire de cette boite fondée avec deux copains), cheveux albinos en brosse dessus et longs derrière (style qui avait connu une certaine vogue en Allemagne dans les années 80), barbichette de même alliage, piercing à l'arcade sourcillière. Trop exotique pour un directeur de BFRSF, même s'il y avait des précédents: Paakkinen faisait plus capitaine de chalutier que d'industrie. BFR avait recruté Leppänen sur tests et entretien téléphonique (pour vérifier sa maîtrise du français) mais sans le voir donc ne lui avait rien dit à ce sujet. Leppänen n'était pas aux "relations publiques", dans sa boite coulée: il était organisateur des équipes de projets et gestionnaire des achats: il négociait et achetait sur internet, puisqu'il travaillait dans une entreprise qui avait parfois besoin de fournitures réelles mais ne vendait que du virtuel.
Chez BFR, il allait avoir affaire à de la vraie grosse industrie traditionnelle fabriquant des vrais produits. Seul point commun: la date de péremption, comme les nouveautés logicielles, vite périmées commercialement, surtout depuis l'invasion AK. Leppänen s'aperçut que bien qu'il y eût un peu de tout à bord de BFRSF son style ne convenait pas à ce poste. Il supprima la barbichette, ôta le piercing mais garda sa coiffure "footballeur allemand".
Nelli dit toutefois à Stéphane:
N- nous pourrions envoyer sa photo et celle de Kare à BFR pour qu'ils choisissent qui conviendrait le mieux aux relations publiques. Tero ne les faisait pas, d'où il vient. L'organisation d'équipes, la gestion de projets, il sait, et c'est pour cela que BFR l'a pris. Avec 25% de salaire de moins que Schumacher et sans lui promettre la CRT: Kare et toi la récupérez, tour à tour. Leppänen prendra la XM avec un chauffeur car il ne sait pas conduire.
S- même une automatique?
N- il n'a jamais réussi son permis. Ici, l'épreuve de conduite est très difficile. Il y a des gens qui ne la réussissent jamais.
Kare (qui gérait le personnel dans l'intérim) avait pioché Jussi Töyry, un garçon de vingt ans plutôt musclé (il faisait de la musculation), tondu au centimètre, au visage rond et fermé, pour l'attribuer comme chauffeur au nouveau directeur. Stéphane l'avait déjà vu dans l'équipe de rinnepallo. Jussi avait eu de bons résultats dans des compétitions comme amateur tout en étant sage au volant avec les véhicules de l'entreprise, quand il avait eu l'occasion d'en conduire au service achats, contrairement à Atte. Il suffisait de poser une casquette de chauffeur de maître sur Jussi pour qu'il n'ait plus l'air d'un garde du corps d'extrême droite: l'habit faisait le moine. Kare précisa à Leppänen en lui montrant la XM: "en France, c'est une voiture de ministre", faute de savoir si le président actuel utilisait encore ce modèle. A défaut d'avoir l'air d'un directeur d'usine (vis à vis des contacts extérieurs) Leppänen en aurait la voiture et le chauffeur. Ceci et la banalisation d'aspect qu'il avait déjà effectuée suffirait.
Le point fort de Leppänen fut qu'il compris tout ce que Kjell lui expliqua du système informatique. Il compris aussi que l'akaïfication était un phénomène irréversible, puisque même de grandes entreprises traditionnelles comme celle-ci, supposées conservatrices, y étaient passées avant même que sa boite de logiciels ne coulât. Le plus gros producteur finlandais de yaourts, fromages, saucisses et gâteaux n'avait pas pu faire confiance à AK par hasard, supposa-t-il. Il avait craint d'être trop jeune pour y être parachuté directeur, mais les quatre "cadres" techniques principaux (Kare, Stéphane, Kjell, Mika) étant vingtenaires ça ne semblait pas être un critère. Ayant potassé préalablement toutes les installations de l'usine en virtuel (comme l'avait fait Stéphane) il put reprendre directement ce dont s'occupait techniquement Schumacher, ce qui délesta d'autant le planing de Kare qui aurait été bien en peine de faire face à plusieurs problèmes simultanés dans autant d'installations. Diverses personnes bien intentionnées se hâtèrent de l'informer du sort de chacun des directeurs précédents, ainsi qu'aux ingénieurs système, or d'où il venait, Leppänen avait été l'un et l'autre. Leppänen n'était pas superstitieux et tout ceci lui semblait explicable: Schumacher serait allé en prison s'il n'avait pas été tué par sa victime, un vieux avait fait une attaque, un autre aussi pour cause de sauna, etc. Mais s'il y avait une "malédiction BFRSF", statistiquement, le prochain décès devrait être celui de Kjell, estima-t-il, sans le souhaiter: quelqu'un connaissant le système (exotique: Leppänen n'avait aucune expérience sur AK, n'ayant pas eu le temps d'explorer ce nouveau type d'ordinateur, vu tout ce qu'il avait à faire sur les autres dans sa société) était un atout indispensable.
Leppänen fit venir Stéphane dans son bureau pour lui expliquer quelque chose: que les saunas de l'entreprise étant les rares endroits (avec les toilettes et douches) hors vidéosurveillance, il s'y disait des tas de choses que BFR ignorait et que Stéphane ne pourrait connaître qu'en y allant. Celui-ci répondit que BFR interdisait formellement cette pratique à ses employés non-finlandais, pour des raisons évidentes de sécurité: "quand on n'a pas été sélectionné sur des dizaines de générations pour résister à ça, c'est très dangereux". Leppänen demanda si ce n'était pas aussi la promiscuité qui gênait les Latins. Stéphane dit qu'effectivement ce n'était pas dans la mentalité de son pays, mais que les employés allemands de BFRSF n'y allaient pas non plus: Jürgen et Schumacher n'y étaient jamais entrés. "Si un expatrié mourrait là-dedans, BFR aurait de très gros ennuis". Leppänen comprit pourquoi on lui avait demandé de se faire d'abord examiner chez un cardiologue, puis fait recopier à la main une décharge (et pas juste la signer), en finnois, indiquant qu'il connaissait les risques de l'utilisation du sauna pour la santé, que BFRSF en déconseillait l'utilisation à ses employés, et qu'ils ne l'utilisaient donc qu'à leurs risques et périls, en devant en contrôler la sécurité de fonctionnement. Du matériel de réanimation avait été installé à proximité, qui avait été fort utile lors de la crise cardiaque de Paakkinen. Il y avait des avertissements en quatre langues (finnois, suédois, allemand et français) sur les portes. Leppänen, en arrivant chez BFRSF, s'attendait à être confronté à plus de documents en français, or il y en avait peu, et il existait toujours une version finnoise ou suédoise. Ce fut surtout l'absence de l'anglais qu'il remarqua, par rapport à ce qu'il avait connu dans son activité antérieure.
Le lendemain ils apprirent que Teemu, l'assistant de Mika au réseau électrique, s'était suicidé à l'alcool et à l'eau froide, en ne laissant comme explication que "ma vie est nulle, je n'ai rien à en attendre alors je ne vais pas rester dans la salle jusqu'à la fin du film".
Il fallait trouver un nouvel assistant pour Mika: l'alimentation électrique avait besoin d'au moins deux personnes, pour que l'un pût remplacer l'autre les jours de congés. Comme il y avait sous-emploi de l'équipe informatique, depuis la fin des travaux principaux, ce fut Oskari qui s'y colla en apprenant à la fois sur le tas et avec des cours sur ordinateur. On lui fit mesurer et construire la virtualisation exacte (et pas juste symbolique) de tout le réseau, y compris les positions réelles des vieux borniers dans les tableaux installés en hauteur. Ce travail servirait ensuite à quiconque aurait à intervenir sur le réseau électrique, et serait transmis à BFR, à Rennes. Du coup, on mit aussi Martti sur ce projet (plus infographique qu'électrotechnique, mais qui leur faisait aussi apprendre en détail le réseau électrique de l'entreprise) pour accélérer.
Un certain Niclas Salonen, 26 ans, mécanicien, avec lequel Stéphane n'avait jamais eu l'occasion de travailler, se suicida le lendemain. Kjell (le jeune "chef système" finnosuédois) lui dit que c'était la saison des suicides. Plaisanterie, ou réalité sociale? Coutume locale, ou nationale? Un troisième suicide, celui de Metta Ollikainen, 32 ans, au service commercial, confirma la théorie de Kjell.
Stéphane- cela se produit-il chaque année?
Kjell- pour ici, je ne sais pas. Je n'y étais pas.
Stéphane ne savait pas à qui poser la question. Ca pourrait sembler de mauvais goût, les Finlandais évitant tout un tas de sujets de conversation. Il examina l'historique du personnel de l'entreprise: il y avait eu des embauches en juin et juillet 1997, effectivement, et des gens qui n'y étaient plus, mais il n'était pas marqué "décédé". Parce que l'entreprise n'avait pas à le mettre? Peut-être. Kjell disait que c'était saisonnier, comme les lemmings. Fallait-il le croire? Kjell lui demanda s'il était vrai qu'il y avait une énorme vague de suicides en France depuis l'arrivée au pouvoir de l'ELR, comme si les gens regrettaient l'effet de leur vote. Stéphane lui répondit que c'était surtout le retrait du marché des psychotropes qui avait cet effet, et aussi tous les gens qui pensaient déjà depuis longtemps se tuer mais craignaient de se rater et de rester handicapés.
K- oui, il y a des tas de méthodes qui sont dangereuses, en cas de ratage: l'accident de voiture, on finit en fauteuil roulant, idem pour sauter d'un immeuble, les poisons en vente libre, ça fait des trous dans l'estomac, s'ouvrir les veines, si on n'a pas fait d'études de chirurgie on n'arrive qu'à s'esquinter les tendons, le cou sur un rail en attendant l'arrivée du train, il faut être sûr qu'il n'ait pas de chasse-neige sinon on risque d'être éjecté... Mais l'eau froide ça marche très bien, surtout après avoir bu beaucoup d'alcool à jeûn.
Il appela BFR pour savoir s'il y avait eu des rapports à ce sujet. Oui: quatre suicides en mai 1997. Pas trois.
- ça peut être un effet d'anniversaire: des gens ayant déjà tendance à envisager de se supprimer pouvaient être influencés par ceux qui l'avaient déjà fait, pour le choix de la date. Autre hypothèse: des gens qui mettaient leur déprime sur le compte d'un hiver trop long se rendent compte, l'été venu, que ça n'avait rien à voir avec la météo: cette absence d'amélioration leur donne le coup de grâce mentalement, les poussant à se le donner physiquement.
Stéphane- et si ça continue?
- Leppänen recrutera. Pour le moment, ça dégraisse, ce n'est pas plus mal. Je suis désolé pour Seppo: il vous était très utile, mais lui, c'est un accident. On ne se suicide de cette façon: l'agonie par noyade est très désagréable et crée une panique intense, en plus de la brûlure de l'eau de mer pénétrant dans les bronches: ce n'est pas pour rien que la Gestapo et l'OAS torturaient de cette façon. Certains parents sadiques aussi: parce que ça ne laisse pas de traces pour la médecine scolaire, sauf que si ça dure trente secondes de trop, on a l'affaire du petit Gregory. Donc Seppo, c'est involontaire. Pour les autres, nous savons que parmi les gens qui travaillent dans cette usine dans ce coin paumé, il y a beaucoup qui n'auraient rien trouvé ailleurs, malgré le peu de chômage dans ce pays.
S- chômage, ça commence: les sociétés de services informatiques tombent comme des mouches. Vous le savez, puisque c'est ainsi que vous avez récupéré Leppänen pour pas trop cher.
- ça peut s'ajouter comme motivation pour ceux qui espéraient trouver mieux ailleurs après avoir commencé dans notre usine. Je voulais dire que l'employé de BFRSF, ce n'est pas le Finlandais moyen: c'est en dessous, côté niveau intellectuel et social. Sinon ils auraient trouvé mieux ailleurs. Attention: je ne dis pas qu'il n'y ait pas aussi quelques bons éléments dans la boite qui auraient pu trouver mieux ailleurs mais qui restent là parce que c'est moins stressant que les entreprises de haute technologie, ou parce que leur famille y habite, ou pour "un tiens vaut mieux que deux tu l'auras". Vous, par exemple, vous n'aviez pas du tout les qualifications pour être superviseur, quand nous vous y avions envoyé. Vous les avez acquises, pour une bonne part, mais si nous vous avons mis là c'était par nécessité: nous n'avions personne sous la main pour remplacer le précédent, vous parliez déjà finnois et vous sembliez mentalement peu stressable.
S- je ne dis pas que vous avez eu tort: je n'ai pas tous les éléments pour en juger. Voudriez-vous dire qu'en gros, BFRSF serait une benne de ramassage des Finlandais dont les autres employeurs de ce pays n'ont pas voulu?
- pas entièrement: les scieries et les papeteries attirent moins de monde ou doivent le payer plus. Chez nous, il y a des avantages en nature: on mange à un prix imbattable, à moins de cultiver chez soi. Nous offrons une semaine de congés payés de plus que les conventions de ce pays, c'est assez varié, par rapport à transporter et découper des troncs, mais à part les gens dont vous avez eu besoin pour vos missions ça ne demande pas beaucoup de neurones. Nous ne sommes pas un emploi attractif pour des jeunes intelligents et plein d'avenir: la plupart de vos jeunes informaticiens ne sont là que de passage, pour se faire des sous et des lignes de CV plutôt que de s'ennuyer dans des études pour lesquelles ils n'étaient pas faits. Ils ne resteront pas.
S- ils ne seraient pas restés: il y a pléthore d'informaticiens au chômage, maintenant. On se croirait en France.
- Kjell va peut-être rester, car il est votre ingénieur système: ça, c'est valorisant, et c'est moins stressant que pour ses prédécesseurs, puisque maintenant il ne reste que des bogues mineurs qui n'échappent pas à votre système à trois lames: les lames peuvent avoir quelques petits trous, mais pas en face les uns des autres, donc ça marche.
Stéphane- de plus, ça permet de les prendre en flagrant délit: le comparateur conserve l'historique et les tampons mémoire de tous les cas où il n'y a pas eu unanimité entre les trois coordinateurs. Kjell peut recréer les conditions génératrices du bogue bien plus vite de cette façon.
Le quatrième suicide fut celui d'une réceptionniste standardiste de 30 ans: Oona Mannermaa. La cause était plus simple: cancer du sein. Avec probabilité de guérison mais moyennant l'ablation du sein.
Vendredi 17 juillet, après avoir procédé à des mises à jour de fonctionnement de la machine à injecter les coques de chocholat des gâteaux glacés (en vue de mettre moins de chocolat sans trop fragiliser la coque) Stéphane apprit de Timo (qu'il avait pris comme "second" à défaut de connaître quelqu'un d'autre de disponible. Timo était plus "convivial" que Seppo mais il ne fallait pas lui faire trop confiance pour les missons demandant un sérieux total) qu'une autre fille s'était suicidée: Leeni Koskinen, chargée de contrôles et de règlages à la production des "charcuterie marine". Une fille au physique en dessous de la moyenne finnoise, et qui en plus de cela avait pris beaucoup de poids cet hiver.
Timo- c'est terrible, pour les filles, d'avoir vu juin et début juillet passer en constantant que que personne ne s'intéressera à elles.
Stéphane- juin, c'est le mois des Suédoises. J'ignorais que cela vallut ici aussi.
Ou alors pour les Finnosuédoises?
T- pas autant qu'en Suède, car nous avons très peu de tourisme, mais juin, c'est tout de même le mois. Si tu as lu les magazines féminins d'ici, tu as dû voir toutes les pages sur les régimes et même la lipposuccion pour perdre les bourrelets de l'hiver avant l'été.
S- non, mais je devine, car ces articles existent aussi dans les magazines français.
Ce que Stéphane constatait c'était que la théorie de Timo sur les suicides de Finlandaises ne s'appliquait pas aux Finlandais: il ne semblait pas se soucier de son embonpoint personnel. Qui croire? Lui, ou Kjell? Kjell aussi était trop gros (et petit, en plus), mais il n'avait pas donné la même théorie.
Leppänen fit revenir Stéphane dans ce bureau pour évoquer ce problème
Stéphane- je n'en ai aucune idée: selon ceux que j'ai interrogés, ce serait une coutume locale.
Leppänen- étrange: les suicides ont plus souvent lieu l'hiver qu'au printemps.
S- ici, c'est surtout de mai à juillet. J'ignore pourquoi: je ne suis pas natif du coin.
L- c'est étrange. Beaucoup de choses sont étranges, dans cette région. Serait-ce dû à la nourriture?
S- si c'était le cas, le même phénomène s'observerait chez nos consommateurs assidus d'autres régions. Je ne peux pas juger: je n'ai pas de point de comparaison. Tout ce que j'ai vu ici m'a semblé simplement finlandais. La saison des suicides? Je pensais que c'était une coutume finlandaise comme le sauna ou la conduite sur les lacs gelés.
L- les séries de suicides de fin mai à début juillet ne sont pas une coutume finlandaise.
S- compris.
L- je voulais juste savoir s'il existait une relation avec l'usine
S- je ne sais pas. Il serait intéressant de faire une étude en collaboration avec les psychologues locaux, pour en savoir plus, mais BFR ne la financera pas.
L- cet endroit est considéré comme sous-développé, y compris intellectuellement. Il est probable que sans cette usine il y aurait quatre fois moins d'habitants.
S- BFR s'est installé ici car une ligne de chemin de fer était prévue. Elle n'a pas été construite. Ca n'a rien à voir avec la population, puisque celle-ci la souhaitait aussi.
Stéphane n'était pas un "sprinter", métaboliquement (il était plutôt conçu pour les activités d'endurance) donc c'étaient moins ses accélérations (sauf par rapport à bien plus lourd que lui) que son aptitude à changer de direction au dernier moment presque sans ralentir et comme en rebondissait, qui le rendaient apte à contribuer à des essais (en ayant bien repéré à qui faire la passe une fois dans l'impasse), et parfois même à en marquer, ayant réussi à feinter la dernière ligne pour se retrouver sans obstacle avant la ligne d'embut. Les joueurs de rinnepallo étaient moins lourds, en moyenne, que ceux de rugby, du fait des pentes dans lesquelles le poids devenait l'ennemi. Il savait compartimenter les règles et réflexes différents propres à ces deux jeux, au point de pouvoir faire un match de chaque (voire plus) dans la journée. Le rinnepallo était plus amusant mais il s'était aperçu que c'était au rugby qu'il pouvait le mieux faire la différence, l'équipe locale ayant l'usage de quelqu'un comme lui. Son entraînement de cascadeur, pour le cinéma, lui permettait d'amortir sans dommage des percussions et des placages. Toutefois il savait que si VTP l'apprenait, ils risquaient de le lui interdire. Protège-dents, certes, mais quid d'un protège-nez, allaient-ils peut-être objecter? Toutefois les visages sans fuyance exposaient moins leur nez aux chocs que les profils de poisson. Seul un "coup de boule" (ou de genou, dans un "caramel" au sol) en plein nez aurait constitué un risque, mais il saurait l'éviter: il suffisait de baisser la tête avant l'impact. Stéphane devait aussi veiller à ne pas se faire endommager cheville ou genou par un impact transversal. Son habitude de se "tasser" au moment de changer de direction, moment où il pouvait y avoir l'impact, réduisait fortement ce risque: c'était surtout sur une jambe tendue que ce dommage pouvait se produire. Bien qu'un n°10 ne fût pas un élément de percussion, il pouvait être stoppé brutalement par un défenseur s'il ne parvenait à l'éviter. Il fallait non seulement savoir tomber, mais aussi se dégager avant de subir un empilement et ne pas garder le ballon coincé sous soi (pénalité).
L'entraînement reconstitué par infographie, avec calcul d'inerties longitudinales, rotatives, coëfficients de friction au sol, stratégies de passes fit faire des progrès considérables à l'équipe. Stéphane n'avait que peu d'expérience (juste périscolaire et "gentillette") du rugby antérieurement, mais il avait vite compris la mécanique et surtout le repérage des lacunes principales de l'équipe en réanalysant les matchs avec des joueurs virtuels ayant chacun les proportions et la répartition de masse des vrais. L'entraînement avec télémétrie permit à certains d'améliorer leurs aptitudes aux touches et aux "drops", ainsi que la répartition de poussée pour tourner une mélée dans un sens après avoir fein de la tourner dans l'autre, etc. Stéphane supposait que les grands clubs européens savaient déjà tout ça (sauf peut-être les simulations inertielles et d'accumulation de fatigue joueur par joueur), mais qu'au niveau finlandais, ça pouvait donner un avantage à l'équipe "Juustomeijeri" ("fromagerie", nom du site sur les cartes depuis 1962) sur celles des localités voisines. C'était l'adresse postale du stade: stade de la Fromagerie, bien que l'on y jouât surtout au football, le rugby se pratiquant tout l'été sur un autre terrain.
L'optimisation informatique du rinnepallo était plus difficile, à cause des problèmes d'adhérence (pentes herbeuses, pas de crampons), flous à modéliser.
Stéphane reçut de nouvelles données pour alimenter la salle d'entraînement virtuel. Le validait-on pour de nouvelles scènes après avoir donné satisfaction dans les précédentes, ou l'essayait-on dans un rôle différent parce que VTP avait trouvé plus doué que lui pour celui intialement prévu? Dans les deux cas, ne pas se poser cette question: s'appliquer, et découvrir. Les jeux libres proposés étaient eux aussi différents. Il demanda juste s'il devait réviser de temps en temps les scènes antérieures. On lui dit que oui, s'il en avait le temps.
Stéphane, début juin, fut confronté pour la première fois à un problème commercial: l'usine risquait de perdre un client: une chaîne d'hôtelerie qui avait reçu une meilleure offre d'un concurrent. En théorie, ça ne le concernait pas, puisqu'il ne s'agissait pas d'un problème technique, mais Leppänen lui avait demandé de venir. Stéphane croyait savoir qu'il n'était pas dans les moeurs finlandaises de marchander, ni même de négocier. Comment allait-ce donc se passer?
Leppänen dit que ce serait très simple: qu'il n'aurait qu'à être là avec l'AK50 connecté au réseau, et quand il y aurait une proposition de baisse de prix d'un de ses interlocuteurs, il serait consulté d'un signe et transmettrait à BFR qui renverrait le message. Qu'il lui lirait en français (pour bien montrer que ça venait de la "direction mondiale") et que Leppänen dirait en finnois au demandeur.
Tero- je préfère montrer que je n'ai pas de marge de manoeuvre, ça me mettra à l'abri de toute pression, de plus, si ça échoue, ce seront vos partrons qui auront pris la décision de là-bas donc nous serons couvert.
Stéphane- mais... vous n'avez pas besoin de moi pour ça. Vous prenez déjà vos ordres directement de là-bas...
T- ça fera plus officiel. Les gens qui connaissent notre entreprise savent qui vous êtes: superviseur technique, donc pas un commercial, et français détaché ici par Rennes, donc un élément de la direction mondiale. Ca aura plus de poids puisqu'ils savent que vous n'avez aucun mandat pour la partie commerciale: que vous ne ferez que transmettre fidèlement. Nous n'avons pas besoin de tricher, mais il faut qu'ils pensent que nous ne les menons pas en bateau.
Se souvenant de l'épisode de San Francisco, Stéphane se demanda s'il ne serait pas là aussi comme plante décorative. Certes, il supposait que des comme lui, on en trouvait facilement, en Finlande, donc ce n'était pas ce paramètre qui jouerait. Ces gens savaient d'avance qu'il était français: le modèle spécialement conçu pour les missions en Finlande, avec 100% de sérieux de fonctionnement quand il le fallait. Le rôle de simple fonctionnaire de transmission demandé par Leppänen ne lui demandait rien d'autre qu'être aussi froidement finlandais que possible. Ceci ne lui demandait pas la moindre prise de décision donc était facile.
La réunion se déroula ainsi. Leppänen indiqua juste, au sujet de Stéphane: "Stéphane Dambert, notre superviseur industriel, parle finnois et français. Il nous transmettra l'avis de la direction mondiale au fil de nos besoins". Les commerciaux ne savaient pas forcément ce que signifiait "superviseur industriel" mais pouvait supposer que c'était celui qui était chargé par BFR (France) de surveiller ce que faisait cette filiale: une sorte de "commissaire politique"...
Stéphane transmit et retransmit, en interprête silencieux, tout en imprimant (avec une petite laser Samsung silencieuse) copie des réponses en français et la traduction en finnois (par lui) juste en dessous, en deux exemplaires: un pour Leppänen, l'autre pour l'interlocuteur concerné. C'était encore plus froid que de le dire: Stéphane ne prononça pas un mot. Leppänen aussi avait trouvé que c'était mieux ainsi, dans les répétitions qu'ils avaient faites avec Ronja et Ari comme "clients". Ari parce qu'intimidant, Ronja parce que le service achat du groupe hôtelier avait aussi une acheteuse.
Lors de la réunion réelle, Leppänen avait rappelé aux deux visiteurs (un homme et une femme: l'un surveillant ce que risquait d'accepter l'autre, et réciproquement, supposait-il) que BFRSF mettait periodiquement à jour ses recettes en fonction de l'avis gustatif des Finlandais, la campagne de tests à l'aveugle la plus récente s'étant achevée deux semaines plus tôt: "ce ne sont pas les mêmes recettes que pour la France, l'Allemagne, le Portugal ou le Danemark: chaque usine s'adapte aux goûts du plus grand nombre de ses clients, donc à celui de vos clients". On lui avait justement demandé s'il était possible d'avoir des recettes pour les clients allemands, russes, ou américains fréquentant ces hôtels, et pas uniquement la version finlandaise. La réponse dépendait de la quantité de produits commandés dans chaque variante: pour ces petites adaptations, le règlage des machines était possible en vol, mais cela induirait un peu de production correspondant à une recette intermédiaire car on n'allait pas attendre d'avoir épuisé toute la cuve de pâte d'une production continue pour la relancer ensuite pour juste quelques milliers d'unités avec un mélange différent: arrêter la production continue induirait un surcoût que BFRSF serait obligé de répercuter au client qui en serait la cause, alors que s'il acceptait de prendre aussi les nuances intermédiaires (aller et retour) ça n'induirait aucun surcoût. Leppänen avait dit "nous pourrons vous faire visiter l'usine si vous voulez voir comment cela fonctionne". Tout en sachant qu'ils la connaissaient déjà: c'était juste pour signifier qu'il ne bluffait pas, sur le problème des nuances intermédiaires. L'autre solution était d'importer les produits les moins périssables d'une autre usine. C'était déjà le cas pour les spécialités que BFRSF ne produisait pas sur place, et sur commande suffisante c'était possible pour les versions d'autres pays de productions de même nature.
La négociatrice voulait, entre autres, le "véritable" Délice de Kerisper. Celui de l'usine de Rennes, pour que les clients constatent que ce n'était pas le même qu'en hypermarché. "Pourrait-on ajouter "Véritable" dans l'inscription sur le gâteau?".
BFR avait catégoriquement refusé: "après, tout le monde va dire que la version finnoise est du faux Délice de Kérisper et les ventes vont chuter". Stéphane reçut comme message qu'il était impossible d'obtenir des Délices de Kérisper de l'usine bretonne, toute la production étant déjà vendue d'avance. Leppänen ajouta: "si vous voulez la recette purement bretonne, nous devrons la fabriquer ici. Et nous ne pouvons pas modifier rapidement ni à peu de frais la machine qui écrit dessus: elle date de 1947, elle fonctionne parfaitement mais ne peut rien tracer d'autre que ce pour quoi elle a été construite".
Leppänen fit signe à Stéphane de montrer. Il retrouva la visite guidée en vidéo réelle et l'envoya dans l'un des écrans muraux de cette salle, pour montrer aux invités antiquité à l'oeuvre (avec "Kermanac'h" gravé en pleine ferraille), puis récupéra son ordinateur dès la séquence achevée.
Le procédé était purement électromécanique, certes, mais les mouvements de la buse étaient guidés par deux pistes gravées dans un cylindre en aluminium (l'une pour les mouvements selon l'axe X, l'autre pour ceux selon l'axe Y), qui ne repésentaient pas le motif (mais les mouvements pour le tracer) et qu'il suffisait de remplacer par d'autres pour écrire autre chose. C'était à l'intérieur donc il suffisait de ne pas le dire pour que même en allant voir sur place (ce qu'ils ne firent pas) les visiteurs constatent qu'il n'y avait pas un gramme d'électronique là-dedans et que c'était un "automate électromécanique non reconfigurable".
L'accord fut que l'on ajouterait un petit drapeau breton en pâte d'amande dans le coin (il suffisait de dévier les gâteaux en fin de cycle vers une autre machine, moyennant un supplément modeste: 3,7%) sur la version "goût breton".
L'accord aboutit à ne pas compter de supplément pour ces petites personnalisations mais ne concéder aucun rabais sur les produits constituant de grandes quantités.
Sur internet, Stéphane reçu la question "Kerisper, comme le gâteau?" et répondit "oui, j'habite près de l'usine qui le fabrique."
- on dit que c'est totalement chimique, qu'il n'y a pas de poudre d'amande dedans
- ce n'est pas totalement chimique, mais c'est vrai pour la poudre d'amande: c'est un arôme artificiel secret qui imite totalement le goût de l'amande.
- comme dans le millefeuille à la frangipane?
- oui.
- tout est faux?
- non: c'est de la vraie pâte feuilletée, le millefeuille à la frangipane.
Cette semaine fut l'occasion d'un septième suicide. Quelqu'un que Stéphane n'avait pas cotoyé directement: Toni Nieminen, 27 ans, manutentionnaire. Personnage anonyme (qui n'était pas le pilote du charriot ayant écrasé la conduire de dégivrage) au bon sens du terme, peu causant (mais ça, c'était normal, dans ce pays), non alcoolique. Il s'était supprimé à l'aide d'une guillotine qu'il avait construite avec de longs tasseaux de bois, une lame de machette en guise de couperet, lestée d'un bloc de béton, formant charriot sur roulettes dans deux rails creux verticaux guidés par les montants. Il avait entendu dire que c'était le dispositif d'exécution le plus rapide et le plus fiable, contrairement à la chaise électrique, au gaz, au poison ou à la pendaison. Il avait trouvé des plans sur internet, qu'il avait adaptés au matériel qu'il avait pu se procurer. Une des pages internet retrouvée dans son ordinateur conseillait de faire des essais avec un gros morceau de viande avec os: un gigot ou un jambonneau, parce que si ça tranchait ceci du premier coup, il n'y aurait aucun problème pour un cou humain. La décapitation par l'avant était présentée comme encore plus sûre car on était certain de ne pas mal se placer et donc de ne pas avoir le couperet butant contre l'arrière de la mâchoire avant d'avoir tout tranché. De plus, on profitait du spectacle de la chute du couperet.
La reprise des éxécutions à la guillotine en France depuis le début de l'année (y compris les enfants coupables de violences graves sur d'autres ou de cruauté mutilante sur animaux, en comparution accélérée) avait rappelé urbi et orbi l'efficacité incontestable (puisque la tête était séparée du corps) de ce dispositif, qui, de plus était écologique: ni électricité (sauf si on motorisait le relevage du couperet), ni gaz, ni autre produit chimique. La Belgique avait elle aussi rétabli la peine de mort (ayant été un des derniers pays européens à l'abolir et l'ayant vite regretté, en tout cas son opinion publique) et fabriqué ses propres guillotines, les autres procédés étant sujets à doutes (mort ou pas mort? Niveau de souffrance?). Certes, le coup de fusil bien droit au milieu du front (surtout pas dans la bouche), façon "chasseur d'éléphant" était tout aussi efficace, mais il fallait pouvoir s'en procurer un, ce qui n'était pas le cas de Toni. De plus, le suicide à la guillotine avait quelque chose de plus chic et de plus institutionnel.
Toni avait caché le tout dans une grange qu'il savait ne pas être utilisée en cette saison, pour réaliser son exécution, avec son camescope sur un pied filmant la mise en place, l'auto-exécution puis le sang coulant de moins en moins vite du corps décapité, pour n'être plus que des gouttes de plus en plus espacées. Les premières mouches arrivaient avant la fin de la K7. On trouva un taux d'alcoolémie de 2,7 grammes par litre de sang et une forte dose d'aspirine (six tubes vides à proximité), Toni estimant que ça fluidifierait le sang (le risque de saignement de l'estomac n'était plus son problème) et que ça lui éviterait d'avoir mal si la tête était encore consciente quelques secondes après être tombée, comme il l'avait lu dans un forum sur la décapication. On n'y évoquait pas que les guillotines, mais aussi la tête sur un rail de train (de préférence l'intérieur d'un virage en tunnel, pour être sûr de ne pas être vu à temps) où avec un câble métallique fin et robuste attaché à un arbre, déroulé en zig-zag amples sur la chaussée et passant soit par le hayon, soit par la lunette arrière cassée de la voiture. Ou encore: la "pendaison décapitation", en sautant de plus de vingt mètres avec un câble du même genre stoppant le corps les pieds environ 1m50 au dessus du sol (à l'essai sans lancer. Avec la chute, la tête sautait et le corps décapité s'écrasait au sol), pour tenir compte du risque d'élongation élastique: "l'idéal est de trouver un pont avec une grande arche, pour être sûr de ne rien heurter pendant la chute". Les méthodes données ne nécessitait ni arme à feu, ni poison (trop difficile à se procurer), juste un peu de bricolage et un coin tranquille le temps d'agir. La Finlande étant très peu peuplée, il était facile d'y trouver un coin tranquille.
Il y avait aussi eu deux suicides au village (des "non-BFR"), l'un d'une veuve de 63 ans à l'eau froide et alcool, l'autre par vidange: le garçon de 22 ans avait lui aussi pris de grandes quantités d'aspirine (anti-coagulant) puis avait réussi à trouver une artère avec une seringue à aiguille fine, continuée par un tube de perfusion en plastique transparent, le sang s'étant écoulé (corps allongé, bras pendant du lit surélevé) dans un bidon propre (bidon d'eau de distributeur d'entreprise) entouré de glace dans un grand seau, avec un bouchon isolant le tube de l'air ambiant: "vous pouvez donner ce sang à un hôpital, j'aurais au moins fait une fois quelque chose d'utile de ma vie". Cette méthode était confortable à condition d'être capable de trouver une artère (par une veine c'était bien plus long, mais théoriquement possible, surtout avec beaucoup d'aspirine quelques heures plus tôt pour que l'aiguille ne se bouche pas) et de surmonter l'épreuve de se piquer. Il avait raté des études de médecine, ce qui expliquait d'une part sa motivation, d'autre part qu'il eût acquis le savoir-faire pour piquer une artère et se vidanger rapidement.
Kjell dit à Stéphane (en suédois): "et encore: je suis sûr qu'il y en a beaucoup qui veulent voir l'an 2000 avant de mourir. Il y aura beaucoup plus de suicides après".
La diffusion des méthodes "pour ne pas se rater" sur internet y était pour beaucoup. Certains en avaient trouvé sur des sites russes, d'autres via la traduction anglaise de "Suicide mode d'emploi" sur un site américain, augmentée d'autres méthodes par les auteurs du site, qui avertissaient pour chacune des risques de ratage et des séquelles éventuelles. Se trancher transversalement les poignets était fortement déconseillé: on se mutilait bien plus les tendons que l'on n'éventrait les veines, quant aux artères elles étaient encore plus profondes. L'artère fémorale et la carotide étaient plus accessibles: du sang-froid, un seul coup de cutter bien placé, et l'on était assuré de se vider rapidement.
Stéphane faisait des progrès en "slalom de côte" sur une pente herbeuse non loin de l'usine ayant la même inclinaison que le terrain de rinnepallo et put participer à quelques matchs. Le rinnepallo était amusant, de plus comme il comportait moins de risques que le rugby il estimait que VTP ne le lui interdirait pas, alors que ce risque planait sur son rôle de demi d'ouverture de rugby: on risquait de lui imposer de ne faire que l'optimisation informatique de l'équipe, d'être leur "superviseur industriel" et de ne plus y jouer. L'équipe disposait maintenant d'une quarantaine de joueurs (en moyenne) ce qui permettait d'organiser des matchs avec remplacements, avec les deux moitiés de l'effectif. Désormais, il n'y avait pas que des employés de l'usine, mais aussi des gens du village qui n'y travaillaient pas. L'entraînement bardé de mini-capteurs (conçus pour ne pas causer de blessure si on tombait dessus), sur un terrain entouré de systèmes de télémétrie sophistiqués, ressemblait de plus en plus à un plateau de préparation de tournage de VTP. Ce qui manquait surtout, c'était l'occasion de rencontrer des équipes "d'un certain niveau" (un peu plus fortes mais pas trop) car tout ce qui était mis au point sur place devait s'adapter, ensuite, au savoir-faire de l'adversaire, or, pour ça, il fallait d'autres adversaires que les petites équipes des localités voisines.
Ce fut mercredi, le 22 juillet, que des K7 de "Cap sur Mars" (version suédoise) circulèrent dans l'usine. Des épisodes du début de la deuxième saison, où il jouait encore. Il savait que quelque chose de ce genre arriverait un jour ou l'autre: le plus tard possible. Il avait assez fait ses preuves comme superviseur industriel (même si d'autres auraient pu en faire autant à sa place, avec l'assistance technique de BFR à distance) pour que cela ne fît que sourire, sans le décrédibiliser, estima-t-il: "j'ai été envoyé initialement pour jouer ce rôle, juste le jouer, mais je l'ai appris sur le tas, du moins assez pour que l'usine continue à tourner", aurait-il pu dire. BFR l'avait rappelé en France pour des tâches techniques: ce que lui avait confié VTP était en plus, et non à la place. "Cap sur Mars" n'était pas une série ridicule, même si son personnage (l'ingénieur russe) buvait en cachette. Il entendit de temps en temps le générique de la série (dans la version doublée en suédois, il était repris par les Småprat), à l'usine. Ce qu'il entendit depuis sa régie audio-vidéo était que son CV avait été reconstitué (en particulier par les filles du secrétariat): elles savaient maintenant qu'il n'avait jamais eu le moindre poste à responsabilités en France (ni au Canada, où il était effectivement allé un an, avaient-elles appris), qu'il avait été ingénieur dans un centre de recherches de BFR mais au niveau de base, et qu'il avait joué dans de nombreux épisodes de plusieurs séries télévisées. Les premières catastrophes de BFRSF après son arrivée pouvaient-elles lui être imputées? Non: l'usine s'était détraquée toute seule et il avait fait tout ce que lui avait commandé BFR pour la rafistoler jusqu'à obtenir une fiabilité acceptable. Sa seule initiative contestable était la climatisation artisanale par circulation d'antigel de la salle informatique, car ça avait dû accélerer (par le poids du grand radiateur qui y avait été chevillé et suspendu) la fragilisation de la dalle déjà très mal en point. Sans cela, elle serait tombée tout de même, mais plus tard. Peut-être après l'an 2000. Les superviseurs précédents avaient résolu moins de problèmes (ou fait appliquer efficacement moins de solutions trouvées par la téléassistance de BFR, peu importait). Il n'en restait pas moins, à la lumière de ces révélations, que les Finlandais découvraient qu'il avait été choisi à vue et sur la langue: "ils nous ont envoyé un acteur de série télévisée", ce qui laissait supposer le peu de cas que l'on faisait à Rennes du sort de cette usine. "la preuve: c'est Atte qu'ils ont engagé pour le remplacer, là-bas".
Stéphane contacta BFR qui lui dit la même chose que la dernière fois (quand Atte lui avait signalé qu'il l'avait vu dans "Au vent du large", mais sans le dire à d'autres): "n'en tenez aucun compte. Vous avez à peu près fait vos preuves ici, ce que vous avez fait avant BFRSF n'a et ne doit avoir aucune importance". C'était aussi parce qu'il n'était pas arrivé grand chose, dans l'usine (à part les suicides), ces temps-ci, que le personnel se divertissait comme il pouvait, estimait BFR. Tant que Stéphane et son équipe étaient au four et au moulin, les séries télévisées n'avaient pas été évoquées.
Le rapport technique de Stéphane mentionnait onze démissions. Des gens qui "avaient trouvé mieux ailleurs". BFR le savait déjà via Leppänen et n'allait pas les remplacer. D'autres démissions se produiraient durant l'été, supposait BFR.
Timo trouva sur internet le plan d'un échiquier à trois, et les règles (en particulier les mouvements des pièces au voisinage du centre, où la "rosace" du cavalier comptait onze cases au lieu de huit).
Le jeu à trois avait un gros inconvénient pour des Finlandais: il incitait à parler, négocier, trahir, surtout avec la règle de l'héritage. Celui qui prenait le roi, car il fallait aller jusqu'à le prendre réellement, lors du premier mat, puisqu'il ne mettait pas fin à la partie, héritait de toutes les pièces du "défunt", par annexion de son royaume. L'autre joueur avait donc intérêt à prendre le roi du plus vulnérable avant, ou à empêcher ce mat: on pouvait ainsi être en situation de mat (incapable de parer un échec, parfois mixte car certaines cases pouvaient être contrôlées par une pièce du troisième joueur) mais ne pas être pris, surtout si le joueur ayant porté le mat n'était pas celui qui jouait aussitôt après: l'autre pouvait par exemple retirer la pièce qui empêchait le roi de fuir, ou prendre ou masquer la pièce portant directement l'échec. En d'échec double mixte (mouvement d'une pièce de A portant échec au roi B tout en démasquant une pièce de C qui lui portait aussi échec) la règle restait le même: il fallait prendre réellement le roi pour hériter, ce qui n'était pas forcément rentable s'il ne lui restait pas grand chose, et que ce faisant on allait perdre une dame (prise par le roi dans son dernier coup, qu'il jouait, contrairement aux échecs classiques, ou prise par le troisième joueur ensuite). Un roi "insolvable" ne méritait pas de perdre une pièce de valeur pour le prendre, là était l'une des novueautés.
Plus aucune stratégie classique ne marchait. La forme de l'échiquer y était pour une part: hexagonal, comme si on avait scié entre les cases e4-h4 et e5-h5, écarté les camps depuis cette ligne, en les repliant (cases se mettant en losanges, plus grandes au centre qu'aux bords) vers les petit numéros, pour dégager un espace libre ouvert à 120° permettant l'insertion d'un troisième camp identique au deux premiers une fois déformés ainsi. Le fait d'être trois à jouer changeait encore plus les choses, car au lieu d'avoir A cherchant uniquement à vaincre B et réciproquement, on avait A, B, C qui ne pouvaient, à chaque coup, bouger qu'une seule pièce (comme aux échecs à deux) donc l'action était soit contre l'un, soit contre l'autre, mais pas les deux en même temps (sauf fouchette mixte ou découverte mixte, possible surtout près du centre, mais même ceci obligerait ensuite à choisir quelle pièce on prendrait). De plus, les échanges n'étaient plus égaux, car il était impossible de faire un échange trinaire. Si A et B échangeaient un cheval, C se retrouvait avec un cheval d'avance. Si A mettait B en échec, C pouvait en profiter pour lui prendre une pièce protégée (souvent un pion) en toute impunité, ou lui placer une fouchette en passant par une case pourtant défendue. Il y avait donc inégalité et déloyauté permanente, et le plus naturel était d'en convenir oralement (quitte à trahir plus tard). Kjell, Timo et Stéphane jouèrent beaucoup à trois, ainsi que Nelli. Le jeu à trois lissait les niveaux, car l'adversaire le plus talentueux (Kjell) ne pouvait rien si les deux plus modestes s'alliaient contre lui: non seulement plus de pièces, mais surtout deux coups par tour de jeu contre un. Mika ne sembla pas "emballé" par les échecs à trois: l'ambiance était trop méridionnale, avec toutes ces discussions. Il fabriqua un jeu à quatre sur le même principe (mais avec des cases encore plus tordues): là, on pouvait jouer en équipes de deux contre deux, sans s'entretuer entre alliés à la fin. Le jeu s'arrêtait dès que deux joueurs d'un même camp avaient été mis mat. Il n'y avait pas de règle de l'héritage par le "mateur": c'était son allié qui manoeuvrait toutes les pièces restantes, avec le gros handicap de ne jouer qu'à son tour (donc une fois sur trois), puisque l'autre roi était mort. Le premier mat facilitait grandement le deuxième, sauf s'il y avait une telle différence de matériel que le roi solitaire arrivait à mater à son tour l'un des autres avant d'en avoir trop perdu.
Là, on pouvait jouer en silence, avec l'inconvénient ne de pas être sûr que son allié (en face: ça se jouait nord/sud contre est/ouest) ait compris ce que l'on avait l'intention de faire. C'était moins amusant qu'à trois, ou à quatre en "chacun pour soi" (même principe qu'à trois, mais sur les cases encore plus déformées du jeu octogonal).
Kjell joua donc aux échecs classiques contre Mika et fit des parties à trois ou quatre avec les moins "sérieux" du groupe (en matière d'échecs), Oskari inclus.
L'été fut consacré à des optimisations de recettes, des modifications de câblage (confiées à Mika, Oskari et Martti). Ari partit début juillet (démission posée avant, mais Leppänen ne l'avait pas ébruitée), ayant trouvé par relations un emploi mieux payé dans une société de ferries. Ce fut Esko Piispanen, qui évoquait une variante sans surpoids de Timo (mais parvenait tout de même à l'évoquer), qui le remplaça au contrôle de qualité après avoir collaboré avec lui pendant deux semaines pour apprendre ce nouveau métier. L'équipe de Stéphane eût à appliquer de nouvelles modifications à certaines installations, ce qui était bien plus facile à faire prendre en compte par le nouveau système informatique. Kare quitterait l'entreprise à la mi-septembre: en le "bombardant" co-superviseur technique, BFRSF lui avait donné de la valeur aux yeux de recruteurs externes, qui étaient venus "faire leur marché" sur place. Il partait gérer la production d'une fabrique de meubles. BFRSF était mal située et payait peu, en échange de quoi il y avait plus de congés, mais ce n'était pas forcément une motivation suffisante.
Mardi 4 août Leppänen fut hospitalisé suite à une overdose de vodka ("Absolut") et de cocaïne (mais chez lui, pas dans un bar "chaud"). Renseignement pris auprès de ses ex-associés, ça c'était fait, dans leur société, dans la période de pleine prospérité. Il y survécut (ce n'était pas une dose "suicide", jusque d'avoir trop plané pour être encore capable d'atterrir sans casse) mais, placé en cure de désintoxication, il n'était plus disponible pour BFRSF. D'après les rapports transmis par Kare, Kjell et Stéphane, BFR avait estimé qu'il avait fait correctement son travail. Il n'était donc pas exclus de le reprendre si les médecins finlandais réussissaient à le sevrer pour de bon. On parlait d'une puce à implanter dans le cerveau pour bloquer tout ceci, pour les cas extrêmes.
Fin juillet Stéphane sut qu'il aurait effectivement un rôle dans le film de VTP. On lui indiqua la série de scènes à retravailler en virtuel, parmi celles de l'entraînement qu'il avait poursuivi cet été. Il y en avait beaucoup, donc ce ne serait pas un tout petit rôle "vient juste quelques minutes pour se faire tuer". Ce serait tourné en vidéo haute définition (octuple: 5000 lignes), puisqu'il y aurait une version cinéma: pas question de se contenter de 625 lignes pour copie sur pellicule destinée à une projection sur grand écran. Ca consommait donc 16 fois plus de mémoire par image que le format 1250 lignes stéréoscopique utilisé chez VTP pour les tournages télévisés (le double du Pal/Sécam, pour la postérité). Le tournage serait stéréoscopique, comme prévu. Tous les arrière-plans étaient déjà synthétisés. Il dut aussi faire de l'entraînement sans les lunettes virtuelles, où il devait tout faire de mémoire, guidé par une projection murale (hors champ, lors du tournage), ce qui était plus difficile car il voyait tout le faux, en particulier la machinerie dont il tenait la poignée. C'était la raison pour laquelle on lui avait fait tant répéter ces scènes, lors du tournage de "La citadelle des goules": pour les automatiser presque comme des réflexes conditionnés, en vue de pouvoir utiliser la mémoire gestuelle lorsqu'il n'y aurait plus de quoi tromper la perception visuelle.
L'équipe de rugby de Juustomeijeri rencontra le 16 août celle d'Helsinki et perdit "honorablement": 31 à 35, Stéphane ayant l'occasion de tirer quatre des sept pénalités (les quatre autres, à tirer de loin donc avec force, furent confiées à Jere qui en mit deux), deux drops et la transformation du seul essai marqué par l'équipe, après une course en zig-zag de sa part, "effaçant" quatre défenseurs d'Helsinki puis une longue passe à son numéro 5, loin sur la droite, qui avait eu le champ libre pour aller applatir en n'étant happé que par un seul défenseur, ce qui n'avait pas suffit à arrêter le mouvement. En un seul été, la petite équipe locale s'était hissée à un niveau qui n'était pas ridicule à l'échelle nationale, tout en ayant encore beaucoup à apprendre pour prétendre se confronter aux équipes de l'Europe "classique", d'un niveau bien plus élevé. La capacité de pénétration "par surprise" de Juustomeijeri, suite à l'optimisation informatique de ces tactiques, poussait l'adversaire à faire beaucoup de fautes (en particulier à cause du risque de "drop", dès que Stéphane disposait d'une demi-seconde pour viser: ça, il avaient vite compris), ce qui expliquait le nombre de pénalités à tirer. Helsinki avait marqué quatre essais (dont trois transformés) et trois tirs de pénalités. L'infographie (ils n'avaient pas de capteurs, pendant ce match, mais l'analyse de ce qui avait été filmé par plusieurs caméras permettait de mesurer cela) montra que c'était Stéphane qui avait parcouru le plus de distance sur le terrain, ceci sans fatigue apparente. Lors des tentatives de traversée de la défense adverse, on avait l'impression, de loin, qu'il rebondissait contre les défenseurs comme si c'étaient des plots de flipper, alors qu'en réalité il n'y avait pas de choc: il faisait un angle sec juste avant, ce qui suffisait souvent à destabiliser le défenseur lancé pour impact, et qui, ne rencontrant plus rien (Stéphane étant déjà un mètre cinquante à droite ou à gauche) pour le retenir, tombait parfois, surtout en essayant de tourner pour le suivre. Cette trajectoire pouvait aussi faire penser à un personnage de jeu vidéo, par la soudaineté des changements de direction. Il semblait parfaitement frais jusqu'à la fin du match, ce qui avait aussi un impact phychologique sur l'adversaire: "inusable". En réalité il n'était plus en état de jouer une troisième mi-temps à ce rythme, mais ça ne se voyait pas: là était l'illusion. L'absence d'effet du stress sur la précision de ses gestes ou de ces décisions était ce qui le rendait apte à placer un "drop" en ayant très peu de temps et de place pour décider de le faire, après un dernier évitement (souvent en repartant un peu vers l'arrière) de défenseur, le but étant de l'inciter à se lancer dans une direction qui ne lui permettrait pas de le réintercepter à temps pour éviter le drop.
Il n'était pas chargé directement de marquer des essais (sauf quand l'opportunité était évidente même pour un joueur léger): il était surtout un moyen de mobiliser des défenseurs adverses vers lui, par son agilité à les éviter et le risque de "drop" qu'il représentait, ouvrant ainsi des opportunités pour d'autres joueurs de son équipe vers lesquels faire ensuite une passe, directe ou avec un relai central.
Au vu de ce résultat BFRSF accepta de financer la couverture du stade (système de voile suspendu, avec vibreurs de déneigement automatique) pour permettre de continuer l'entraînement en hiver et de ne pas dire à la direction française que Stéphane y jouait. Le terrain extérieur resterait utile, quand il ne serait pas gelé, pour s'entraîner à jouer en présence de vent voire de pluie.
L'usine fit quelques pannes (machine à séparer le blanc du jaune des oeufs, rutpure d'une conduite de chocolat fondu, surpression de remplissage provoquant l'éclatement des saucisses en cours de stockage, alors que le contrôle de qualité n'avait pas pu s'en apercevoir sur le moment, ce phénomène étant à retardement) puis le 22 août Stéphane rentra en France, à La Défense où il rejoua tout ce qu'il avait répété dans la salle d'entraînement, sauf qu'il n'était plus seul sur le plateau.
Lundi 24 août BFRSF récupérait Leppänen. Il était plus sage (moins "speed" au travail, faute de coke), il devait prendre des médicaments (inhibiteurs de récepteurs neuronaux) pour éviter de replonger tant dans l'alcool que dans la cocaïne, l'arrêt de celle-ci lui restituant les deux tiers de son salaire (de chez BFRSF) qu'elle absorbait jusqu'alors. Il n'en resta pas moins la rumeur, à l'extérieur, que le patron de BFRSF était un alcoolique drogué, d'autant plus que beaucoup doutaient que l'on put mener une cure de désintoxication en seulement trois semaines, et croyaient plutôt que BFRSF n'avait pas de remplaçant donc était allé le récupérer au départ de Stéphane (d'autant plus que Kare était parti aussi), désintoxication réussie ou non.
Leppänen devait trouver un remplaçant pour Kare qui serait de fait aussi remplaçant de Stéphane pendant son absence. Il proposa le poste à Mika, qui avait donné satisfaction pour la tâche de grande ampleur qu'avait été la révision de tout le système électrique, mais celui-ci s'estimait incapable de gérer des équipes (deux assistants "paisibles et studieux" comme Oskari et Martti, oui, mais c'était le maximum) donc il fallut chercher ailleurs. Väinö Ronkainen? Plus apte à cela (après formation), mais moins compétent techniquement: du fait des travaux de fiabilisation du réseau électrique, Mika connaissait maintenant toute l'usine, du point de vue "qui est branché à quoi et fabrique quoi pour quelle autre installation", d'autant plus qu'il avait dû remontrer tout ceci à Oskari pour la mise en "virtuel réaliste" de toute l'installation électrique avec trajectoires et épaisseurs réelles des cables et borniers, contrairement à un schéma. Une connaissance indispensable pour déterminer si l'on pouvait débrancher ou non une des installations sans en paralyser une série d'autres faute de fournisseur. Il avait dû réparer des convoyeurs (c'était de l'électrotechnique, donc ça lui avait été attribué), donc savait qui alimentait quoi (sauf par tuyaux: ce n'était pas son rayon, excepté l'alimentation électrique des pompes et électrovannes, donc la commande était par contre du ressort du système informatique, donc du petit Kjell). BFR avait proposé d'étendre le rôle du binôme Mika+Oskari à celui de Kare, au vu de la qualité de la mise à jour de la description virtuelle de tout le réseau électrique, mais on ne pouvait pas mettre à un poste de responsabilité quelqu'un qui n'était pas fait pour ça. Oskari non plus: trop jeune, trop modeste. On dit alors à Leppänen de prendre la fonction de Kare en mains directement (comme du temps de Paakkinen), tout en pouvant s'appuyer sur Mika et Oskari pour les questions techniques, ainsi que Kjell pour l'informatique. Leppänen demanda à BFR si il y aurait un nouveau superviseur pour remplacer Stéphane. BFR lui répondit que non: "le retard a été rattrappé, et l'usine semble fonctionner correctement. Vous pouvez vous passer de superviseur quelques temps: notre téléassistance est à votre disposition 24h/24, et il y participera aussi".

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